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vendredi 13 juillet 2018

Le Conspirationnisme rime-t-il toujours avec l’antisémitisme ?

L’expression de théories mettant en avant des complots est de plus en plus fréquente aujourd’hui. Elle s’est diffusée dans la société, tant à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite, en touchant toutes les classes sociales. Nous la trouvons aussi bien en Occident que dans les pays du Sud. Elle est à la fois polymorphe (ses sujets sont divers1) et reconnaissable. L’un des lieux communs à son sujet est l’association régulière du complotisme et de l’antisémitisme. Cela est plus complexe : il existe des expressions de complotisme dépourvues de celui-ci. En effet, et pour ne prendre que cet exemple, dès les années 1970, il existait un complotisme vivace dans les milieux ufologiques, c’est-à-dire les milieux qui s’intéressent aux Ovnis (François et Kreis, 2010) mettant en avant le complot des gouvernements des différentes puissances de l’époque, aussi bien occidentales que soviétiques, pour cacher la présence de bases extraterrestres sur Terre. Les aspects antisémites n’apparaissent qu’ultérieurement dans ce type de discours, à la fin des années 1980. Nous nous intéresserons donc ici aux rapports qu’entretient l’antisémitisme avec ce complotisme.
Après être avoir défini ce qu’est le conspirationnisme (I) et avoir refait sa généalogie, nous montrerons que si l’antisémitisme est fondamentalement un conspirationnisme (II), il existe des formes de conspirationnisme qui en sont dépourvues (III). Nous élaborerons notre propos à partir de sources variés, prises dans la culture populaire occidentale (Alien Theory et l’histoire dite « mystérieuse », X-Files, les contre-cultures de type Disinformation c’est-à-dire la revue de Richard Metzger, etc.) et dans des discours alternatifs (la condamnation de « big pharma », les bandes dessinées comme le Triangle Secret et ses suites, etc.). Notre analyse se structure à partir d’une approche objectivée de la question complotiste, née d’une fréquentation longue et poussée de celle-ci.

Qu’est-ce que le conspirationnisme ?

La théorie du complot, complotisme ou conspirationnisme (les deux néologismes se faisant encore concurrence – nous utiliserons donc les deux indifféremment dans ce texte), consiste en une interprétation des évolutions du monde et des mœurs par l’existence d’un « métacomplot », servant de grille de lecture d’un monde qui change trop vite (Nicolas, 2017). Nous devons préciser qu’il existe une autre forme de complotisme, que nous pourrions qualifier de « circonstance ». L’histoire regorge de complots, réels : des putschs, des coups d’État, des révolutions, des assassinats, etc. réfléchis et mis en œuvres de façon secrète par des militants politiques ou religieux. Cependant, il faut garder à l’esprit que le « métacomplot » n’existe pas. La théorie du complot sert principalement d’échappatoire à un monde supposé en crise (Nicolas, 2017).
Il s’agit donc d’une vision particulière de l’Histoire et de la société. Il s’agit d’une théorie qui interprète des pans entiers de l’Histoire, en particulier de l’histoire contemporaine, surtout immédiate, comme le résultat de l’intervention de « forces » forcément obscures, agissant évidemment de façon souterraine, pour parvenir à des fins inévitablement inavouables (Politica Hermetica, 1992). En outre, la conspiration revêt en général une forme hiérarchique, pyramidale, séparant les manipulés inconscients, les complices actifs et les manipulateurs eux-mêmes. Elle s’emploie à dominer le monde, c’est-à-dire à contrôler la vie politique, l’activité économique et le tissu social. Elle disposerait pour ce faire de relais privilégiés et emploierait tous les moyens, y compris les plus méprisables et les plus odieux, pour substituer aux pouvoirs établis, visibles, l’autorité d’un pouvoir supérieur, occulte, dénué de toute légitimité. Ces forces obscures sont présentées comme un « complot des puissants », un « gouvernement mondial invisible », etc. Paradoxalement, plus une société est transparente, comme dans le cas des démocraties libérales, plus elle stimule les spéculations des conspirationnistes, en particulier au travers d’une diffusion accrue des informations (Fine, 2007). Les États-Unis en sont un parfait exemple.
Les discours conspirationnistes s’inscrivent globalement dans une conception à la fois paranoïaque et critique du monde, relevant d’une forme de pensée mythique, « bricolée ». Une conception qui est fort à la mode actuellement (Campion-Vincent, 2005, 16), dans notre époque à la fois saturée d’information et sujette à une « crise de sens » (Augé, 1994, 186-187), au point que nous pouvons parler à ce sujet de mode de pensée (Marcus, 1999, 1). Cette vision du monde, née d’une crise de repères et d’une hyper-rationalisation, voire d’un hypercriticisme, est banalisée, comme nous le verrons ultérieurement, par une culture populaire de type « paranoïde », qui s’est largement développée grâce à la révolution Internet.
Ce média va être en effet un outil indispensable au développement de ce type de discours, de cet imaginaire : les publications à connotation conspirationniste étaient jusqu’à présent confidentielles, très peu lues. L’internet, en dématérialisant les supports, a permis une diffusion accrue de ces thèses, au travers notamment de la démultiplication des sites : une personne peut en animer plusieurs, voire monopoliser plusieurs forums sous différents avatars, comme cela est souvent le cas dans les milieux extrémistes. Enfin, il faut également garder à l’esprit que les visions conspirationnistes sont indissociables d’une rhétorique de la dénonciation, quelle qu’elle soit. Dans ces discours, l’énonciateur élimine l’incertitude, systématise la méfiance et généralise le soupçon, pour se construire une vision cohérente, du moins à ses yeux, de ce qui se passe dans le monde. En outre, il est aussi très ambivalent, entre archaïsme et modernité, entre inquiétude et « rassurance », entre hypercriticisme et crédulité, entre scientificité et marginalité.
La thématique du complot est une création moderne, datant de la fin du xviiie siècle. Si l’Histoire regorge de complots avérés, ce n’est que depuis les thèses de l’abbé contre-révolutionnaire Augustin de Barruel qu’est apparue l’idée d’une interprétation complotiste de l’histoire, relevant d’une croyance de type ésotérique (Roberts, 1979), et accompagnant l’idéologie et la pratique révolutionnaires. Selon François Furet, « c’est véritablement une notion centrale et polymorphe, par rapport à laquelle s’organise et se pense l’action : c’est elle qui dynamise l’ensemble de convictions et de croyances caractéristiques des hommes de cette époque, et c’est elle qui permet tout à coup l’interprétation-justification de ce qui s’est passé » (Furet, 1983, 78).
La variante antimaçonnique du complotisme prend aussi racine très tôt, née dans les milieux des déçus de la franc-maçonnerie, dès le milieu du xviiie siècle (Dachez, 1995). Le conspirationnisme joue un rôle important dans la culture populaire nord-américaine de l’après-seconde guerre mondiale (Melley, 2000), voire, plus largement nord-américaine, avec les publications du Canadien William Guy Carr, tel Pawns in the Game, paru en 1958. Toutefois, des prémisses sont présentes dans la culture nord-américaine dès le xixe siècle avec un conspirationnisme anticatholique, et plus récemment, après la Seconde guerre mondiale avec l’anticommunisme, en particulier d’un McCarthy (Pipes, 1997, 115). Dans ce dernier cas, l’ennemi communiste était perçu comme omnipotent et ubiquiste, présent partout mais partout dissimulé, donc toujours à débusquer et à démasquer. Par ailleurs, chez les États-Uniens, il faut prendre en compte l’importance de la peur du Diable chez les Puritains (Versluis, 2006 ; Levack, 1991).
Cette peur du Malin s’est laïcisée par la suite et s’est portée successivement sur les catholiques, les communistes, le gouvernement, voire les extraterrestres, qui sont autant de représentations fantasmées d’un « ennemi public » (Houdard, 2002), soupçonné de détruire (ou de vouloir détruire) l’unité de la société… La présence, ou surtout l’absence de preuve, peut être un signe, un indice : en effet, les conspirationnistes cherchent des indices partout, mais leur absence peut tout aussi bien être mise en avant comme « preuve » du complot. Dans cette vision du monde, n’importe quel fait, ou non-fait, peut subir une importation au sein de l’explication conspirationniste, servant à en confirmer la validité : l’indice justifie l’explication autant que celle-ci est justifiée par lui (Danblon & Nicolas, 2010, 19).
La principale difficulté des recherches dans ce domaine est de définir des frontières claires entre : 1/de véritables paranoïaques qui élaborent des théories du complot ou des théoriciens hypercritiques qui adoptent progressivement un comportement paranoïde ; 2/les amateurs de théories conspirationnistes ; /3 les hypercritiques qui y croient réellement et qui en conçoivent des ontologies permettant la compréhension d’un monde incompris. De plus, il existe des possibilités interactionnistes, lorsque la réalité entretient le doute. C’est le cas, par exemple, du 11 septembre 2001 : ces attentats ont été, pour une partie de la population américaine, mais également européenne, simplement incroyables (au sens littéral : difficile à croire).

Si l’antisémitisme est un conspirationnisme…

Ces théories du complot consistent donc en une interprétation des évolutions du monde et des mœurs par l’existence d’un « métacomplot ». Celui-ci est fréquemment juif, maçonnique ou financier, les trois pouvant d’ailleurs fusionner. Parmi les points communs, nous trouvons le refus du « système » (mais quel est-il ?), la condamnation du néolibéralisme économique, ainsi qu’un antisionisme/antisémitisme, qui peuvent tous combiner dans la condamnation des financiers juifs, perçus comme une nouvelle incarnation des « 200 familles » de l’entre-deux guerres. Cette condamnation est d’ailleurs parfois devenue une constante importante de ce type de discours, tant de gauche que de droite. Elle l’est particulièrement dans les mouvances antimondialistes et antilibérales, depuis le début des années 2000 : toutes font du libéral ou du progressiste, du défenseur de notre système civilisationnel, une figure ou une représentation de l’« ennemi » (Raisons Politique, 2005).
Ces discours se parent d’une approche « hypercritique ». Cette « méthode » se présente comme une attitude hyper-rationaliste, une sorte d’ultra-scepticisme « scientifique », en fait un scientiste plutôt. Elle consiste à critiquer le moindre détail, à déconstruire systématiquement, une affirmation ou un fait historique opposés. Ce procédé est à l’œuvre dans les discours négationnistes, qui se présentent comme des hypercritiques (Bronner, 1998, 2001 et 2009) face au conspirationnisme des « exterminationnistes » (c’est-à-dire des historiens ayant démontré l’existence des camps d’extermination nazis).
L’antisémitisme2 est, avec l’antimaçonnisme (Lemaire et Dierkens, 1993 ; Lemaire, 1998), l’expression la plus ancienne du conspirationnisme, en tant que cosmologie3. L’antisémitisme, par son postulat de l’action à la fois néfaste et omniprésente des juifs dans le monde, au travers du contrôle de la finance, des médias et de la politique, est un discours qui relève stricto sensu du complotisme. L’un des meilleurs exemples de ce type de discours reste Les Protocoles des Sages de Sion, faux antisémite rédigé en 1901 par Mathieu Golovinski, un informateur de l’Okhrana, la police secrète tsariste (Segel, 1996). Ce texte fut présenté comme la publication d’un programme conçu par des sages juifs pour détruire les nations et la chrétienté et dominer le monde, mais cette idée se trouvait déjà antérieurement dans les publications antisémites (Cohn, 1992 ; Taguieff, 2004).
Depuis la fin du XIXe siècle, le terme « antisémitisme » et ses dérivés renvoient à l’ensemble des discours, croyances et pratiques qui, dans l’histoire, ont pour trait principal une hostilité à l’égard des juifs. L’une des explications à cette hostilité serait à chercher, selon les antisémites, à la fois dans la « nature » des juifs les menant à former une « nation » dans la nation, sorte d’ennemis intérieurs parfois élevés au rang d’ennemis quasi-métaphysiques, l’antisémitisme ayant une très forte charge mythique, ayant servi de grille de lecture du monde par les nazis. Cette action néfaste du judaïsme se manifesterait selon les nazis au travers de l’idée d’un complot judéo-maçonnique mondial, inspiré du livre de Dietrich Eckardt, mentor d’Adolf Hitler, Der Bolschewismus von Moses bis Lenin: Zwiegespräch zwischen Hitler und mir (Le Bolchevisme de Moïse à Lénine. Dialogue entre Hitler et moi), paru de façon posthume en 19244 et qui reprend le catéchisme antisémite classique de la Russie de la fin du XIXe siècle.
En effet, le juif, figure mythifiée, devient dans ce type de littérature une figure absolue du Mal : quelque soit sa situation sociale (riche ou pauvre) ; sa position quant à la religion (laïc ou pieux) ; ou son assimilation, il est considéré par les antisémites comme une menace pour la société, comme un agent dissolvant des valeurs organiques de la société dans laquelle il vit. Il aurait une supposée conduite négative à l’égard des autres peuples, qu’il chercherait donc à détruire par, au choix : la domination, l’exploitation, la corruption, la destruction, l’inassimilation ou la trop grande assimilation, l’ethnocentrisme, etc. (Poliakov, 1991 ; Laqueur, 2010). Les juifs seraient donc des parasites sociaux, des comploteurs pour la domination du monde, des cosmopolites destructeurs d’identité. Le lien entre l’antisémitisme et le complotisme se noue à ce niveau : tout, dans l’histoire de l’humanité serait lié à la volonté du « judaïsme mondial » de détruire les identités nationales. Le complotisme joue ici à plein, les antisémites cherchant, dès lors, à montrer la supposée action néfaste des juifs dans l’histoire des peuples.
La littérature antisémite explose à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Les auteurs de ces livres, se recopiant et se plagiant, étaient persuadés d’avoir les « preuves de ce complot » : le juif serait à l’origine du capitalisme, du rationalisme, de l’anarchisme, du communisme, du libéralisme, etc. Ce discours, de nature conspirationniste, provient de l’antisémitisme « scientifique » formulé à la même époque et reprenant les poncifs de la théorie de la « psychologie des peuples » : les juifs seraient une sorte d’« antirace » absolue chargée de toutes les tares génétiques des « races » avec lesquelles ils se seraient unis. Le vieux réflexe antijuif religieux fusionne à cette époque avec les sciences des races, dont l’ethnologie (la « science des ethnies »), alors naissantes : le terme « antisémitisme » apparaît entre 1870 et 1880, dans les milieux nationalistes et racistes allemand, mais aussi dans certains milieux socialistes antireligieux de ce pays (Marr, Dühring).
En France, l’antisémitisme moderne apparaît en 1881-1882, avec Édouard Drumont qui fut le premier antisémite autodésigné (La France juive) (Kauffmann, 2008), mais le terme ne devient courant qu’à la décennie suivante. Ce sont les antisémites qui se désignent ainsi : il n’a donc pas à l’origine une connotation péjorative. Comme les ennemis sont les « Sémites », il est logique dans leur esprit de se désigner comme des « anti », en l’occurrence des antisémites. En ce sens, l’antisémitisme serait une réaction à l’action supposée des juifs : il s’agirait de contrer leur complot pour détruire les nations.
Cette époque voit donc le passage de l’antijudaïsme religieux à un antisémitisme racial, c’est-à-dire à une lutte entre les Sémites et les Aryens, ces derniers étant, dans l’esprit de certains pionniers de l’ethnologie, la « race blanche » européenne. Ces auteurs, d’ailleurs, essentialisent les juifs européens en leur donnant des caractéristiques psychologiques et physiques, qui seraient propres à leur « race » : haine du genre humain, exploiteurs, instincts vils, complotistes (Les Protocoles des Sages de Sion) et révolutionnaires, refusant de se fondre dans les populations locales, hostiles aux Aryens, etc. (Taguieff, 2004) L’âge d’or de l’antisémitisme fut la période allant du dernier tiers du XIXe siècle à la fin de la Seconde guerre mondiale, le sentiment antisémite étant alors très largement partagé par les populations européennes. Le discours antisémite fusionne ensuite avec l’antimaçonnisme, donnant naissance au mythe du complot judéo-maçonnique. En France, l’une des revues promouvant cette idée de complot fut la Revue Internationale des Sociétés Secrètes de Monseigneur Ernest Jouin. Sa ligne éditoriale était antisémite, antirépublicaine et antimaçonnique. Elle contribua à la diffusion des thèses des Protocoles des Sages de Sion en France.
Après la Seconde guerre mondiale, l’antisémitisme5 s’est en grande partie reformulé en passant de l’antisémitisme à l’antisionisme, vampirisant les discours antisionistes authentiques (c’est-à-dire refusant l’existence d’un État israélien, puis condamnant la politique étrangère israélienne, en particulier dans les territoires occupés), provoquant une confusion volontaire. À cette époque, certains militants d’extrême droite reprennent l’accusation portée par l’extrême gauche assimilant le sionisme à une forme de racisme (à la suite de la Résolution 3370 de l’ONU du 10 novembre 1975), mais que l’on trouve pourtant dès 1937 chez certains auteurs d’extrême droite et/ou pacifistes des années 1930, comme Céline dans son Bagatelle pour un massacre (Duraffour & Taguieff, 2017).
Dès la fin des années 1940, le discours antisémite se transforme en un discours négationniste, soit minimisant le nombre de personnes exterminées, soit niant littéralement l’existence de l’extermination des juifs européens. Le juif devient devient le maître occulte du monde. Cette assertion a été reprise par les antisémites conspirationnistes contemporains. Ainsi, la personne qui se cache derrière le pseudonyme de Rémi Perron retourne la logique anticonspirationniste : les témoins et survivants juifs des camps ne seraient que des affabulateurs cherchant à imposer leurs « faux souvenirs » (Perron, 2017, 65-138).
De fait, il existe une forte porosité entre conspirationnisme et négationnisme, l’hypercriticisme faisant le lien entre les deux milieux : il est même revendiqué par certains militants, tel Akribeia (mot grec ancien signifiant « exactitude », « soin scrupuleux », « acribie »), titre d’une revue puis nom d’un éditeur négationniste6. L’antisionisme est également une passerelle entre ces milieux : le « complot sioniste » serait à l’origine du « bobard de l’extermination ». Ces discours remettent en cause l’histoire, supposée « officielle » et issue d’une manipulation, et en proposent une autre, au mobile caché, celle de la création de l’État d’Israël.

tous les conspirationnistes ne sont pas forcément des antisémites

La théorie du complot explose littéralement sur l’internet depuis le début des années 2000. Cette nouvelle phase conspirationniste est intéressante pour le chercheur par son aspect polymorphe et polyculturel : on la retrouve dans les milieux subculturels (ufologiques, New Age, etc.), dans les milieux extrémistes de droite, chez les extrémistes religieux, mais aussi dans la scène rap (Rockin’Squat et Keny Arkana pour ne citer que des exemples français) et à l’extrême gauche, surtout dans les milieux altermondialistes ou antimondialistes.
Le conspirationnisme s’est donc démocratisé, s’est diffusé et s’est dilué dans les différents segments de la société. L’hypercriticisme domine cette nouvelle phase : les partisans de cette lecture du monde tendent à voir des manifestations du « complot » partout. De fait, la thématique conspirationniste transpire dans la culture populaire : dans le cinéma, et pour ne prendre que des exemples récents7 : Complots de Richard Donner (1997) ou Moonwalkers (2016) ; dans la bande-dessinée avec, par exemple, Le Triangle Secret et ses suites (I.N.R.I., Les Gardiens du Sang, Hertz)8 dont le premier volume a paru en 2000 ; dans les documentaires « historiques », avec la série Alien Theory (en anglais Ancient Aliens) (François, Le Quellec, Lescop, 2017 ; François, 2017) qui cherche à prouver l’action d’extraterrestres dans l’histoire de l’humanité ; avec des séries télévisées comme X-Files (« Aux frontières du réel » en français), dont la trame est l’existence d’un complot ourdi par des technocrates, des hommes politiques et des industriels pour accueillir des extraterrestres hostiles à l’humanité, etc. Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini. Cette thématique est aussi présente dans la littérature de science-fiction, en particulier chez Phillip K. Dick. En outre, les militants antivaccins condamnent le complot de « big pharma », c’est-à-dire des grandes entreprises de l’industrie pharmaceutique, qui chercheraient à imposer une vaccination superflue pour augmenter leurs ventes (Ghiglia, 2016). Ce supposé complot, qui relèverait plutôt d’une entente entre grandes entreprises, n’a pas d’origine antisémite… sauf chez les antisémites qui voient un complot juif partout.
Dans un registre plus précis, le mythe des Illuminati9, sorte de mythe de l’extrême modernité et supposé complot ourdi par une frange de la franc-maçonnerie cosmopolite, forcément juive10, s’est diffusé très largement dans la culture populaire : nous le trouvons dans différents films américains sans son aspect antisémite, comme Lara Croft : Tomb Raider (2003) ; comme Anges et démons (2009), tiré du roman éponyme de Dan Brown (paru en 2000) ; ou enfin avec Benjamin Gates et le livre des secrets (2007). Dans les bandes dessinées, nous le trouvons, par exemple, dans les Hell Boy ou Les portes de Shamballah… Dans les romans, nous pouvons citer, outre Anges et Démons de Dan Brown, Illuminatus, de l’auteur de science fiction Robert Anton Wilson. Enfin, les références sont fréquentes, surtout dans le rap. Nous ne donnerons qu’un exemple, empreint de la théorie du complot : Illuminazi 666 de Rockin’Squat. Il y a également plusieurs exemples à prendre dans les jeux vidéo (François, 2016).
Enfin, dans le registre politique, la campagne présidentielle française de 2017 voit la multiplication des références au vocabulaire conspirationniste : il s’agit pour les candidats de se poser en adversaires du « système », voire, pour les candidats populistes, de combattre l’« oligarchie ». À les écouter, ils sont tous des rebelles, luttant contre un pouvoir tentaculaire… Cependant, chez certains petits candidats, la référence à un complot, à une conspiration, est une composante intrinsèque du discours. Ainsi, François Asselineau, président et candidat de l’Union Populaire Républicaine (UPR), voit l’action des États-Unis dans tout événement politique mondial important (Albertini, 2017). Cette façon de concevoir l’évolution de la politique mondiale n’est pas propre à ce candidat : elle est fréquente en Europe de l’Est, dans les anciennes républiques communistes et en Russie, où elle est utilisée par l’État comme une stratégie de manipulation (François & Schmitt, 2015), mais également aux États-Unis (Fenster, 1999), comme l’ont montré plusieurs articles du numéro 249-250 de la revue Diogène consacré aux théories du complot (2015). Or ces différents exemples sont exempts d’antisémitisme…
Par ailleurs, il n’existe aucune forme d’antisémitisme dans la série Alien Theory. Nous n’en trouvons aucune trace non plus dans Le Triangle secret. La revue américaine au titre fort explicite, Disinformation, revue culte dans les milieux contre-culturels, a fait une large part aux théories du complot ainsi qu’à d’autres thèmes radicaux (satanisme, pornographie, etc.), mais n’a jamais sombré dans ce travers, ni dans le racisme, pourtant lui aussi fréquent aux États-Unis (Metzger, 2017).
Si le complotisme est très fréquent à l’extrême droite, il ne faut pas oublier qu’il est aussi présent à l’extrême gauche : les communistes étaient friands de conjurations mondiales des forces réactionnaires, qui barraient forcément la route du progrès. C’est même devenu une antienne de la littérature soviétique. Dans les milieux communistes italiens, cette réaction a été portée à la « connaissance du peuple » dans des publications incriminant l’existence d’un complot, ourdi évidemment de longue date, entre la maçonnerie, la mafia, les services secrets américains et l’Église catholique, aux fins d’entraver la « marche du progrès » marxiste. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si ce complotisme d’extrême gauche, telle celui de Mae Brussel11, n’est pas une construction en miroir, en réaction au conspirationnisme d’extrême droite, et qui n’existerait qu’en rejet de celui formulé par l’extrême droite. Ainsi, une revue américaine, Conspiracy Digest12, se consacre à « l’identification de la nature de la conspiration de la classe dirigeante », en clair à la trahison du peuple par les élites.
La théorie du complot peut être vue comme le symptôme d’un mal-être. Cette interprétation du monde montre l’inadaptation et l’incompréhension de celui qui la formule au monde qui l’entoure, cherchant des clés de compréhension, au travers d’un bouc émissaire (Taguieff, 2007). Nous pouvons penser que le contexte économico-politique actuel a joué un rôle dans son essor, les personnes formulant un discours complotiste cherchant à donner du sens à leur existence. Les thèses apocalyptiques et/ou pessimistes se développent en effet toujours dans des périodes de crise : à la fin de l’Empire romain, dans le contexte de la Guerre de Cent ans, dans celui de la Révolution française, etc. Cette angoisse liée au contexte économique est renforcée par le sentiment que le monde court à sa perte. L’utilité de la théorie du complot est alors de répondre à une demande sociale. Ainsi, notre époque vit dans la peur de l’avenir, dans une futurophobie, largement entretenue par l’omniprésence des discours écologistes millénaristes et cette crainte a permis la formulation et l’essor de discours complotistes, dont certains se sont très largement dépolitisés comme nous l’avons vu. Il existe en réalité une grande variété de discours conspirationnistes, à gauche, comme à droite, politisés ou non, avec ou sans antisémitisme… La problématique est donc beaucoup plus complexe que l’analyse réductrice parfois faite du complotisme.

Bibliographie

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-Gilbert Merlio, « Eckart Johann Dietrich, 1868-1923 », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 532.
-Richard Metzger, « Entretien », La Spirale : http://laspirale.org/texte-30-richard-metzger-disinformation.html. Consulté le 26/03/2017.
-Loïc Nicolas, « Questions à Loïc Nicolas sur le complotisme », Critica Masonica, n°10, 2017, pp. 173-183.
-Rémi Perron, Révisionnisme contre complotisme, Paris, Éditions Plein Soleil, 2016.
-Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Paris, Seuil, « Points », 1991.
Politica Hermetica, « Le Complot », n°6, 1992.
Raisons politiques. Études de pensée politique, « L’ennemi », n° 5, 2002.
-John Roberts, La Mythologie des sociétés secrètes, Paris, Payot, 1979.
-Binjamin W. Segel, A Lie and a Libel: The History of the Protocols of the Elders of Zion, University of Nebraska Press, 1996.
-Pierre-André Taguieff, Les Protocoles des sages de Sion. Faux et usages d’un faux, Paris, Berg International/Fayard, 2004.
-Pierre-André Taguieff, « Le Cas Céline : l’imaginaire du persécuté et la réécriture du mythe conspirationniste », in Jean-Pierre Brach, Jérôme Rousse-Lacordaire (dir.), Études d’histoire de l’ésotérisme. Mélange offert à Jean-Pierre Laurant pour son soixante-dixième anniversaire, Paris, Éditions du Cerf, 2007, pp. 282-302.
-Joanna Tokarska-Bakir, Légendes de sang. Pour une anthropologie de l’antisémitisme chrétien, Paris, Albin Michel, 2015.
-Arthur Versluis, The New Inquisitions: Heretic-hunting and the Origins of Modern Totalitarianism, Oxford, Oxford University Press, 2006.
1 Par exemple : en Afrique subsaharienne, l’un des thèmes conspirationnistes porte sur une prétendue politique de stérilisation via les vaccins des populations par les Organisations Non Gouvernementales occidentales et l’Organisation Mondiale de Santé.
2 Nous faisons une distinction entre l’antijudaïsme religieux et la construction d’un antisémitisme racial. Pour les tenants du premier, la persécution cesse à la conversion tandis que pour les seconds, la persécution ne cesse pas : la conversion serait simplement de circonstance, pour tromper… Ceci dit, il existe des formes mixtes mêlant thématiques de l’antijudaïsme religieux aux considérations raciales du second (Tokarska-Bakir, 2015).
3 Le supposé complot des Jésuites, plus ancien, ne comportait pas cet aspect systématique. Pour cette raison, nous ne le considérons pas comme relevant d’une cosmologie, à l’instar de l’antisémitisme. En outre, il a un aspect agglutinant : il s’enrichit de nouveaux aspects au cours du XXe siècle, alors que la polémique originelle date du pamphlet de 1614. Il est lié à des campagnes anticatholiques, y compris durant le régime national-socialiste.
4 Toutefois, selon Gilbert Merlio, l’authenticité de ce pamphlet serait sujette à caution, et ce livre serait alors une création nazie (Merlio, 2013, 532).
5 Nous ne parlons pas ici de l’antisémitisme religieux, bien que les cas des sédévacantistes et des traditionalistes lefebvristes puissent être inclus dans notre propos, par exemple avec Mgr Richard Williamson (Camus et Lebourg, 2015).
6 Les deux ont été fondés par Jean Plantin, historien formé à Lyon III, dont les diplômes (maîtrise et DEA) ont été annulés en 2004 suite à ses publications antisémites et négationnistes. La revue Akribeia est née en 1998 pour diffuser ses idées. Elle se transforme en maison d’édition en 2000. Suite à plusieurs procès, la revue Akribeia disparaît et est remplacée par une seconde, Tabou, qui existe toujours.
7 Nous pouvons citer aussi Z (1969) ; Capricorn One (1971) ; Ennemi d’État (1999), etc.
8 Cette bande-dessinée prend pour assise l’idée que le Christ fut un alchimiste, fondateur de la première loge maçonnique, mort en Champagne et non sur la croix. Les Templiers, et leurs descendants les francs-maçons, connaissaient ce secret et en furent les gardiens, luttant contre une société secrète catholique, les Gardiens du sang, dépositaires de la vérité doctrinale catholique. Cette série de bande-dessinée a eu un succès considérable.
9 Le mythe Illuminati vient des Illuminés de Bavière, un groupe politique né en Bavière en 1776. Son fondateur était un intellectuel et un enseignant (il était professeur de droit canonique à l’université d’Ingolstadt), Adam Weishaupt (1748-1830). Le but de ce dernier était de fonder une société secrète progressiste qui devait lutter contre une autre, supposée réactionnaire, la Rose Croix d’or, et surtout contre les Jésuites, qui formaient les futures élites de l’Etat. Il s’agissait pour les Illuminés de Bavière de noyauter ou de faire de l’entrisme dans les différents secteurs de la société pour la renverser. Un des lieux privilégié de ce prosélytisme fut la franc-maçonnerie. Cette stratégie fonctionne : les Illuminés passent de quelques dizaines de membres à plus de 1500. Malgré les précautions, l’existence de l’ordre des Illuminés est connue. Dès 1782, certains francs-maçons hostiles aux Illuminés dénoncent leur présence au sein des loges. Et en 1785, l’Électeur de Palatinat, Charles-Théodore (1724-1799), dévoile publiquement, le complot illuminé. Les membres sont arrêtés, voire même persécutés. Weishaupt doit quitter la Bavière et petit à petit l’ordre disparaît… Par la suite, le terme « Illuminati » renverra à une méta-société secrète omniprésente et omnisciente (François, 2016).
10 Les Illuminati auraient infiltré, à l’échelle mondiale, les rouages du pouvoir : les banques, les industries, les propriétaires des grands médias et les stars du show business… Même les dirigeants politiques et les différents monarques de notre planète en seraient ou seraient manipulés par eux. L’objectif serait de provoquer des crises financières, des attentats terroristes, de promouvoir l’usage des drogues, et d’appauvrir des pans entiers de la population, de semer le chaos, pour mieux contrôler et asservir les populations. Ce mythe a beaucoup de similitudes avec les Protocoles des Sages de Sion.
11 Mae Brussel (1922-1988) était une figure du conspirationnisme d’extrême gauche américain. Elle était aussi une animatrice radio et journaliste. Elle devint une conspirationniste après l’assassinat du président John Fitzgerald Kennedy.
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