Soleil vert…
Je conseille à nombre
d’entre vous, pour moi c’est fait, de lire cet article. Oui mais, direz
vous, oumma, ce site islamiste, une des colonnes visibles de la
cinquième etc etc. Je sais. Et je sais aussi que l’auteur de ces lignes
est un musulman qui parle d’un autre musulman. Toutefois, ce texte, m’a
surpris pas son impartialité. La description, l’énumération de certains
faits historiques, dont j’ignorais jusqu’à la moindre virgule.J’ai
appris un peu mieux, avec plus de détails, de précisions, comment ces
gens là, détenteurs de la vérité vraie, se massacrent, à peine le
pédophile mangé par les vers… C’est du « bon à savoir ». le but n’est
pas de briller dans une conversation, mais bien de s’approcher et de
connaître au mieux son… ennemi ! Comme dirait sans conteste Christine.
Je ne dirais donc pas bonne mais studieuse lecture .
PACO. 14/08/2018.
Pensée de Malek Bennabi: “La décadence du monde musulman”
La
plupart des historiens conviennent que les déboires de la civilisation
islamique ont commencé trente ans environ après la mort du Prophète avec
la remise en cause de la légitimité du calife Ali par le clan des Banu
Omayya et la bataille de Siffin sur laquelle elle a débouché. C’est là
qu’est survenue la grande « fitna » qui a mis fin à l’ordre moral,
social et politique instauré par les quatre califes qui ont succédé au
Prophète.
Le coup
d’Etat de Moawiya a provoqué la division des musulmans en courants
rivaux (les sunnites qui ont suivi Moawiya, les chiites qui ont suivi
Ali, et les kharidjites qui renvoyèrent dos à dos l’un et l’autre),
division qui prévaut à ce jour. Il les a divisés collectivement et
individuellement entre la reconnaissance du fait du prince et la
fidélité à la fraîche tradition de dévolution du pouvoir, il a provoqué
dans leur esprit une séparation entre le principe coranique et la vie
politique, entre la morale et les intérêts, entre la mosquée où l’on
célèbre le culte du despote et ce qu’on pense au fond de soi. La
bataille de Siffin s’est soldée par la mort de plus de 40.000 musulmans,
chiffre énorme quand on sait qu’à la mort du Prophète la communauté
musulmane comptait quelques 124.000 personnes[1].
Ce n’est
pas sans raison que Bennabi a vu dans cette crise une rupture qui allait
affecter à jamais l’inconscient collectif musulman : « La cité
musulmane a été pervertie par les tyrans qui se sont emparé du pouvoir
après les quatre premiers khalifes. Le citoyen qui avait voix au
chapitre dans tous les intérêts de la communauté a fait place au « sujet
» qui plie devant l’arbitraire et au courtisan qui le flatte. La chute
de la cité musulmane a été la chute du musulman dépouillé désormais de
sa mission de « faire le bien et de réprimer le mal ». Le ressort de sa
conscience a été brisé et la société musulmane est entrée ainsi
progressivement dans l’ère post-almohadienne où la colonisabilité
appelait le colonialisme » (préface de 1970 à la réédition de « Vocation
de l’islam »).
L’événement
était comme on l’a vu colossal : les descendants directs du Prophète,
la plus célèbre de ses épouses et ses plus proches compagnons se sont
dressés les uns contre les autres dans des affrontements impitoyables,
des membres d’une même famille s’entretuaient sur les champs de
bataille, le clanisme et le tribalisme combattus par l’islam avaient
resurgi, brisant la communauté qu’il avait instaurée entre eux.
C’était
une guerre civile aux proportions dramatiques car elle intervenait alors
que le souvenir du Prophète et de la révélation coranique étaient
encore frais dans les mémoires : « Le Coran, en tant que système
philosophique, était une science qui dépassait singulièrement l’horizon
de la conscience djahilienne. Il en est résulté une rupture entre ceux
qui avaient assimilé la nouvelle pensée, la pensée coranique, et ceux
qui demeuraient attachés à la tradition, à des conceptions sociales, à
des conditions de vie que le Coran venait précisément abolir. Ce
phénomène est le fond même de l’histoire musulmane depuis treize siècles
; il disparaît sous des vêtements historiques mais des luttes
intestines le font périodiquement resurgir d’une crise à l’autre» («
Vocation de l’islam »).
La
nouvelle civilisation était frappée alors qu’elle était en phase
ascensionnelle, période que Bennabi désigne par l’expression phase de
l’âme, car la tension spirituelle qui anime les acteurs est à son
comble. C’est le moment où l’idée-force est tendue à l’extrême. Après
Siffin, l’ère de la décompression commence, marquée par un mouvement non
plus vertical, mais horizontal. La civilisation n’étant plus propulsée
par sa « vitesse d’échappement » décline peu à peu jusqu’à l’arrêt final
: « Cette date qui semble avoir été peu remarquée sinon pour l’histoire
des idées schismatiques dans le monde musulman est cependant une date
capitale car elle marque le tournant temporel de l’islam et à peu près
la fin de son épopée spirituelle, c’est-à-dire à certain égard le
commencement de la décadence ou, tout au moins, son signe précurseur… La
civilisation n’évolue plus en profondeur dans l’âme humaine mais à la
surface de la terre qui exercera sur elle désormais sa terrible
pesanteur depuis les confins de la Chine jusqu’à l’Atlantique. A partir
de Siffin, c’est la phase expansive en quelque sorte marquée tout au
long des noms illustres des al-Kindi, al-Farabi, Ibn Sina, Abou-l-Wafa,
al-Battani, Ibn Rochd, etc, jusqu’à Ibn Khaldoun dont le génie
mélancolique éclairera le crépuscule de la civilisation musulmane… C’est
ainsi qu’après avoir été le moteur d’une brillante civilisation, le
musulman s’est trouvé, par une phase de querelles de toutes sortes, de
guerres de tawaïfs, de razzias, ramené à son stade actuel…» (« Vocation
de l’islam »).
Sous les
quatre premiers califes et les Omeyades la civilisation musulmane
réalise l’essentiel des conquêtes territoriales. Pendant les trois
premiers siècles du règne abbasside elle connaît sa plus forte période
de créativité intellectuelle (du VIII° au XII° siècle) : les sciences se
développent, la littérature brille de ses plus belles productions, la
traduction des œuvres grecques donne une impulsion à la philosophie…
Le
mouvement de traduction des chefs-d’œuvre de la pensée grecque
(Hippocrate, Galien, Platon, Aristote…) en arabe a pris son élan à
Baghdad sous le règne d’al-Ma’moun[2], d’Al-Mu’taçim et d’al Wathiq,
entre 813 et 842, c’est-à-dire la période où les califes étaient
eux-mêmes des partisans de l’école « mu’tazilite » (rationaliste).
Bennabi
résume cette période : « On peut dire qu’à l’époque de Farabi la société
musulmane créait des idées, qu’à l’époque d’Ibn Khaldoun elle les
transmettait à l’Europe, et qu’après Ibn Khaldoun elle n’était plus
capable ni d’en créer, ni d’en transmettre » («Le problème de la culture
»). A partir du XI° siècle, il n’y a plus une mais des civilisations
musulmanes : arabe, persane, turque, maghrébine… Cette brillante
civilisation n’est plus que la pâle copie d’un modèle conçu pour être
éternel et Bennabi lui accorde à peine le titre de civilisation. Mieux
encore, il ne va même pas inclure dans cette dénomination l’Empire
mongol, l’Empire perse safavide, l’épopée timouride ou l’ère ottomane.
Au plan
intellectuel et mental la décadence est présentée par lui comme «
l’impuissance à dépasser le donné, à aller au-delà du connu, à franchir
de nouvelles étapes historiques, à créer et assimiler du nouveau. » («
Vocation de l’islam »). Les portes de l’Ijtihad ont été fermées à
l’époque d’al-Achaâri et de Ghazali. C’est de là que va découler la
psychologie fataliste, le repli de la société sur elle-même, la fin de
la recherche et de l’innovation qui n’existent que si elles sont portées
par l’esprit critique. Les idées semées par al-Achaâari, al-Ghazali et
leurs continuateurs vont dégénérer en fatalisme, en maraboutisme, en
culte des saints, en « sauve-qui-peut social ». Visant cette époque,
Bennabi note dans « Majaliss Dimashq » : « Ainsi, nous avons unanimement
décidé de mettre à l’arrêt notre raison dans nos activités
intellectuelle, terrestres et célestes».
Quoiqu’il
en soit, Siffin n’était pas un accident de parcours mais un précédent
qui allait se perpétuer systématiquement sous forme de dynasties
héréditaires, de dictatures civiles ou militaires, c’est-à-dire de
despotisme. Le premier crime de Moawiya a été le coup d’Etat qu’il a
fomenté contre Ali par la ruse et la corruption. Son second crime est
d’avoir, avant sa mort, introduit la dynastie, c’est-à-dire le pouvoir
familial et despotique dans l’histoire de l’islam en obligeant la
communauté à faire allégeance (bay’a) à son fils Yazid.
Mais il
faut dire que ni les Abbassides ni les pouvoirs musulmans qui ont surgi
par la suite n’ont cherché à corriger cette hérésie ou voulu adopter des
formes de « gouvernement démocratique ». Il peut même paraître que
Moawiya soit exemplaire à cet égard car lui au moins a évité toute
prétention à l’autorité religieuse quand ses successeurs se voudront qui
« ombre de Dieu sur le terre » qui « imam infaillible ».
Alexis de
Tocqueville a décrit les effets psychologiques et sociologiques du
despotisme : « Il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin
mutuel, toute nécessité de s’entendre, toute occasion d’agir ensemble ;
il les mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à
se mettre à part, il les isole ; ils se refroidissent les uns pour les
autres, il les glace… »[3] .
Description
frappante du phénomène de dislocation du réseau des relations sociales
mis par Bennabi à l’origine de la décadence et de la colonisabilité : «
Les complexes qu’une culture et une longue tradition ont déterminés
deviennent impropres à produire et à entretenir le mouvement social
normal, provoquant une espèce de paralysie dont les effets ne deviennent
visibles qu’à travers les épreuves d’une société et les vicissitudes de
ses institutions. »
Comme certaines maladies, la décadence
est héréditaire, elle est transmise d’une génération à l’autre par des
germes qui sont les représentations mentales, les habitudes, les
traditions… Bennabi écrit : «Toute modification d’un complexe
psychologique a pour conséquence une modification sociale
correspondante, en bien ou en mal[4]… Les idées sont les « microbes »
qui transmettent et perpétuent à travers le temps les maladies sociales…
»
C’est de
l’an 1369 après JC que Bennabi date le point d’inflexion de la
civilisation musulmane. Cette date correspond à la fin d’un cycle de
civilisation qui a commencé avec Abou Bakr et s’est terminé avec les
Almohades. On peut dire en gros que la civilisation islamique a connu à
l’intérieur de ce grand cycle un cycle proprement arabe (de la fondation
de l’Etat musulman à l’avènement des Abbassides en 750), un cycle
arabo-persan (de 750 à l’avènement des Mongols en 1258), un cycle
arabo-berbère en Afrique du Nord et en Espagne avec les Almoravides et
les Almohades, un cycle ottoman (de 1517 à 1924), ainsi que plusieurs
cycles à vocation régionale en Inde et en Asie centrale dans
l’intervalle.
Ce qui va
se passer, c’est une marche en arrière, une régression : l’homme
civilisé, ayant perdu son élan civilisateur, devient incapable
d’assimiler et de créer des idées ; il ne sait plus appliquer son génie
au sol et au temps ; la vie sociale fait place à la vie végétative, la
synthèse fondamentale (homme-sol-temps) se désagrège, l’homme
post-almohadien va remplacer le musulman civilisé et incarner la
colonisabilité.
Contemporain
et témoin de ce point d’inflexion, Ibn Khaldoun a dressé un tableau
saisissant de ce coucher de civilisation : « Le Maghreb n’était pas un
pays pauvre. Sous les Almohades il était dans de bonnes conditions avec
un revenu important. Mais, aujourd’hui, la situation est mauvaise parce
que le Maghreb est bien déchu de son faste d’antan…
Le temps
n’est plus où son rayonnement s’étendait entre la Méditerranée et le
Soudan, et du Sousse marocain jusqu’à la Cyrénaïque. Aujourd’hui c’est
presque partout un désert, sauf sur le littoral et les collines
voisines… Alors, le déclin commence, la prospérité diminue, la
population décroît, les techniques se ralentissent. En conséquence, on
perd l’habitude de bâtir des édifices élégants et solides, la main
d’œuvre diminue avec le nombre des habitants ; on ne trouve presque plus
de pierre, de marbre et d’autres matériaux, on utilise des pierres de
réemploi… Après quoi, on revient à la mode bédouine, avec du pisé au
lieu de pierres, et sans aucun ornement.
Les
villes retournent aux villages, aux hameaux, puis elles tombent peu à
peu en ruines… On dit couramment d’un pays civilisé qui se dépeuple
qu’il perd sa substance ; c’est au point que même les sources et les
rivières cessent de couler. Car les sources ne jaillissent que lorsqu’on
les creuse et qu’on en tire de l’eau : autrement dit, il faut y
travailler. C’est la même chose qu’avec les bêtes laitières. Des sources
qui ne sont plus utilisées et qu’on n’entretient plus se perdent sous
terre, comme si elles n’avaient jamais existé… Lorsque le vent de la
civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et sur l’Espagne, les
sciences y déclinèrent et toute activité scientifique y disparut, à
l’exception de rares traces individuelles… Si l’argent est rare
aujourd’hui au Maghreb et en Ifriqiya, ce n’est pas le cas chez les
Slaves et les Francs. S’il est rare en Egypte et en Syrie,
il ne l’est pas dans l’Inde, ni en Chine. Ce n’est qu’un instrument,
qu’un capital. C’est la civilisation qui en cause l’abondance ou la
rareté… Baghdad, Cordoue, Basra, Koufa… Au début de l’islam, c’étaient
des villes très peuplées et policées. Les sciences y étaient à l’honneur
et les habitants étaient versés dans la terminologie scientifique, dans
les différentes branches du savoir ; ils se posaient des problèmes et
inventaient de nouvelles spécialités. Ils étaient en avance sur les
anciens, comme sur les modernes. Mais, quand vinrent la décadence et la
dispersion, ce fut aussi la fin de la science et de l’enseignement dont
la tradition fut transportée ailleurs»[5].
Terrible
moment de vide historique où tout se fige comme sous l’effet d’un
sortilège. Mais tel un enchanteur qui se prépare à briser le sortilège,
Bennabi nous éclaire sur les dessous du mystère et note dans « Le
problème de la culture » : « Lorsque l’œuvre d’Ibn Khaldoun a vu le jour
dans le monde musulman, elle ne pouvait plus contribuer ni à son
progrès intellectuel, ni social, parce que dans cette étape elle
représentait une idée isolée du milieu réel. D’ailleurs, dans une
pareille étape, ce n’est pas seulement l’idée qui perd sa signification
culturelle, sa faculté de créer des choses, mais réciproquement la chose
elle-même ne peut plus engendrer des idées. Par exemple, à quoi aurait
servi la fameuse pomme de Newton si, au lieu de tomber sur l’illustre
mathématicien, elle était tombée sur son ancêtre de l’époque de
Guillaume le Conquérant ? Il est évident qu’elle n’aurait pas créé
l’idée de la gravitation, mais tout juste un petit tas de fumier parce
que l’ancêtre de Newton l’aurait tout simplement mangée. Il est donc
clair que l’idée et la chose n’acquièrent de valeur culturelle que dans
certaines conditions. Elles ne deviennent créatrices de culture qu’à
travers un intérêt supérieur sans lequel la vie dans le « monde des
idées » et le « monde des choses » se fige comme dans de simples musées
et perd toute efficacité sociale véritable. On peut interpréter cet
intérêt supérieur par rapport à l’individu comme la liaison organique
qui le lie au monde des idées et au monde des choses. Quand cette
liaison fait défaut, l’individu n’a plus de prise ni sur les idées, ni
sur les choses. Il glisse seulement sur la surface des choses sans les
pénétrer et passe à côté des idées sans les reconnaître. Et ce contact
superficiel ne fait naître aucune interrogation, aucun problème. Newton a
interrogé la pomme parce qu’il y était attaché par un intérêt
supérieur. A une autre époque, mille ans plus tôt par exemple, il
l’aurait simplement dévorée parce que « l’intérêt supérieur » faisait
encore défaut dans la société anglaise qui elle-même n’était pas née
encore. Inversement, personne dans la société musulmane jusqu’au XIX°
siècle ne pouvait plus interroger l’idée d’Ibn Khaldoun parce que cette
société n’avait déjà plus un intérêt supérieur à la base de son activité
intellectuelle et sociale. A partir de cette époque, le musulman
glissait à la surface des choses sans les pénétrer et passait à côté des
idées sans les comprendre parce qu’il n’avait plus de liaisons avec les
unes et les autres. Il ne résultait plus de sa rencontre avec les
réalités sociales ce choc impétueux qui les transforme et le transforme
lui-même ».
L’année
1492 qui marque la chute de Grenade, dernier émirat musulman en Europe,
est aussi celle de la découverte de l’Amérique qui marque le début du
monde moderne. Les musulmans ne sont plus en état de sommer les autres
de s’islamiser. Au contraire, ce sont les autres qui les invitent à
changer de foi. C’est ainsi qu’en 1461, Pie II appelle le sultan ottoman
à se convertir au christianisme : «Tu es sans aucun doute le plus grand
souverain du monde. Une seule chose te manque : le baptême. Accepte un
peu d’eau et tu domineras tous ces couards qui portent des couronnes
sacrées et s’assoient sur des trônes bénis. Sois mon nouveau Constantin
et pour toi je serai un nouveau Sylvestre. Convertis-toi et, ensemble,
nous fonderons avec ma Rome et avec Constantinople – qui à présent
t’appartient – un nouvel ordre universel.[6]»
Alors que
la modernité pointe à l’horizon, le crépuscule étend son ombre sur le
monde arabe. Le Moyen-âge finit pour l’Europe et commence pour le monde
musulman. Les défaites et les pertes de territoires se succèdent depuis
la reprise de Tolède en 1085, de Cordoue en 1236, de Valence en 1246, de
Séville en 1248, de Gibraltar en 1462… Les premiers traités de
capitulation sont signés par l’Empire ottoman avec la France dès 1535,
suivis d’autres accords avec les Anglais et les Italiens qui
concurrencent le commerce musulman en Méditerranée grâce à des navires
plus performants.
Des
négociants et des comptoirs sont installés dans les principaux ports qui
facilitent le transfert du contrôle des routes commerciales, surtout la
fameuse route des Indes, vers les puissances européennes. Avec
Souleiman le magnifique (1520-1566) l’Empire ottoman arrive à son
apogée. A sa mort au champ d’honneur le déclin commence. Son fils, Sélim
II (1566-1574) était, comme Yazid le fils de Moawiya, surnommé «
l’ivrogne ». Sa flotte est battue à Lépante en 1571. Le commandant en
chef de la marine ottomane donne dans son rapport une explication au
désastre : « La flotte impériale affronta la flotte des misérables
infidèles et la volonté d’Allah se détourna dans un autre sens »[7].
Tandis
que les Occidentaux développent leur information et leur connaissance
des pays musulmans, ces derniers ne voient aucune raison de s’intéresser
à leurs modes de pensée, de vivre et de faire. L’orientaliste
anglo-américain Bernard Lewis note : «Du côté musulman, les réticences à
se rendre en Europe étaient grandes. Les juristes musulmans ont décrété
qu’un musulman ne peut pas vivre en bon musulman dans une terre
infidèle… La conquête de l’Espagne soulevait un problème plus délicat
encore : quand une terre musulmane est conquise sur les chrétiens, les
musulmans peuvent-ils rester sous domination chrétienne ? Là encore, de
nombreux juristes répondent par la négative.»
L’Occident
émerge de la barbarie et, avec la Renaissance, se lance dans l’ère des
découvertes et du progrès ; il s’affranchit de la tutelle intellectuelle
musulmane après en avoir intégré ce qui pouvait l’intéresser et se fixe
de nouveaux horizons ; la Réforme libère sa créativité philosophique et
technique.
Le monde
musulman ne remarque pas les importantes transformations mentales,
techniques et militaires survenues dans cette aire qu’il dédaigne et
tient pour le territoire de la mécréance. L’Autriche, la Russie et la
Pologne s’allient et battent les Turcs auxquels elles arrachent
d’importantes possessions. L’expansion de l’islam dans le monde est
définitivement stoppée.
C’est alors que les Ottomans prennent
conscience de la puissance militaire et technique de l’Europe et
envisagent les premières réformes.
Bernard
Lewis décrit les circonstances morales et psychologiques de cette prise
de conscience : « Pendant des siècles, la réalité semble confirmer la
vision que les musulmans avaient du monde et d’eux-mêmes. L’islam
représentait la plus grande puissance militaire : au même moment, ses
armées envahissaient l’Europe et l’Afrique, l’Inde et la Chine. C’était
aussi la première puissance économique du monde, dominant le commerce
d’un large éventail de produits grâce à un vaste réseau de
communications en Asie, en Europe et en Afrique … Dans les arts et les
sciences, l’islam pouvait s’enorgueillir d’un niveau jamais atteint dans
l’histoire de l’humanité… Et puis, soudain, le rapport s’inversa…
Pendant longtemps, les musulmans ne s’en rendirent pas compte… La
Renaissance, la Réforme, la révolution technique passèrent pour ainsi
dire inaperçues en terre d’islam… La confrontation militaire révéla la
cause profonde du nouveau déséquilibre des forces… C’étaient
l’inventivité et le dynamisme déployés par l’Europe qui creusaient
l’écart entre les deux camps ».
Le symposium international organisé à
Bordeaux en juin 1956 pour étudier les causes du déclin culturel dans
l’histoire de l’islam a établi qu’il n’y eut plus de savants musulmans
après l’inventeur du principe logarithmique, le mathématicien algérien
Ibn Hamza al-Maghribi, auteur de « Tuhfat al-adâd fil-hisâb », qui parut
en Turc sous le règne de Mourad III (1574-1595)[8].
En 1799, les Anglais signent un traité
d’alliance avec Istanbul en contrepartie de nouvelles concessions. En
1802, la France reçoit les mêmes privilèges. En 1819, les Britanniques
s’installent à Bahrein. En 1830, l’Algérie
est occupée par les Français et devient une colonie de peuplement. En
1839, la Grande Bretagne s’empare de Aden et de la Côte des pirates
(Emirats arabes).
En 1856,
au Congrès de Paris, les grandes puissances obtiennent la main mise sur
les ressources des territoires ottomans et un contrôle financier sur ses
recettes. En 1859, la France occupe la Mauritanie. En 1864, les
Espagnols pénètrent au Sahara occidental. En 1881, la France place la Tunisie
sous protectorat. En 1882, l’Egypte, en difficulté financière, est à
son tour mise sous protectorat par l’Angleterre. Cette dernière détache
le Koweït de Basra, en 1899. En Perse, le Shah Nasr-Eddin est assassiné
en 1896 pour avoir accordé des concessions de pétrole et de pêche aux
Russes et de tabac aux Anglais.
En 1912, le Maroc
est placé sous protectorat par la France alors que la Libye est envahie
par l’Italie. En 1916, les accords secrets de Sykes-Picot-Sazonow sont
signés à Saint-Petersbourg entre la France, l’Angleterre et la Russie.
En 1917, Balfour proclame les droits des Juifs en Palestine. En 1919, la Grande –Bretagne signe avec l’Iran un pacte qui lui confie le contrôle de ses finances…
L’ensemble du monde arabo-musulman tombe
sous la domination économique et financière occidentale. C’en était bel
et bien fini de la civilisation musulmane, jusqu’à ce que le
colonialisme vienne secouer par ses violences et ses défis la conscience
musulmane : « Ce n’est pas sans raison que le monde musulman qui
dormait profondément depuis six ou sept siècles s’est réveillé
soudainement au début du XXème siècle. Qui lui a dit que c’était l’heure
du réveil ? Peut-être avait-on fracturé la porte, ébranlé la maison,
emporté pas mal de choses précieuses et des tapis moelleux sur lesquels
nous eussions pieusement continué à dormir… Si c’est cela le fait
colonial, il faut avouer que c’est lui qui nous a réveillés, plus ou
moins brutalement, mais tant pis pour les délicats qui s’endorment après
de plantureux repas… » (les « CR »).
Nourredine Boukrouh
[1] Selon
Aboul Fedda, cité par G.H Bousquet in « Classiques de l’islamologie ».
Par ailleurs, Mawdudi nous apprend dans son livre « l’Etat idéologique »
que « les guerres menées par le Prophète en cinq ans pour la conquête
de l’Arabie n’ont pas fait plus de 1200 victimes de part et d’autre ».
[2]
Lorsqu’il reçut la capitulation de l’Empereur byzantin Michel II,
Al-Ma’moun lui demanda au titre des dommages et intérêts de lui remettre
les ouvrages des philosophes non encore traduits en arabe.
[3] Alexis de Tocqueville : « L’Ancien régime et la révolution », Ed. Mouyer, Paris 1967.
[4] C’est
Jung qui a découvert les « complexes » qu’il a définis comme étant des «
images émotionnelles douées d’une forte cohésion intérieure ».Bennabi a
une définition propre du « complexe psychologique » qui est la fixation
des habitudes, des traditions, des goûts dans les structures mentales
et les comportements. Il est la traduction de tout ce qui est hérité de
la société : « C’est le mobile qui transforme instantanément une
habitude, bonne ou mauvaise, une tradition en usage, un acte concret,
bon ou mauvais ». C’est l’archétype, l’idée, qui s’intègre à notre
éthique personnelle sous forme de canevas mental de notre comportement
social (Cf. « Le problème des idées », ébauche de 1960).
[5] « al- Muqaddima », trad. V. Monteil, Ed. UNESCO, Beyrouth, 1968.
[6] Jacques Attali : « 1492 », Ed. Fayard, Paris 1991.
[7] Cité in Bernard Lewis : « Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la modernité », Ed. Gallimard, Paris 2002.
[8] Cf.
Actes du symposium publiés sous le titre « Classicisme et déclin
culturel dans l’histoire de l’islam », Ed. G.P Maisonneuve et Larose,
Paris 1977.