Politique magazine
par Gustave Sombreval
Comment notre société peut-elle à la fois s'enorgueillir d'avoir « conquis » le droit au blasphème tout en abaissant toujours plus son seuil de tolérance dans le domaine de l'humour ? C'est que si l'influence des religions peut disparaître, celle de la sacralité demeure toujours...
En
mettant en avant le « risque sérieux que
soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et
principes, notamment de dignité de la
personne humaine, consacré par la Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen et par la tradition républicaine » [1], le Conseil d'État a rendu une « décision historique » (Aurélie
Filippetti). Il convient tout d'abord de rappeler, en préambule, que la plus
haute juridiction de notre pays opère ici, sans doute en conscience (?), un
grave contre-sens qui est le cœur de notre sujet.
Car
que dit en réalité la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen de 1789 (la distinction des dates est ici primordiale) ?
-
Article 1 : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.
Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.
-
Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation
des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la
résistance à l'oppression.
Notons
que toute notion « d'atteinte à la
Dignité humaine » est, ici, inexistante.
La
question se pose donc de savoir où est-ce qu'elle apparaît dans les textes qui
font sens aujourd'hui pour que le Conseil d'État s'emploie à l'invoquer afin de
légitimer la censure de Dieudonné «M'Bala M'Bala». La réponse est,
contrairement à ce que présume le communiqué, à trouver du côté de la Déclaration universelle des droits de
l'homme de 1948 :
- Article
1 : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience
et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.
- Article
2 : Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés
proclamés dans la présente Déclaration, sans
distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de
religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou
sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation [2].
En
d'autres termes, le Conseil d'État insère dans la Déclaration de 1789 la Dignité présente dans la Déclaration de 1948, prétextant qu'il
s'agit là de s'inscrire dans la « tradition républicaine » - ce
qui est, nous l'avons vu, faux -, tout en se refusant d'évoquer la Liberté,
pourtant premièrement citée dans les deux ! Il est pourtant évident que la
Déclaration de 1789, héritée des idées
libérales du monde anglo-saxon, ne pouvait faire présider au-dessus de la
Liberté un concept aussi difficile à cerner que l'atteinte à la dignité humaine.
Dignité : le nouveau paradigme de
l'Occident ?
Par
cette confusion, voulue ou non, le Conseil d'État a le mérite de stopper,
enfin, l'hypocrisie sur ce mensonge qui consiste à poser la Liberté comme socle
de nos valeurs. En effet, l'« affaire Dieudonné » vient clairement confirmer le
remplacement, par la Dignité, de la Liberté comme notre nouveau paradigme
philosophique. Ce glissement, enclenché au sortir de la Seconde Guerre
mondiale, s'inscrit d'ailleurs dans ce que le sociologue Norbert Élias a nommé
le « processus de civilisation »(3), c'est-à-dire la féminisation progressive de nos rapports, et le dégoût
toujours plus prononcé de la société civile à l'égard de la violence, qu'elle
soit physique ou verbale.
Notre
société a fait le choix de l'apaisement, et donc de son corollaire : la limite
; sans comprendre qu'une société apaisée n'est pas une société où les problèmes
ont disparu. Ils sont seulement étouffés, mis sous couvercle par un lourd
arsenal judiciaire. Puisqu'il ne peut être acceptable de « rire de l'Autre »,
cet Autre issu des « minorités », d'atteindre sa dignité, alors
faisons en sorte qu'il soit, au moins dans un premier temps, juridiquement inatteignable. Et la
morale suivra, bien naturellement, un
jour... La judiciarisation de la pensée demeure donc logiquement l'arme
suprême de la société apaisée.
L'interdiction a
priori du spectacle de Dieudonné constitue son dernier exploit. Il
faudra dorénavant surveiller tout œuvre qui va comporter une dimension « pamphlétairisante »
trop forte. C'est-à-dire celle où la visée est clairement établie, où les coups
portés sont efficaces dans le sens où ceux qui les reçoivent, « souffrent »
[4]. À ce titre, l'analyse faite par le philosophe François L'Yvonnet, qui
distingue humoriste et amuseur de Cour, est implacable [5]. Notre époque était
confortablement installée dans la dérision où trônent en parfaits maîtres des
lieux les Stéphane Guillon et autres Nicolas Bedos. Comme l'explique L'Yvonnet,
ces comiques sont le pouvoir et sont le système ; jamais virés, tout juste
déplacés à l'intérieur de celui-ci, ils concentrent certainement en leur
personne quelques inimitiés ; inimitiés oui, mais précisément, « de Cour ».
Soit l'art de se faire gronder par le roi, mais à sa table.
Ce
pourquoi ils échappent à l'embastillement, ne serait-ce que morale, réside dans
cet usage immodéré de la dérision. Enlever tout ce qu'il y a de véritablement
politique, gênant, et ne s'attaquer qu'à l'accessoire (Nicolas Sarkozy, petit nerveux ; DSK, queutard ; Martine Aubry, bulldog ; George W. Bush, véritable idiot...). Un type d'humour
consacré par les Guignols de l'info, absolument inoffensif, au point que les
politiques s'efforcent de faire au mieux pour disposer, enfin, d'une
marionnette à leur effigie... Pas sûr que les mêmes se seraient battus pour se
retrouver dans un sketch de Desproges. La dérision apparaît donc confortable à
la fois pour le comique, qui ne prend pas de risque, et pour le politique qui
lui fait face, apparaissant « sympa » car assez humble pour rire de
lui. Gagnant, gagnant...
Déjà des premières victimes ?
« Le
Mur » est venu chambouler les repères de notre société où la sacralisation
de l'Autre, forcément intouchable, « digne », a été bafouée [6]. Que
la shoah ait été une horreur, nul n'est en mesure de le réfuter, mais pourquoi
la sacraliser ? Car c'est bien ce qui est reproché au comique
franco-camerounais : d'avoir fait rire avec le juridiquement inacceptable. La
shoah avait été séparée dans la sphère du sacré, et Dieudonné l'a restituée à
l'usage commun. Se pose alors la question du devenir de ce genre d'humour
profane où l'Autre est dépouillé de son caractère intouchable (divin ?).
Le
film Case Départ, qui tourne en
dérision ce qu'a été l'esclavage, porte-t-il atteinte à la dignité humaine ?
Sans aucun doute. Le sketch, absolument déroutant, du Comte de Bouderbala sur
les roumains aux États-Unis - « sans
bras, sans jambes et parfaitement bilingues » - ne porte-il pas atteinte à
la dignité humaine ? Sans aucun doute. D'ailleurs, Nicolas Bedos est aussi en
train de faire les frais d'un laisser-aller verbal que la vigie, tant
médiatique qu'intellectuelle, ne laisse plus passer, ce qui, comme toute
situation où l'arroseur devient arrosé, prête à sourire. En utilisant
l'expression « autochtones oisifs »pour décrire certains Guadeloupéens dans une de ses chroniques pour
l'hebdomadaire Marianne, Bedos fils
s'est attiré les foudres du Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais et
Mahorais, qui y a vu « une grave
atteinte à l' honneur des Antillais ». Il est aujourd'hui mis en
examen pour « injures à caractère
racial ».
Nous
croyions les comiques conformistes à l'abri de l'arsenal judiciaire, même pas !
Mais le plus intéressant réside dans la défense choisie par Nicolas Bedos : il
s'explique. Il met en avant le second degré - pourtant évident - de son sketch,
rappelle qu'il n'est pas raciste et qu'au contraire sa chronique, bien conforme
au credo, combattait le racisme.
Bref, il s'acharne à démontrer qu'il n'a rien profané ! Autre exemple : Olivier
De Benoist, dans la nouvelle émission de Laurent Ruquier a ce petit mot : « Moi, président de la République, je suis
pour l'IVG. L'interruption de Valérie pour Gayet. En plus, prendre un scooter pour tirer, je n'ai rien inventé, Mohamed
Merah le faisait déjà ». Ni une, ni deux, Patrick Cohen a pris la
plume pour ajouter le nom de De Benoist sur sa liste de « cerveaux malades » [7], lequel a immédiatement regretté
son propos sur Twitter. Il y a aussi ce sketch du Grand débarquement, sur Canal
+, qui est venu tourner en dérision le génocide tutsi au Rwanda ; la chaîne
présente ses excuses avant de retirer le sketch de son site.
Reste,
enfin, Sébastien Thoen, qui a eu ces quelques mots pour Élie Semoun, encore sur
Canal + : «Tu n'as jamais plongé dans le
communautarisme... Certains l'ont fait... Tu aurais pu toi aussi t'afficher dans la
rue en vendant des jeans et des diamants à l'arrière d'une Smart en disant «
Israël a raison, nique la Palestine wouala... » Mais tu ne l'as pas fait...
Comme quoi, on peut être de confession juive et pas complètement
dégueulasse, n'en déplaise à certains». Se voyant étiqueté antisémite
potentiel par le CRIF, Thoen a eu le zèle d'ajouter une tournée - « mes excuses
? » - d'abord chez RCJ puis directement aux locaux d'Europe-Israël qui avait
lancé une pétition demandant son licenciement, afin, là encore, d'affirmer son
respect du nouveau credo.
Dans
tous ces exemples, les hérétiques ne s'excusent pas de leur performance, mais
de leurs conséquences ; pas de leur bon mot, mais de la blessure qu'il a
infligée. À la manière d'un Galilée qui ne regrette pas sa trouvaille, mais la
réception par les clercs de sa trouvaille !
La nouvelle hérésie
C'est
donc le rythme de la nouvelle République : une provocation, une excuse.
Existe-t-il pourtant plus hypocrite qu'un soldat qui après avoir visé la tête
fait le signe de croix ?
Ainsi,
les couvertures islamophobes de Charlie
Hebdo se voient défendues au nom de la liberté d'expression, comme le sont
ces diverses pièces de théâtre sur-subventionnées à coup d'argent public où un
portrait du Christ reçoit des gadins. Nous pourrions évoquer les actions
violentes des Femen, qui mettent du temps à être condamnées, et encore, d'une
voix feutrée...
Il y
a dans ces cas de figure un blasphème autorisé, pour lequel est absolument
rejetée la possibilité d'être « atteint
dans sa dignité ». Ce sont d'ailleurs souvent les mêmes - Fourest, Klugman,
Cohen, Barbier, etc... - qui, bien dans leurs bottes, vous expliquent les yeux
dans les yeux que les affaires ne sont pas sur le même plan sans se rendre
compte de la précision de cet argument. Ils ne le pensent certainement pas
ainsi mais, l'inconscience trahissant, il y a effectivement une valeur de plan
- terrestre / astral ? - qui entre en jeu dans leur faculté d'indignation. Ce
sont les curés de la morale laïque, au secours de l'Autre minoritaire, qui de
prêche en prêche intiment l'opinion publique à ne pas rire de tout. Sans doute
le malaise est plus profond : il nous semble qu'entre Français, rire de tout
est possible, et même salvateur. Mais entre communautés ?
Notre
ministre de l'Éducation, Vincent Peillon, figure parmi les plus honnêtes dans
l'entreprise forcée de laïcisation des esprits qui est en cours. Ses livres,
comme ses différentes interviews, font état d'une franche volonté de remplacer
le christianisme, du moins son influence, par une foi laïque présentée comme la« religion de la République ». « D'où l'importance de l'école au cœur du
régime républicain. C'est à elle qu'il revient [...] d'être la matrice qui
engendre en permanence des républicains pour faire la République, République
préservée, république pure, république hors du temps au sein de la République réelle,
l'école doit opérer ce miracle de l'engendrement par lequel l'enfant, dépouillé de toutes ses attaches
pré-républicaines (ndla : un baptême ?), va s'élever jusqu'à devenir le
citoyen, sujet autonome. C'est bien une nouvelle naissance, une transsubstantiation
qui opère dans l'école et par l'école, cette nouvelle Eglise, avec son nouveau clergé, sa nouvelle
liturgie, ses nouvelles tables de la Loi », écrit-il.
La
République, dans sa recherche du Sacré, a reçu le premier article de sa
Révélation : de l'Autre minoritaire, tu ne pourras pas rire.
[1]
Lire le communiqué dans son intégralité :
[2]
Lire à ce sujet :
KRETZMER
David, KLEIN Eckart, «The concept of human dignity in human rights discourse»,
La Hague, Kluwer law international, 2002.
[3]
ELIAS Norbert, «La civilisation des moeurs».
[4]
L'interdiction par un tribunal, et à la demande de la LICRA, de la mise au
pilori et du caviardage de livres publiés chez Kontre Kulture jugés antisémite
(malgré que figure parmi eux Le Salut par les Juifs de Léon Bloy), la maison
d'éditions d'Alain Soral, est à ce propos édifiante...
[5]
L'YVONNET François, «Homo comicus ou l'intégrisme de la rigolade».
[6]
d'après nous, un spectacle comme «Mahmoud» aurait bien pu faire l'objet de
cette même interdiction. Reste à savoir : pourquoi aujourd'hui ? Un article politique pourrait sans doute mieux nous
éclairer...
[7] Un
Mohammed Merah décrit comme un «tueur d'enfants». Il nous semblait pourtant que
Merah avait fait d'autres victimes...