En libraire le 6 février.
Préface de Paul Jorion
Je reste personnellement convaincu que la cause majeure de la crise
économique et financière actuelle réside dans des structures
défectueuses dont les vices sont exacerbés comme le dit Lord Adair
Turner par la représentation fausse qu’en offre la « science »
économique ou, pour utiliser les termes plus charitables qu’il emploie,
par « les interprétations simplistes qui en sont données et auxquelles
une confiance exagérée est accordée » (1). Il n’en reste pas moins que
le portrait d’un monde financier gangrené par la fraude que nous offre
dans les pages qui viennent Jean-François Gayraud est extrêmement
convaincant, constat tragique qu’il complète par la thèse audacieuse
d’un comportement de nos élites devenu mafieux, suite à leur conversion
au cynisme distillé par les écoles de commerce les plus prestigieuses
des deux rives de l’Atlantique, et très bientôt sûrement, présentes
partout à la surface du globe. Gayraud me rejoint cependant sur la
question des structures quand il examine in fine, le pouvoir de chantage
qu’exercent sur nous tous les établissements financiers trop gros pour
que la société dans son ensemble puisse ignorer le fait que leur chute
entraînera le système tout entier à leur suite.
Il existe au cœur même de nos sociétés
ce que nous avons pudiquement qualifié de « maux nécessaires » : des
pratiques dont ni l’autorisation pure et simple, ni la prohibition pure
et simple ne sont envisageables : la drogue, la prostitution, le
commerce des armes. Faute d’avoir jamais su vraiment comment s’y prendre
à leur sujet, nous prétendons leur livrer une guerre sans merci, mais
sans vraiment y croire et dans le cas de figure le plus favorable, en
refilant en réalité la patate chaude à la nation voisine, comme dans le
cas des États-Unis et du Mexique, bien illustré par Gayraud.
Comment gérer ces « maux nécessaires » ? Le choix est simple : soit
abandonner le secteur tout entier à des mafias qui s’érigent rapidement
en rivales des pouvoirs officiels (quand elles ne les phagocytent pas
entièrement), soit établir un modus vivendi en assurant les chenaux par
lesquels l’argent sale retrouve au bout du compte son chemin vers le
système financier officiel, moyen aussi de maintenir une surveillance
discrète sur ce qui s’y passe. Il faut alors, de temps à autre, pincer
une banque qui dépasse véritablement les bornes en la matière, quitte
pour le public de s’étonner, comme dans le cas de la banque britannique
HSBC, que les sanctions aient alors l’air de pure forme.
§
Il est bien sûr impossible de dire absolument tout sur tout et, dans
ses précédents ouvrages, Gayraud nous a déjà présenté d’autres facettes
de ce dont il nous entretient à nouveau aujourd’hui dans Le nouveau capitalisme criminel. Quelle est alors la représentativité des cas particuliers que l’on trouve rapportés dans le présent livre ?
Pensons d’abord au cas de la BCCI, banque en trompe-l’œil des années
1980, servant de façade à un ou à plusieurs services secrets, dont la
CIA, qui n’apparut riche que parce qu’on imaginait à tort que de
véritables riches lui faisaient véritablement confiance (alors qu’ils se
contentaient de lui prêter leur nom contre rémunération), est-elle
tombée au titre de seule pomme pourrie au sein du panier, ou bien la
pourriture visible en son cœur quand elle s’est écrasée au sol est-elle
celle qui se découvrirait semblablement dans chaque banque éventrée
accidentellement ? C’est Franco Modigliani, prix Nobel d’économie en
1985, qui affirmait que toute banque apparemment en bonne santé est en
permanence, dans certains de ses départements, une pyramide : une
machine de Ponzi qui vit essentiellement sur la réputation de la banque
d’être honorable.
S’agit-il donc avec la BCCI d’un cas isolé ? ou bien s’agit-il en
réalité d’un cas typique qui n’a dû qu’à la malchance de faire un jour
l’actualité ? Question extrêmement difficile à trancher ! De même pour
le Japon, nation semi-bureaucratique, semi-mafieuse, ayant passé un
compromis avec ses Yakuza pour de multiples tâches dont on imagine mal
que s’en acquitteraient des gens comme il faut, tel le recouvrement des
dettes ou l’intimidation des petits porteurs dans les assemblées
d’actionnaires.
Le Japon est-il l’exception qui confirme la règle ou bien une
illustration convaincante de la règle elle-même ? Si la seconde branche
de l’alternative est la bonne, espère-t-on vraiment pouvoir faire
fonctionner dans ce pays des centrales nucléaires dont – nul ne l’ignore
– le fonctionnement exige une sûreté absolue dans tous ses détails et à
toutes les étapes du processus ? Qu’en est-il si chacune des parties
prenantes s’est acquittée de sa tâche en opérant des raccourcis ou en
faisant des économies de bouts de chandelle en remplaçant la bonne
qualité fiable par de la camelote ? Et quand survient la catastrophe, ce
sont les Yakuza qui assembleront une armée d’asservis pour dette trop
contents de se refaire un peu sur le plan financier – sinon sur celui de
la santé – pour aller assurer dans des conditions rocambolesques le
démantèlement et la décontamination des centrales éventrées. Et si le
Japon n’est nullement exceptionnel, ni sous ce rapport, ni sous un
autre, qu’en est-il de la sécurité du nucléaire civil à l’échelle de la
planète ?
Que le Japon soit la règle plutôt que l’exception dans les
accommodements avec le ciel et autres libertés prises avec les grands
principes, se confirme quand on constate le même genre d’errements dans
d’autres pays. Ainsi, aux États-Unis, où la banque britannique HSBC se
voit pratiquement exonérée alors qu’elle a été prise la main dans le sac
d’un blanchiment massif d’argent sale, parce que la punir pour ses
turpitudes, ce serait, selon les dires d’Éric Holder, l’Attorney
Général, l’équivalent de notre ministre de la justice : « mauvais pour
l’économie américaine et peut-être même pour l’économie internationale
».
Comme Holder le laissa entendre, dans le monde d’aujourd’hui, les
établissements financiers « Too Big to Fail », trop gros pour que leur
chute n’entraîne pas celle du système financier tout entier à leur
suite, sont aussi « Too Big to Jail » : trop gros pour pouvoir être
poursuivis en justice, c’est-à-dire exhaussés de facto au-dessus des
lois. Y a-t-il là cependant rien de bien neuf ? N’est-ce pas M. de La
Fontaine qui écrivait dans la seconde moitié du XVIIème siècle déjà : «
Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous
rendront blanc ou noir ». Ou bien ne s’agit-il là que du fonctionnement
effectif de nos institutions, soudain apparu lisible en surface du fait
de la crise mais par ailleurs nullement exceptionnel ?
§
La question que pose Le nouveau capitalisme criminel est de
savoir dans quel monde nous vivons véritablement, par delà les
apparences de démocratie, le régime initialement choisi par nous et qui
recueille toujours nos suffrages. La démocratie existe-t-elle encore et
s’il semble que oui, cette apparence n’est-elle pas trompeuse :
n’est-elle pas seulement le fruit d’un décor habilement peint en
trompe-l’œil ? Répond très crûment à cette question, un article fameux
d’une équipe de l’Institut polytechnique de Zurich composée de Stefania
Vitali, James B. Glattfelder, et Stefano Battiston (2), article publié
en 2011, consacré au réseau de contrôle des firmes mondiales, sur lequel
mon blog fut le premier à attirer l’attention dans le monde francophone
(Gayraud rappelle que Le Monde seul en parlera dans la presse
ayant pignon sur rue, en novembre de cette année là, soit deux mois
après le débat qui avait eu lieu sur mon blog). Il est mis en évidence
dans cet article qu’un petit groupe de 147 firmes contrôle 40 % de la
finance et de l’économie mondiales ; le nombre monte à 737 si l’on veut
atteindre les 80 %.
Si le groupe de Zurich analysa pour la première fois les données
susceptibles de faire apparaître une telle concentration, la question se
pose de savoir depuis combien de temps il en est ainsi ? Comme Gayraud
le rappelle, on évoque traditionnellement en France les 200 familles :
les 200 principaux actionnaires de la Banque de France qui, jusqu’en
1936, constituaient son assemblée générale, dont Édouard Daladier,
Président du Conseil, disait en 1934 : « Deux cents familles sont
maîtresses de l’économie française et, en fait, de la politique
française. Ce sont des forces qu’un État démocratique ne devrait pas
tolérer, que Richelieu n’eût pas tolérées dans le royaume de France.
L’influence des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur les
transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent au pouvoir
leurs délégués. Elles interviennent sur l’opinion publique, car elles
contrôlent la presse. » Mais, comme le soulignent les auteurs de l’étude
zurichoise, avec la concentration vient aussi la fragilité :
l’imbrication des contrôles mutuels facilite les effets de contagion,
comme le mit en évidence l’effondrement financier auquel on assista au
cours de la troisième semaine du mois de septembre 2008 durant laquelle
l’équivalent de mille milliards de dollars (750 milliards d’euros)
durent être injectés dans le système financier pour empêcher sa
paralysie totale.
Quand l’œil décèle l’illusion, comme c’est le cas aujourd’hui, la
forteresse inexpugnable du capitalisme, minée par les inégalités
criantes dans le partage de la richesse et par la spéculation, apparaît
en pleine lumière comme le château de cartes qu’elle est en réalité. La
panique s’installe alors et chacun court, accompagné des siens, vers les
canots de sauvetage ou vers les radeaux qui sont à sa portée : qui,
s’il a fait partie des bénéficiaires de l’illusion, en achetant une île
en Micronésie et en la transformant en fortin, qui, s’il a fait partie
des dupes, en achetant des pièces d’or et une arme à feu pour se
protéger de la convoitise d’autres misérables comme lui.
Les exemples récents abondent où le grincement devenu trop strident
des poulies en coulisse, l’effondrement de l’un des décors en
carton-plâtre de qualité trop médiocre, détruit l’illusion pour un
public pourtant tout disposé à avaler de nouvelles couleuvres, à prendre
de nouvelles vessies pour de nouvelles lanternes. Apparaît ainsi aux
yeux de tous la collusion des autorités et des établissements
financiers, enfreignant d’un commun accord les principes de saine
gestion pour sauver in extremis un système entièrement déréglé.
C’est à quoi l’on assista par exemple en 2008 au Royaume-Uni quand
les autorités contactèrent discrètement les banques pour leur enjoindre –
sur un ton allusif – de sous-évaluer les taux LIBOR exigés d’elles par
leurs consœurs, pour tenter de berner le marché des capitaux quant au
niveau d’insolvabilité globale atteint en réalité. Quand le numéro deux
de la banque d’Angleterre, Paul Tucker, fronçant les sourcils comme dans
un film muet de la bonne époque, se tournera quatre ans plus tard vers
la Barclays, l’une des banques qui avait contrevenu aux règles selon les
instructions qu’il lui enjoignait, pour faire croire qu’un semblant
d’ordre était maintenant rétabli, la Barclays, en la personne de Jerry
del Missier, son Chief Operating Officer, vendra la mèche ; les ficelles
entremêlées des deux marionnettes seront pleinement visibles quand
celles-ci s’entraîneront mutuellement dans leur chute.
L’intérêt général n’est plus aujourd’hui garanti parce que les
principes sont respectés, mais plus pragmatiquement parce que tout est
fait pour éviter que le système financier ne tombe en panne, quels que
soient les effets de miroir, les brumes artificielles et les hocus pocus
qu’il faille mobiliser pour maintenir les apparences, et quelles que
soient les exonérations rétrospectives des financiers coupables des
pires excès. Les Français et les Belges conserveront un souvenir cuisant
des exactions des dirigeants de la banque Dexia que la fièvre de l’or
avait rendus fous, escroqueries sur lesquelles la raison d’État exige
que l’on fasse maintenant une croix.
§
Aussi familier que tout ceci devienne, il faudrait encore pour que
cela change, que quelqu’un ait à s’en plaindre. Or qu’importe que le High Frequency Trading
ait permis aux gouvernements de manipuler les cours de la Bourse à la
hausse, puisque cela fait croire, dans une prophétie auto-réalisatrice,
que l’économie recouvre la santé et chacun s’en réjouit, les non-dupes
au même titre que les dupes. Or qu’importe que les niveaux de taux du
LIBOR soient manipulés à la baisse, dans un effort conjoint de ceux qui
devraient faire respecter l’ordre et de ceux qui ont fait profession de
le contourner, puisque ce sont ces taux artificiellement bas que l’on
exige aussi des particuliers sur leurs emprunts et que la fraude les
favorise donc également.
L’épargne des ménages américains de la classe moyenne est
traditionnellement composée d’environ 40 % d’actions de sociétés et de
60 % de fortune captive dans les murs du logement. Quand la bulle de la
Bourse s’effondra en 2000, et que la part actions de l’épargne se
dégonfla, le gouvernement américain encouragea une bulle sur l’autre
versant : celui de l’immobilier résidentiel. Quand vint le tour pour ce
dernier de s’effondrer en 2007, le même gouvernement encouragea une
nouvelle bulle boursière, fermant pudiquement les yeux sur les
manipulations à la hausse – s’il devait être prouvé qu’il n’en était pas
en réalité le véritable commanditaire. Mais qui dans la classe moyenne
s’en offusquerait au nom de principes aussi peu pertinents en la
circonstance que la morale ou l’honnêteté, puisque l’intérêt général est
que le patrimoine se refasse une santé ?
§
La prétention séculaire de la finance à l’extraterritorialité de son
domaine par rapport à la morale semble avoir triomphé. La « rationalité »
supposée de l’homo oeconomicus transcende les catégories
éthiques. Souvenons-nous tout de même qu’il ne s’agit nullement de
rationalité au sens où on l’entend généralement mais, comme l’écrit très
bien Gayraud, d’un simple « comportement carnassier ». Le semblant
triomphe sous toutes ses formes : la finance n’est plus qu’un immense
village Potemkine, les clients les plus importants de Madoff étaient au
courant de la supercherie et se taisaient, les nouvelles règles
comptables permettent aux dirigeants des entreprises de piller la
richesse de celles-ci selon leur bon vouloir, le High Frequency Trading légitime le piratage des marchés boursiers par des hackers, mais qu’importe puisque chacun s’y retrouve !
Que la machine financière parvienne encore à fonctionner malgré le
délabrement avancé qu’on lui constate met en lumière une vérité que les
gens en place s’accordent à masquer : que la création de richesses à
cessé d’exiger du travail humain. S’acquittent désormais de toutes les
tâches, les robots qui ont envahi les usines, les « algos » qui passent
leurs ordres sur les marchés au comptant et à terme – plusieurs milliers
de ces ordres à la seconde, ainsi que les logiciels qui remplacent
inexorablement les braves gens qui s’imaginent encore irremplaçables
parce que, plutôt que leurs bras, c’est leur cerveau qu’ils emploient.
Les « gains de productivité », la richesse créée par le travail de
machines qui n’exigent pas d’être rémunérées parce que le couvert et le
coucher leur sont assurés, sont en effet redistribués entre d’une part,
dividendes et versements d’intérêts qui vont aux détenteurs du capital :
les « capitalistes » à proprement parler et, d’autre part, les salaires
et bonus démultipliés qui vont aux « entrepreneurs » : industriels ou
chefs d’entreprise. Si l’on veut qu’il en soit autrement, il faudra que
l’exigent ceux qui travaillaient à l’époque où existait encore de
l’emploi, parce que la logique des choses d’aujourd’hui, quant à elle, à
cessé de l’exiger.
§
Terminons sur une note personnelle : tout ceci, à l’écrire, fait sens parce qu’il rejoint le parcours d’une vie.
Plusieurs mois avant que je ne découvre l’anthropologie et la
sociologie qui deviendraient mes disciplines, je m’étais inscrit au
départ dans une école de commerce. Après quelques jours de cours
seulement, c’est un clin d’œil adressé à l’amphithéâtre bondé par le
professeur de comptabilité qui m’en chassa. Ayant décrit dans une
première colonne l’opération passée, il avait mis sur le tableau dans
une seconde colonne sa transposition comptable maquillée, avant
d’adresser un clin d’œil appuyé à son auditoire. Bien des étudiants
présents avaient dû en conclure aussitôt qu’ils étaient exactement là où
ils souhaitaient être.
Je m’inscrivis à la place en faculté de sciences économiques. C’est
un autre sentiment qui me chassa de ce deuxième endroit. Je me préparais
durant mon adolescence à devenir « savant », chimiste ou biologiste.
Aussitôt que les premières équations de « science » économique furent
inscrites au tableau noir, le sentiment d’une imposture s’imposa à moi :
si ce qui m’était montré là présentait bien les signes extérieurs de la
scientificité, il ne s’agissait pourtant sans aucun doute possible que
d’une sinistre mise en scène. Dix ans plus tard je commençais d’en
apporter les preuves.
Les dix-huit années que je passerais ensuite dans le milieu bancaire
me révéleraient encore autre chose : la tolérance à la fraude exigée de
ceux qui aspirent à crever le plafond de verre qui sépare les
techniciens de la finance des dirigeants des établissements bancaires.
Ce cynisme du « pas vu, pas pris » y porte un nom en langage codé : on
l’appelle dans les hautes sphères, « esprit d’équipe ». Et c’est
l’esprit d’équipe conçu de cette manière qui s’inculque dans les écoles
de commerce. C’est au sein de celles-ci également que, comme à su le
démontrer Donald MacKenzie (3), on apprend à ignorer le démenti par les
faits, la révérence manifestée envers les modèles qui « conviennent »
aux milieux financiers ayant à l’intérieur de leurs murs et sur leurs
bancs, acquis priorité sur tout autre type de considération. Nous en
payons là aussi aujourd’hui les conséquences.
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(1) « … there is also a strong belief, which I share, that bad
economics – or rather over-simplistic and overconfident economics –
helped create the crisis », dans « Economics, conventional wisdom and
public policy », par Adair Turner, Institute for New Economic Thinking
Inaugural Conference, Cambridge, avril 2010
http://www.findthatpdf.com/search-73415841-hPDF/download-documents-inet-turner-cambridge-20100409.pdf.htm
(2) Stefania Vitali, James B. Glattfelder, et Stefano Battiston, «
The network of global corporate control », arXiv:1107.5728v1 [q-fin.GN]
28 Jul 2011
(3) Donald MacKenzie, An Engine, not a Camera. How Financial Models Shape Markets, Boston : MIT Press 2006