La très grande évocation du mythe provient effectivement d’une
mobilisation exceptionnelle due à plusieurs facteurs. Le souci des
proches de Jean Monnet de légitimer un pouvoir, alors que l’homme n’a
jamais connu l’onction populaire et que sa méthode s’apparente au
système technocratique, le fonctionnalisme. L’idée de « l’homme
providentiel » compensera ce déficit de légitimité.
L’utilisation de relais très porteurs, comme la possibilité donnée à François Fontaine, un proche (chef de son cabinet au commissariat au plan, directeur du service de presse de la Haute autorité de la CECA, etc.), de reproduire indéfiniment « l’exercice de commémoration journalistique » avec l’appui du journal Le Monde et des services de la communication politique au sein des institutions européennes (directeur du bureau d’information des Communautés) que
perpétuera son fils Pascal Fontaine, facilitera la publication et la
réédition régulière et à grande échelle dans tous les pays européens des
plaquettes, brochures, ouvrages développant la commémoration du mythe (ex : Pascal Fontaine, 9 mai 1950 : L’Europe est née, Sept jours qui ont fait l’Europe, 1987).
Cette dernière n’aura d’ailleurs pas tardé à bénéficier d’une
reconnaissance officielle avec l’institution du 9 mai comme « journée de
l’Europe » par le Conseil européen, donnant lieu dans tous les pays
membres à des manifestations et des exercices pédagogiques, notamment en
direction des écoles, avec, pour objectif, cette construction collective des origines.
Le rôle des Mémoires de Jean Monnet est également moteur dans
l’inscription décisive du mythe au sein de la discipline historique, et
dont on sait maintenant combien elle doit en réalité aux Fontaine père
et fils et, en amont, à l’équipe d’historiens autour de Jean-Baptiste
Duroselle. Ils disposaient pour ce faire de subventions de la
fondation Ford, tout comme le centre de recherches européennes (CRE)
devenu fondation Jean Monnet pour l’Europe, et le comité d’action pour
les Etats-Unis d’Europe fondé par Jean Monnet lui-même et disposant d’un
centre de documentation.
En consultant l’ensemble des manuels d’histoire de la construction
européenne de premier et de second cycle on peut également constater
combien l’historiographie s’est normalisée dans l’uniformisation de la
présentation du grand homme et de la récurrence d’une représentation
providentialiste des origines, la journée où « L’Europe est née ».
Notamment d’une part en raison de l’extrême difficulté pour les
universitaires et les chercheurs de pouvoir valoriser un travail se
distinguant de la version mythique, et d’autre part de la concentration
des sources et archives au sein d’institutions et d’organes participant
de cette représentation.
Le mythe a ceci de particulier qu’il offre une représentation globale de
l’époque à partir d’une matrice unique qui est celle d’un homme créant
les conditions de l’institution de « l’Europe » par son engagement total
et désintéressé en faveur de cet objectif forcément de niveau
quasi-civilisationnel. Ce qui permet à la cosmogonie communautaire
actuelle de revendiquer l’illusion d’agir à cette échelle de
responsabilité, mais aussi d’écarter les faits qui pourraient apporter
quelques correctifs à l’unicité de la figure paternelle et tutélaire sur
le « processus » prolongé jusqu’à maintenant.
Christophe Réveillard, Mythes et polémiques de l’histoire
Orages d'acier