Orages d'acier et leplus.nouvelobs
Les militaires français sont tenus au devoir de réserve. Ils sont
pourtant plusieurs à faire savoir, depuis quelques semaines, que la loi
de programmation militaire 2014-2019 est une catastrophe pour l'armée.
Le général Jean-Claude Thomann, ancien commandant de la Force d'action
terrestre, explique pourquoi dans cette tribune rédigée au nom des
Sentinelles de l'Agora, club de réflexion regroupant des officiers
supérieurs et généraux.
Cercle de réflexion sur les problématiques de défense, le Club des
Sentinelles de l'Agora a diffusé récemment un manifeste pour la
sauvegarde de l'armée française. Cette
armée est en effet en cours de démantèlement après avoir subi, depuis
la chute du mur de Berlin, des attritions successives de format et de
moyens telles que sa capacité à intervenir est désormais en question.
Alors qu'en 2012, un rapport du Sénat mettait en exergue "la juste insuffisance" de nos forces, il
est probable que la loi de programmation militaire 2014-2019 conduise à
l'impuissance définitive de ces forces à remplir les missions qu'elles
sont censées exécuter à l'avenir.
L'Europe de la paix ne signifie pas la disparition des armées
Considérer que la réduction drastique de nos capacités d'emploi de la
force armée conventionnelle est une tendance logique dans une Europe en
paix pourrait être un contre-sens mortel pour le futur dans la mesure
où, partout hors d'Europe, on réarme.
Dans le contexte de la mondialisation, la bataille pour l'accès aux
ressources indispensables à la vie et au fonctionnement de sociétés
évoluées ne fait que commencer, alors que par ailleurs l'Histoire nous
apprend que la rareté des ressources et les changements d'équilibres
démographiques se traduisent toujours par des affrontements sanglants.
Si la dissuasion nucléaire, seul domaine où ne nous baissons pas la garde, conserve sa valeur de garantie ultime, elle
perd toute crédibilité dès lors qu'elle n'est pas couplée à des forces
conventionnelles suffisantes pour graduer d'éventuelles escalades entre
adversaires et légitimer sa menace d'emploi. Le tout ou rien
nucléaire est un non-sens. Or nous y allons en réduisant sans cesse le
choix des options conventionnelles disponibles.
Le risque de "surprise stratégique" n'est pas négligeable
Les risques de désagréable "surprise stratégique" ne sont pas
négligeables : qui avait prévu les révolutions arabes, l'émergence d'un
terrorisme mondialisé, ou encore le génocide du Rwanda ? Et venir en
aide à des États légitimes menacés, protéger des populations victimes de
"l'inhumanité", redonner la paix à des régions qui sont sorties de la
normalité reste un devoir.
Il est aussi de notre intérêt premier de vivre, commercer, échanger,
circuler, dans un monde aussi apaisé que possible et l'emploi de la
force armée est malheureusement souvent la condition sine qua non pour lancer un processus de retour à la paix.
Se priver de cette capacité d'agir n'est pas rendre service à la cause
de la paix dans un monde extrêmement instable et en cours de
reconfiguration : c'est faillir à une responsabilité sans commune mesure
avec des impératifs budgétaires conjoncturels, et raisonner à très
courte vue, car reconstituer un outil militaire solide et performant
est une œuvre de longue haleine.
Marre d'être des "idiots utiles"
Par ailleurs, la disparition progressive de l'institution militaire de
notre paysage politique et sociétal pose de nombreuses et inquiétantes
interrogations.
Liés par un devoir de réserve très extensif et bien commode, les
militaires déplorent et pourraient un jour ne plus supporter d’être des
"idiots utiles" pour la majorité d'une classe politique qui se dispense
allègrement de leurs avis, voire de leur savoir-faire, dans un domaine
où pourtant leur expertise devrait retenir l'attention. Elle oublie
ainsi que "les armées ont fait la France".
Alors que la crise du sens collectif subvertit la cohésion nationale,
l'institution militaire fabrique du lien et l'indispensable mythe qui
fonde une communauté nationale aujourd'hui soumise à de multiples forces
centrifuges.
Investir dans l'institution militaire en privilégiant l'homme sur la
course effrénée et intenable à la très haute technologie, c'est aussi
investir dans la jeunesse, dans les territoires et dans la transmission
du sens collectif. Nous prenons exactement le chemin inverse, par des
décisions technocratiques et budgétaires qui ignorent délibérément les
véritables enjeux de la Défense en profitant de la méconnaissance,
génératrice d'indifférence, de nos concitoyens.