Orages d'acier
Qu’on nous entende bien : ce n’est pas contre la technique que nous nous
élevons ici ; dans son ordre, elle se développe et obéit à ses lois
propres. Mais son fantastique essor est un essor aveugle qui
d’instrument l’érige en fin. Si la personne humaine a une valeur
absolue, c’est qu’elle se situe au-dessus de l’univers matériel et
biologique. Et la démission de l’homme ne se marque-t-elle pas justement
à ce qu’il ne sait plus user des choses, qu’il remet la direction à ce
qui lui est inférieur, qu’il abandonne sa destinée à l’évolution
mécanique et fatale des forces obscures à l’œuvre dans le Cosmos ? Rendu
en quelque sorte à sa nature, tout livré à l’univers matériel jusqu’à
se transformer lui-même en chose, ce dont il souffre aujourd’hui, dans
son esprit et dans sa chair, c’est une sorte de désadaptation au monde.
« Si les possibilités qui sont offertes à l’homme ont grandi depuis
un siècle en des proportions hallucinantes, ses facultés biologiques et
spirituelles, elles, n’ont pas changé, ne peuvent pas changer. La
technique qui l’a doté de rallonges extérieures indéfinies, n’a pu,
malgré tous ses efforts, ajouter un coude à sa stature intérieure »*.
C’est, en effet, dans l’univers moral que l’homme prend et développe
toute sa taille ; c’est là que sont ses vraies mesures. Si fascinantes
que soient les techniques, elles ne le grandissent pas d’un pouce :
elles ne font que le dépasser : d’où son déséquilibre. Il ne s’agit pas,
en effet, pour lui de dépassement, mais d’accomplissement. Ce à quoi
l’homme doit tendre, c’est à s’accomplir intégralement dans toute sa
densité d’homme. Mais cela ne va pas sans le sens et le respect de ses
limites, et voilà peut-être ce qui nous manque le plus. « Nos limites, a écrit Gustave Thibon,
font corps avec notre richesse et notre vie. Nous existons, nous
respirons par elles. Quand nous les brisons, nous croyons nous enrichir
et nous ne faisons que nous perdre. Nos limites sont les gardiennes de
notre force et de notre unité. Nous vivons à l’intérieur de nos limites
comme le sang dans l’artère, et qui n’est pas délivrer le sang que
d’ouvrir l’artère. Une certaine forme d’émancipation politique et
scientifique ressemble pourtant à cela ».
Henri Massis, La cathédrale effondrée
*Gustave Thibon
*Gustave Thibon