L'adaptation des services spéciaux français à la guerre révolutionnaire*
Rémy Valat
Jean-Marc Le Page, docteur en histoire, diplômé de l'Institut
d'études politiques de Paris est un spécialiste de l’histoire du
renseignement et de la guerre d’Indochine. Les services secrets en Indochine (Nouveau
Monde, 2012) est une version remaniée de sa thèse de doctorat soutenue
en 2010. Cette recherche apporte un éclairage inédit sur l'organisation
et le fonctionnement des services de renseignements français et du
viêt-minh. L'étude des structures et de l'activité des unités de
contre-renseignement de l'adversaire se fonde sur les sources militaires
françaises et sur les témoignages de protagonistes. Ce regard croisé et
dynamique est un des atouts majeurs de ce travail très bien documenté.
Jean-Marc
Le Page nous montre l'évolution des moyens humains et matériels des
services secrets jusqu'alors inadaptés au contexte indochinois et à la
guerre révolutionnaire. Le coup de main japonais du 9 mars 1945 a porté
un coup dur au renseignement français, sans compter le soutien technique
de militaires nippons, qui, eux aussi, combattaient pour l'émancipation
des peuples asiatiques. Le 2e bureau se restructure en entités de
collectes et de traitement de l'information brute (renseignement humain,
systèmes d’écoutes radiogoniométrique et de décryptement, photographies
aériennes, etc.). Les services militaires et policiers et les unités de
contre-guérilla (groupement des commandos mixtes aéroportés, GCMA, qui
résulte d'audacieuses initiatives locales et du conseil de Thibaud de
Saint-Phall, agent de la CIA travaillant pour la mission économique) ont
globalement répondu aux attentes des responsables politiques et
militaires. Les effectifs et les mouvements ennemis en direction de Diên
Biên Phu, par exemple, ont été porté à la connaissance de l'état-major
dans les délais et avec précision. Les échecs résulteraient dans de
nombreux cas de la mentalité de la plupart des officiers supérieurs,
ceux-ci ayant eu une fâcheuse tendance à sous-estimer l'adversaire, à
surestimer la capacité de nos troupes, à négliger le renseignement
technique, à bâtir des choix tactiques sur l'intuition tout en
négligeant la révolution des communications et l'introduction du temps
réel... Bref une méconnaissance et une inadaptation à la guerre
révolutionnaire. L'auteur nous démontre que, d'un point de vue
opérationnel et militaire, le 2e bureau avait une bonne connaissance du
dispositif ennemi, de ses mouvements et de ses intentions globales.
C'est
le croisement et l'analyse des informations et la complémentarité des
moyens humains et matériel de collectes qui rendra le système si
efficace, limitant ainsi les moyens de contre-mesure et le mode de
fonctionnement de l'adversaire. Les postes radios du Viêt Minh étaient
dispersés en région montagneuse et leurs brefs messages étaient cryptés :
la « bataille des codes » était, grâce au soutien chinois ou
soviétique, à l'avantage des indépendantistes en 1954 ; c'est par le
maillon faible du dispositif de transmission (le service des
fournitures, jugé secondaire, utilisait un code ancien, dont la « clé »
était connue du service de Dalat, l'unité d'élite du décryptement
français), que l'état-major a toujours eu connaissance des intentions de
l'ennemi (mouvements, effectifs). L'information gagne ensuite en
précision, surtout à l'échelon tactique car bon nombre de formations du
viêt-minh disposent de moyens radio, grâce aux renseignements de contact
en provenance des unités présentes sur les arrières du viêt-minh, des
informateurs, etc.
Le
coût de la guerre menaçant de ruiner les efforts déployés pour garder
la colonie, le haut commandement militaire en Indochine autorise
implicitement et couvre un financement interlope, à savoir un trafic
d'opium : la drogue est produite par les Thaïs et les Méos, populations
des montagnes tonkinoises combattant dans les maquis anticommunistes. Ce
choix pragmatique a permis de financer la contre-insurrection (maquis
et informateurs) tout en privant l'ennemi d'une importante source de
revenus, pratiques que reprendront les services spéciaux américains en
différents points du globe : au Viêtnam, en Amérique du Sud et en
Afghanistan (où s'ajoute le trafic de Viagra)...Les manipulations
monétaires et les revenus de la prostitution aux armées sont certes des
moyens illégaux, mais le commandement, isolé politiquement et
financièrement, paraît faire au mieux avec les moyens, très
insuffisants, dont il dispose : les crédits alloués au renseignement
restent médiocres alors que le budget global de la guerre augmente de
57% entre 1948 et 1949. Une faiblesse des moyens qui ne peut aucunement
répondre à la hausse foudroyante du coûts du renseignement : les
dépenses mensuelles du service du renseignement opérationnel du Tonkin
passe de 124 000 piastres en 1948 à 425 000 en 1952... Cette hausse
s'explique par les manœuvres de corruptions d'officiers supérieurs du
viêt-minh, la rémunération des informateurs et les récompenses accordées
aux déserteurs soustrayant une arme (15 000 piastres pour une
mitrailleuse, 10 000 piastres pour un fusil-mitrailleur, etc.). Mais
l'augmentation de l'armement de l'adversaire fera baisser les cours...
Enfin,
l'auteur aborde le sujet délicat de la torture, et même si l'auteur la
condamne avec une force et une tonalité moralisante, on ne peut
s'empêcher de penser que celle-ci est indissociable de la guerre
révolutionnaire et du terrorisme.
Les services secrets en Indochine, Jean-Marc Le Page, Ed Nouveau Monde, 2012, 24€