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samedi 25 janvier 2014

Livre: Opérations spéciales en Indochine.

OPERATIONS SPECIALES EN INDOCHINE -  L'adaptation des services spéciaux français à la guerre révolutionnaire*



L'adaptation des services spéciaux français à la guerre révolutionnaire*

 

Jean-Marc Le Page, docteur en histoire, diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris est un spécialiste de l’histoire du renseignement et de la guerre d’Indochine. Les services secrets en Indochine (Nouveau Monde, 2012) est une version remaniée de sa thèse de doctorat soutenue en 2010. Cette recherche apporte un éclairage inédit sur l'organisation et le fonctionnement des services de renseignements français et du viêt-minh. L'étude des structures et de l'activité des unités de contre-renseignement de l'adversaire se fonde sur les sources militaires françaises et sur les témoignages de protagonistes. Ce regard croisé et dynamique est un des atouts majeurs de ce travail très bien documenté. 

 
 
Jean-Marc Le Page nous montre l'évolution des moyens humains et matériels des services secrets jusqu'alors inadaptés au contexte indochinois et à la guerre révolutionnaire. Le coup de main japonais du 9 mars 1945 a porté un coup dur au renseignement français, sans compter le soutien technique de militaires nippons, qui, eux aussi, combattaient pour l'émancipation des peuples asiatiques. Le 2e bureau se restructure en entités de collectes et de traitement de l'information brute (renseignement humain, systèmes d’écoutes radiogoniométrique et de décryptement, photographies aériennes, etc.). Les services militaires et policiers et les unités de contre-guérilla (groupement des commandos mixtes aéroportés, GCMA, qui résulte d'audacieuses initiatives locales et du conseil de Thibaud de Saint-Phall, agent de la CIA travaillant pour la mission économique) ont globalement répondu aux attentes des responsables politiques et militaires. Les effectifs et les mouvements ennemis en direction de Diên Biên Phu, par exemple, ont été porté à la connaissance de l'état-major dans les délais et avec précision. Les échecs résulteraient dans de nombreux cas de la mentalité de la plupart des officiers supérieurs, ceux-ci ayant eu une fâcheuse tendance à sous-estimer l'adversaire, à surestimer la capacité de nos troupes, à négliger le renseignement technique, à bâtir des choix tactiques sur l'intuition tout en négligeant la révolution des communications et l'introduction du temps réel... Bref une méconnaissance et une inadaptation à la guerre révolutionnaire. L'auteur nous démontre que, d'un point de vue opérationnel et militaire, le 2e bureau avait une bonne connaissance du dispositif ennemi, de ses mouvements et de ses intentions globales.
 
 
 
C'est le croisement et l'analyse des informations et la complémentarité des moyens humains et matériel de collectes qui rendra le système si efficace, limitant ainsi les moyens de contre-mesure et le mode de fonctionnement de l'adversaire. Les postes radios du Viêt Minh étaient dispersés en région montagneuse et leurs brefs messages étaient cryptés : la « bataille des codes » était, grâce au soutien chinois ou soviétique, à l'avantage des indépendantistes en 1954 ; c'est par le maillon faible du dispositif de transmission (le service des fournitures, jugé secondaire, utilisait un code ancien, dont la « clé » était connue du service de Dalat, l'unité d'élite du décryptement français), que l'état-major a toujours eu connaissance des intentions de l'ennemi (mouvements, effectifs). L'information gagne ensuite en précision, surtout à l'échelon tactique car bon nombre de formations du viêt-minh disposent de moyens radio, grâce aux renseignements de contact en provenance des unités présentes sur les arrières du viêt-minh, des informateurs, etc.

 
 
Le coût de la guerre menaçant de ruiner les efforts déployés pour garder la colonie, le haut commandement militaire en Indochine autorise implicitement et couvre un financement interlope, à savoir un trafic d'opium : la drogue est produite par les Thaïs et les Méos, populations des montagnes tonkinoises combattant dans les maquis anticommunistes. Ce choix pragmatique a permis de financer la contre-insurrection (maquis et informateurs) tout en privant l'ennemi d'une importante source de revenus, pratiques que reprendront les services spéciaux américains en différents points du globe : au Viêtnam, en Amérique du Sud et en Afghanistan (où s'ajoute le trafic de Viagra)...Les manipulations monétaires et les revenus de la prostitution aux armées sont certes des moyens illégaux, mais le commandement, isolé politiquement et financièrement, paraît faire au mieux avec les moyens, très insuffisants, dont il dispose : les crédits alloués au renseignement restent médiocres alors que le budget global de la guerre augmente de 57% entre 1948 et 1949. Une faiblesse des moyens qui ne peut aucunement répondre à la hausse foudroyante du coûts du renseignement : les dépenses mensuelles du service du renseignement opérationnel du Tonkin passe de 124 000 piastres en 1948 à 425 000 en 1952... Cette hausse s'explique par les manœuvres de corruptions d'officiers supérieurs du viêt-minh, la rémunération des informateurs et les récompenses accordées aux déserteurs soustrayant une arme (15 000 piastres pour une mitrailleuse, 10 000 piastres pour un fusil-mitrailleur, etc.). Mais l'augmentation de l'armement de l'adversaire fera baisser les cours...
 
Enfin, l'auteur aborde le sujet délicat de la torture, et même si l'auteur la condamne avec une force et une tonalité moralisante, on ne peut s'empêcher de penser que celle-ci est indissociable de la guerre révolutionnaire et du terrorisme.

Les services secrets en Indochine, Jean-Marc Le Page, Ed Nouveau Monde, 2012, 24€