Par EROE
La
réédition d’ouvrages épuisés ne pose pratiquement plus de problèmes.
Les nouvelles techniques de reproduction de textes permettent, sans
grands frais, de rééditer, à l’usage des chercheurs et des
collectionneurs, des livres importants, dont le relecture peut modifier
nos jugements et corriger nos simplismes. La Faksimile-Verlag de Brème
s’est spécialisée dans ce genre de travaux et privilégie généralement
d’anciens ouvrages consacres aux aspects les moins connus — ou les plus
oubliés — de l’histoire allemande. Notre attention a plus
particulièrement été attirée par un testament politique de Richelieu et
par Der Westfälische Frieden (La Paix de Westphalie).
Ces deux ouvrages résument brillamment le destin européen du XVIIe
siècle. Pour nous, ce siècle et ces ouvrages sont doublement importants
: 1) parce qu’ils remontent aux sources du contentieux germano-français
de 1870 et de 1914, conflits où nous nous sommes vus coincés entre deux
voisins puissants et 2) parce que les traités de Westphalie
sont l’amorce des traités ultérieurs dits des Pyrénées,
d’Aix-la-Chapelle, de Nimègue et de Rijswijk qui ont modifié le tracé
des frontières septentrionale et orientale de la France, coupant la
Flandre et le Hainaut en deux. C’est de ces traités que date l’actuelle
frontière franco-belge, à très peu de choses près.
Comment
des historiens allemands jugent-ils ces épisodes désastreux pour
l’Empire (le “Reich”) dont le Brabant, le Hainaut, Namur, le Luxembourg
et Liège faisaient partie depuis les traités de Verdun (843) et de
Ribemont (880) et la Flandre pratiquement depuis le mariage de Marie de
Bourgogne avec Maximilien Ier de Habsbourg mais officiellement depuis que François Ier,
Roi de France, ait renonce a ses droits de suzeraineté après sa défaite
à Pavie en 1526 ? Nous avons partagé, jusqu’en 1792, année où les
troupes révolutionnaires françaises de Dumouriez pénètrent dans les
Pays-Bas Autrichiens, le sort des autres habitants du Reich, Allemands
ou non. L’historiographie belge, depuis 1830, a eu tendance à oublier
ces siècles et ces faits historiques et à penser l’histoire de nos
provinces en dehors de sa périphérie. En lisant le livre de Friedrich
Kopp et d’Eduard Schulte, Der Westfälische Frieden, nous retrouvons nos provinces dans le contexte global de l’Europe du XVIIe
siècle, contexte ou des pays comme l’Espagne et la Suède jouent des
rôles prépondérants. Kopp et Schulte font remonter les raisons de la
décomposition totale du Reich, consécutive aux traités de Westphalie, au
règne de Charles-Quint, figure bien connue de notre histoire. Charles-Quint,
héritier des Ducs de Bourgogne, devient Empereur d’Allemagne au moment
où germe la révolte luthérienne, où les structures politiques restent
affaiblies à cause de la lutte sans merci que se sont livrés Empereurs
et Papes médiévaux au cours des siècles précédents. Cette faiblesse
implique un conglomérat hétéroclite de principautés et un pouvoir
impérial faible. Charles-Quint, Empereur de 1519 à 1556, et déjà Roi
d’Espagne depuis 1516, va faire des Pays-Bas (Belgique et Pays-Bas
actuels) et de l’Allemagne un espace où des intérêts étrangers aux
peuples néerlandais et allemands vont s’affronter.
Dans
les affaires intérieures de l’Empire, le Vatican et l’Espagne
interviendront à leur profit et au mépris des traditions locales et des
aspirations populaires. Cette intervention, couplée au fanatisme
anti-protestant, provoquera l’immixtion de la France et de la Suède.
Pour Kopp et Schulte, ce désintérêt pour les aspirations populaires
découle de la nature supra-nationale, universaliste et purement
dynastique du pouvoir de Charles-Quint. L’Empereur s’est aligné sur
l’universalisme du Vatican et s’est fait couronner en terre italienne,
en l’absence de tout prince allemand important. La réaction ne s’est pas
fait attendre : dès 1531, les Princes, surtout ceux qui avaient adhéré
au luthérianisme (mais aussi le Duc catholique de Bavière), se
réunissent au sein de la Ligue de Schmalkalden (Schmalkaldener Bund)
pour revendiquer les “libertés” des princes territoriaux contre
l’arbitraire catholique. Appuyé par le Pape, l’Empereur a voulu
entreprendre la re-catholicisation de l’Allemagne et des Pays-Bas. On
sait les résultats désastreux que cette entreprise a eus à Bruxelles,
Anvers, Gand, etc. À l’encontre du droit de l’Empire et sans l’accord de
la Diète impériale, Charles-Quint cède le “Cercle de Bourgogne” (Burgundischer Kreis, c’est-à-dire les Pays-Bas + la Franche-Comté) à la Couronne d’Espagne.
Mais
quelle était la situation économique, politique et sociale du Reich
avant 1618, l’année où commença la terrible Guerre de Trente Ans qui ne
prendra fin qu’en 1648, avec la Paix de Westphalie ? L’Empire formait
une zone territoriale compacte au centre de l’Europe (cf. la carte en
fin d’article). À l’Ouest, les Provinces-Unies commençaient à se forger
un destin particulier. Les cantons helvétiques cherchaient à s’éloigner
des tensions qui secouaient le reste de l’Empire. Les Turcs menaçaient
Vienne et la Hongrie. Anvers était un port florissant. La Hanse s’y
était fixée, y concurrençait les produits anglais. La Baltique
connaissait un trafic accru : en 1500, huit cents bateaux franchissaient
chaque année le Sund danois ; en 1600, ils étaient sept fois plus
nombreux. En 1616, les Provinces-Unies, exclues précédemment de la
Hanse, signent un nouveau traité d’alliance avec les autres villes
hanséatiques, destiné à unifier le commerce dans la Mer du Nord et la
Baltique. On assiste également à un regain d’intérêt pour les
universités et à une unification linguistique, englobant Pays-Bas,
Allemagne et Scandinavie. C’est cette renaissance nord-européenne que la
Guerre de Trente Ans va ruiner.
Divisé
entre principautés catholiques et protestantes, l’Empire ne pouvait
rien contre les États nationaux solides qu’étaient la France, l’Espagne,
l’Angleterre et la Suède. La province allemande qui devint l’instrument
militaire de la Contre-Réforme fut la Bavière du Duc Maximilien. En
1609, la Bavière, avec l’appui du Vatican et de l’Espagne, rassemble la
Ligue sous les ordres du Brabançon Jean’t Serclaes de Tilly. Au même
moment, une querelle éclate pour la succession du duché de
Clèves-Juliers, bien situé sur le Rhin, au Nord de Cologne. La France
soutient le parti protestant ; ce que ne peut admettre l’Espagne. Le
poignard de Ravaillac, en 1610, évite une guerre franco-espagnole. Mais
chacun avait choisi son camp. En 1613, l’Empereur Matthias tente de
sauver l’Empire en imposant la parité entre Protestants et Catholiques a
la Diète. Menant une guerre féroce contre les Perses, les Ottomans ne
s’intéressent plus à l’Europe centrale. C’est l’occasion, pour le nouvel
Empereur Ferdinand II et Maximilien de Bavière, pour lancer leur
offensive anti-protestante. La guerre se déclenche en 1620 avec, pour
premier objectif, l’élimination du protestantisme en Bohème et en
Autriche. Le sort était jeté : mercenaires espagnols et polonais
soutiennent le parti catholique. L’Allemagne devient champ de bataille
de l’Europe. L’Espagne, maîtresse des Pays-Bas méridionaux, souhaite
encercler la France par le Nord (Bruxelles), l’Est (par l’ Alsace dont
elle cherche à s’emparer) et le Sud (par Milan et au départ de son
propre territoire). Seules les Provinces-Unies résistent et permettent
aux Princes d’Allemagne septentrionale, abandonnés par le Roi du
Danemark, de faire face aux Catholiques.
Ces
projets espagnols alarment Richelieu qui décide d’éliminer ce danger au
Nord et à l’Est. Richelieu, dans un réflexe bien légitime
d’auto-défense (ainsi que le soulignent Kopp et Schulte en l940, date de
parution de leur ouvrage !), fixe pour objectif à la politique
française, de prendre Metz et Strasbourg. La querelle alsacienne est
née. Ni Français, ni Allemands n’en sont au départ responsables mais le
Pape. En Bohème, la répression exercée par les Habsbourgs, la fuite de
150.000 Protestants hors du pays, l’immigration ultérieure de
Catholiques bavarois et l’établissement, à Prague, d’un régime
absolutiste sont à l’origine de la haine des Tchèques pour les
Allemands.
En
1625, le Roi de Danemark, Christian IV, entre dans le jeu. Battu par
Tilly et Wallenstein, il laisse toute l’Allemagne aux Catholiques. Le
Vatican a pratiquement gagné la partie. Mais Ferdinand II vole au
secours des Polonais, aux prises avec la Suède désireuse de faire de la
Baltique un lac suédois. Cette erreur politique force Gustave Il Adolphe
de Suède, avec la complicité de Richelieu qui obtient la neutralité des
Polonais, à se poser en champion des Protestants allemands.
Gustave-Adolphe écrase l’armée de Tilly en 1631 à Breitenfeld et sauve
le protestantisme allemand. Wallenstein reprend l’offensive. En 1632, à
la tête de son armée victorieuse, le Roi de Suède tombe à Lützen.
Commandée par Oxenstierna, l’armée suédoise conquiert l’Allemagne du
Sud, ce qui oblige Wallenstein à composer. Il paye de sa vie cette
volonté de dialogue : un officier catholique irlandais l’assassine. En
1634, pourtant, les Suédois perdent l’Allemagne du Sud. En 1635, par la
Paix de Prague, les Allemands semblent vouloir la réconciliation et la
paix. La France reforge une alliance avec la Suède. Bernhard de Weimar,
général suédois, conquiert l’Alsace pour Richelieu.
Ces
trente ans de guerre ont ruiné l’Allemagne et lui ont coûté des
millions de morts. Plus de 66 % de la population du Palatinat périt de
la guerre et de ses suites. L’Empereur Ferdinand II, aveuglé par son
fanatisme religieux, avait dit : “Je préfère un désert à un pays plein
d’hérétiques”. Aujourd’hui, certains préfèrent la vitrification à une
Europe étrangère aux slogans reagano-papistes. Et curieusement, ce sont
les héritiers de Ferdinand II.
Les
résultats de la Guerre de Trente Ans sont multiples : la France a
entamé sa marche vers l’Est. La Hollande s’est fait reconnaître par
l’Espagne et s’est détachée de l’Empire. La Suisse a, elle, été détachée
de l’Empire par la volonté de l’Empereur lui-même, qui ne souhaitait
pas conserver sous sa juridiction la population protestante de Suisse.
Cette entreprise était en contradiction avec les statuts de l’Empire.
Nos régions connaîtront la guerre plus longtemps encore: jusqu’en 1659,
quand l’Espagne capitule et cède l’Artois et le Roussillon. En 1667, la
France de Louis XIV revendique le Brabant mais est battue par la triple
alliance de l’Angleterre, de la Hollande et de la Suède. Les Pays-Bas
perdent quand même Lille. Ce ne sera qu’en 1697 que l’Empire regagnera
le Luxembourg, la Flandre et la Lorraine, annexés entre 1668 et 1688. La
frontière franco-belge actuelle est stabilisée pour trois siècles, mis à
part les révisions de 1815 et les projets allemands de 1914 et 1940.
[Ci-contre : couverture de la réédition de 2008 chez Archiv-Edition illustrée par une gravure d’Alfred Rethel]
En
conclusion, je dirai que lire un ouvrage sur les traités de 1648 permet
de comprendre les racines des deux guerres mondiales. La Paix de
Westphalie, avec ses prolégomènes
et ses conséquences, révèle aussi combien pernicieuses sont les
interventions de puissances étrangères à un espace. Dans le cas de la
Guerre de Trente Ans, le rôle de l’Espagne est, sur ce plan, exemplaire.
L’impact politique et géopolitique des modèles universalistes de
société est toujours désastreux. Le catholicisme n’a presque rien gagné
aux carnages du XVIIe siècle, mais
conserve une scandaleuse bonne conscience. Il y a moyen de transposer
ces leçons de l’histoire aux années 1980 : les États-Unis veulent, en
toute bonne conscience, convertir le monde à leur modèle de société et
s’immiscent dans les affaires européennes, c’est-à-dire dans les
affaires d’un espace géographique et historique très éloigné du leur. De
tels projets ne peuvent conduire qu’à la catastrophe.
Wilhelm Mommsen, qui introduit la traduction allemande du Testament de Richelieu, rééditée par Faksimile-Verlag [et en France en 2011 par Perrin, cf. recension, la dernière édition, dotée d’un appareil critique, étant parue en 1947 chez Robert Laffont], voit dans le Cardinal le type même de l’homme d’État moderne que l’Allemagne du XVIIe
siècle n’a pas eu. Richelieu est arrivé au pouvoir dans une France en
plein chaos et, par sa conception personnelle de la raison d’État, a
réussi à en faire la première puissance du continent. Mommsen voit en
Richelieu un théoricien du politique équivalent, sinon supérieur, à
Machiavel et Hobbes car ses écrits ont été sanctionnés positivement par
l’histoire. L’introduction de Mommsen est, tant du point de vue allemand
que du point de vue français, un texte indispensable. Il permet à tous
de se réapproprier une conscience historique que les événements des XIXe et XXe siècles ont occultée.
• Friedrich KOPP und Eduard SCHULTE, Der Westfälische Frieden, Vorgeschichte, Verhandlungen, Folgen, Faksimile-Verlag (Reprint), Bremen, 1983, 218 p.
• Das Politische Testament Kardinal Richelieus, herausgegeben v. Prof. Wilhelm Mommsen, Faksimile-Verlag (Reprint), Bremen, 1983, 295 p.
► Guy Claes (pseud. RS), Vouloir n°7, 1984.
Carte de l’Europe vers 1600, à la veille de la guerre de Trente Ans
Les
traités de Westphalie sont l’amorce du morcellement du Reich médiéval
au profit des États voisins. L’historiographie nationale allemande
affirme que ce processus de morcellement a pris fin en 1945. Si la
politique traditionnelle française, fondée par Richelieu, vise la Rhin,
la politique traditionnelle allemande vise la restauration du Reich
médiéval. D’où les conflits du XIXe et du XXe siècles. L’historien flamand A. De Jonghe démontre dans Hitler en het politieke lot van België
(DNB, Antwerpen, 1982) que la politique allemande de 1940 visait le
rétablissement de la frontière médiévale en créant, dans la France
occupée, la "zone interdite". Une volonté de rendre caducs les traités
de Westphalie. À la suite de ces traités, l’Allemagne perd la Suisse, le
Sundgau, des droits en Alsace, les évêchés de Metz, Toul et Verdun et
les Provinces-Unies (Pays-Bas actuels). La France s’installe en Lorraine
et en Alsace. Le but de Richelieu est d’éloigner au maximum les
frontières du centre nerveux de la France : Paris. La Suède acquiert,
elle, la suzeraineté en Poméranie occidentale, sur l’île de Rügen, sur
les villes de Brème, Wismar et Verden-sur-la-Weser. Elle perdra petit à
petit tous ces territoires au profit de la Prusse. Elle visait à
contrôler les ports baltiques et l’embouchure des fleuves.
***
Les
Provinces-Unies, le Danemark et la Suède ont voulu contrôler
l’embouchure des fleuves allemands. Les Suédois voulaient s’emparer de
toute la Poméranie. Ils se sont opposés d’abord à l’Électeur de
Brandebourg qui tenait à avoir, lui aussi, une ouverture vers la
Baltique. Le projet suédois était grandiose : en n’annexant pas
directement ces territoires mais en les gouvernant comme vassaux de
l’Empire, les Rois de Suède auraient pu se faire élire Empereurs. Plus
tard, Suédois et Brandebourgeois prévirent une union de leurs
territoires par alliance matrimoniale, union destinée à faire pièce aux
forces catholiques. La conversion au catholicisme de la principale
intéressée. la Princesse Christine de Suède, anéantit ces projets.
Les “Oies Sauvages” : les soldats irlandais au service du Saint-Empire
pendant la Guerre de Trente Ans
Il y a plus de 380 ans commençait l'une des plus grandes catastrophes de l'histoire européenne, dont nous subissons encore aujourd'hui les séquelles : la Guerre de Trente Ans [1618-1648].
Je
vais raconter ici l'histoire d'une armée de sans-patrie, dont les
soldats ont combattu sur tous les champs de bataille de la Guerre de
Trente Ans en Europe centrale. On les appelait les “Oies Sauvages” (Wild Geese)
et on les comparait à ces oiseaux migrateurs qui quittent à
intervalles réguliers leur verte patrie insulaire. Mais à la
différence des oies sauvages, les Catholiques irlandais, chassés de leur
patrie au XVIIe siècle, ne
connaissaient qu'un départ sans retour vers le continent. Presque jamais
ils ne revenaient en Irlande. Des marins français les introduisaient
clandestinement sur le continent via la Flandre ou la Normandie.
Débarqués, ils étaient confrontés au néant. Mais ils étaient libres. Un
flot ininterrompu de mercenaires irlandais sont ainsi arrivés en Europe
continentale. Ils étaient des hommes jeunes ou des adolescents, à peine
sorti de l'enfance : la plupart d'entre eux n'avaient que 15 ou 16 ans,
les plus âgés en avaient 19. Ils voulaient faire quelque chose de leur
vie ou du moins voulaient être libres.
Après
1600, l'histoire irlandaise s'était interrompue. Le pays était devenu
une colonie anglaise, où les Tudors, pour la première fois, avaient
appliqué la tactique de la terre brûlée.
Les autochtones irlandais ont été dépossédés de leurs terres. Leur sol
leur a été arraché. On y a implanté des colons protestants anglais ou
écossais. Systématiquement, la colonisation de modèle normand
démontrait son efficacité. Déjà, dans la foulée de leurs campagnes
contre les Anglo-saxons à partir de 1066, les Normands vainqueurs
perpétraient des destructions sans nom pour confisquer définitivement
leur histoire aux vaincus. On brûlait leurs villages, on rasait leurs
églises et leurs bâtiments, de façon à ne plus laisser la moindre
pierre qui soit un souvenir de leur culture. Ravage, pillage et
violence, oppression systématique, famine organisée contre la
population : toutes les tactiques utilisées plus tard par les Anglais en
Amérique, puis par les Américains ailleurs, ont été mises au point en
Irlande.
Une force militaire inutilisée
Pourtant,
sur cette île ruinée par la colonisation anglaise, il y avait une force
militaire inutilisée. Les Irlandais étaient des soldats farouches qui
ne craignaient pas la mort. Ils se feront rapidement une solide renommée
dans les batailles. Ils étaient commandés par des officiers compétents,
d'excellente réputation, qui feront l'admiration de tous sur le
continent. Dans le Saint-Empire Romain de la Nation Germanique, dirigé
par un Empereur catholique, beaucoup d'Irlandais devenus apatrides ont
vu un allié puissant voire une puissance protectrice au passé glorieux.
Par milliers, ils sont venus s'engager au service de cet Empereur de
la lignée des Habsbourgs. Beaucoup sont parvenus en Autriche à la suite
de périples fort aventureux.
La
première vague d'immigrants irlandais est arrivée en 1619 en Autriche.
Ces jeunes hommes combatifs ont débarqué sur le continent de deux
manières totalement différentes. Les uns sont arrivés par des voies
clandestines, opération osée dans la mesure où les fugitifs de ce type
risquaient la peine de mort. Les autres ont été recrutés de forces par
les Anglais en Irlande et, contre leur volonté, ont dû servir dans
l'armée anglaise protestante. Sur base de traité qui unissait
l'Angleterre aux princes d'Allemagne du Nord, ils se sont retrouvés sur
le continent dans des unités auxiliaires anglaises au début de la Guerre
de Trente Ans. Par une ironie du destin, comme souvent dans les guerres
anciennes, il n'y avait quasiment pas d'Anglais ethnique dans ces
troupes, mis à part quelques officiers supérieurs. La plupart de ces
soldats étaient donc “déportés” hors des Iles Britanniques et ces
Irlandais encombrants s'en allaient ainsi mourir sur le Continent comme
chair à canons. Les Anglais s'en débarrassaient à bon compte.
Une infanterie montée
Ces Irlandais avaient été incorporés dans des régiments de dragons, où les pertes étaient généralement très élevées. Mais au début du XVIIe
siècle, ces Irlandais profitent de la première occasion pour se rendre
sans combattre aux troupes impériales catholiques. Très vite, ils
enfilent l'uniforme autrichien. L'Empire aligne ainsi ses premiers
régiments irlandais. La plupart de ces Irlandais choisissent de servir
dans les dragons. À l'époque, cette cavalerie était très appréciée et
on la surnommait “l'infanterie montée”. Les hommes se déplaçaient à
cheval mais combattaient à pied. Ils étaient très rapides et très
mobiles et ne dépendaient pas vraiment du cheval comme la cavalerie
proprement dite. Dans une certaine mesure, ces dragons constituaient
une troupe d'élite, crainte et admirée, dont le cri de guerre est devenu
vite célèbre : “Den Weg frei !” (La voie libre !). Rapières au clair,
ils fonçaient dans les rangs ennemis.
Les
Anglais eux-mêmes, comme tous les autres officiers protestants,
respectaient ces mercenaires irlandais au service de l'Empereur et les
traitaient mieux qu'ils ne les avaient jamais traité en Irlande, alors
qu'ils étaient devenus leurs ennemis. Ainsi, les Roi de Suède Gustave
Adolphe fit soigner les soldats catholiques irlandais après la bataille
de Francfort-sur-l'Oder au printemps de 1631, lors de la prise de cette
ville par les armées protestantes. Le Roi suédois admirait le courage
des Irlandais au service de l'Autriche. L'officier irlandais Richard
Walter Butler, au départ recruté de force par les Anglais, était passé
aux Impériaux lors de la fameuse bataille de la Montagne Blanche en
1620. Il avait quitté le corps auxiliaire anglais. À
Francfort-sur-l'Oder, il était parmi les blessés, sérieusement atteint.
Un coup l'avait frappé au bras et sa hanche était percée d'un coup
d'estoc. Le Roi de Suède fit soigner ce blessé. Après quelques mois de
captivité, il fut libéré.
Les
Britanniques respectaient cet ennemi qu'ils avaient asservi et humilié
jadis. Ces Irlandais jouaient souvent le rôle d'émissaires de
l'Empereur, car ils maîtrisaient la langue anglaise. Les nobles anglais
les appréciaient et reconnaissaient pleinement leurs qualités
d'émissaires ou d'interprètes. En 1635, quand la France catholique se
joint à la coalition protestante et trahit le Saint Empire Romain de la
Nation Germanique, la situation devient tragique pour les Irlandais
catholiques qui combattent désormais dans les deux camps. Soldats
d'élite, on les excite les uns contre les autres. Certains volontaires
servaient dans des armées protestantes. La France du Cardinal
Richelieu avait besoin de bons soldats. Officiellement, elle était
catholique et, par conséquent, incitait bon nombre d'Irlandais à la
servir. Les Irlandais qui traversaient le pays étaient sollicités à
rejoindre ses armées. Leur confiance a été trahie par Richelieu qui,
souvent, a envoyé ces hommes se battre contre leurs frères de sang,
fidèles à la légitimité du Saint Empire.
Dévouement et respect pour l'Empereur
Ces
soldats irlandais avaient un dévouement et un respect pour l'Empereur.
Ils étaient les mercenaires les plus fidèles de la cause impériale et
autrichienne. En Irlande même, l'amour du Saint Empire ne cessait de
grandir, de même que le culte de la légitimité impériale. Les
mercenaires affluaient sans cesse et s'engageaient dans l'armée
autrichienne. Souvent des familles entières débarquaient et parfois
tous les fils mouraient sur les champs de batailles, pour le salut du
Saint-Empire. Le Comte irlandais Richard Wallis, persécuté par les
Anglais, arrive en 1622 avec ses deux fils pour se mettre au service
de l'Empereur Ferdinand II. Nommé colonel, il se bat à la tête de son
régiment irlandais à Lützen en novembre 1632, une bataille au sort
indécis mais qui a exigé un lourd tribut de sang. Wallis y est
grièvement blessé. Il meurt de ses blessures à Magdebourg. Son plus
jeune fils, Oliver Wallis, reçoit de l'Empereur Ferdinand III un
régiment d'infanterie. Il fera en Autriche une brillante carrière
militaire. Dans les rangs de l'armée impériale, plusieurs régiments
irlandais sont mis sur pied entre 1620 et 1643. Chaque régiment
comptait de 1.000 à 1.200 hommes. Le nombre des pertes a été très élevé.
L'ennemi a parfois annihilé des régiments entiers d'Irlandais. Mais,
rapidement, de nouveaux volontaires permettent de les reconstituer.
Avant d'être une nouvelle fois annihilés… Malgré ces pertes
dramatiques, l'Autriche aligne plus de soldats irlandais à la fin de
la Guerre de Trente Ans qu'au début.
L'intégration des immigrés de la Verte Eirinn
Les
officiers (chaque régiment appartient à un colonel) étaient allemands
ou irlandais. Mais tous étaient acceptés. Parfois on mélangeait les
recrues allemandes et irlandaises. Les survivants se sont presque tous
installés en Autriche, devenue leur nouvelle patrie. Jamais on ne les a
considérés comme des étrangers. Ils étaient des Européens (chrétiens),
qui apprenaient très vite la langue du pays. Ils étaient fidèles à
l'Empereur, leurs mœurs et leur aspect physique ne déconcertaient pas.
Dans tous les pays appartenant à la monarchie des Habsbourgs, ces
immigrés venus de la Verte Eirinn se sont immédiatement intégrés.
Pendant
cette Guerre de Trente Ans, de vastes territoires de l'Empire ont été
complètement dépeuplés à causes des opérations de guerre qui y ont fait
rage. Il a fallu attendre la fin du XVIIIe siècle pour ramener le chiffre de la population centre-européenne à celui du XVIe
siècle. Les pays du Nord du Danube, où les batailles ont été livrées,
de même que les territoires catholiques de la Bavière, de la Souabe et
de la Forêt Noire (ndt : et de la Franche-Comté impériale) ont dû être
partiellement repeuplés. Bon nombre d'Irlandais au service de
l'Autriche sont ainsi devenus colons, des fermiers qui ont reçu des
chambres impériales le droit de mettre en valeur des biens fonciers
abandonnés, dévastés ou négligés ; il fallait recultiver des terres
auparavant fertiles. Les Irlandais sont restés et ont participé à la
reconstruction du Saint-Empire. Leurs descendants, élevés en Autriche,
vivent encore parmi nous.
► Alexander Ereth, Nouvelles de Synergies Européennes n°50, 2001. (article tiré de Zur Zeit n°21/1998 ; tr. fr. : RS)
◘ Lire aussi :
« Mercenaires irlandais au service de la France (1635-1664) », P. Gouhier, Revue d'histoire moderne et contemporaine n° 4/15 (RHMC), 1968, pp. 672-690. [compte-rendu].
« L’exil jacobite irlandais et l’Ouest de la France (1691-1716) », Diego Tellez Alarcia, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest n°109-4, 2002.
Affiche du film La Vallée perdue (The Last Valley)
réalisé par James Clavell, 1970, qui prend pour toile de fond
historique la Guerre de Trente ans, porte à réflexion sur guerre et
paix.