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samedi 3 juin 2017

Marc Crapez : « Le chantage au danger réactionnaire paralyse les perspectives de rénovation »

FIGAROVOX/ENTRETIEN - Embrassant deux siècles de l'histoire des débats politiques en France, Marc Crapez explique l'origine des clivages contemporains. La gauche s'arroge le beau rôle et sape par la diabolisation tout travail de refonte idéologique à droite.

Marc Crapez est chercheur en science politique associé à Sophiapol (Paris-X). Il est l'auteur des Antagonismes Français(éd. du Cerf - 2017).

FIGAROVOX. - Votre livre, Antagonismes Français, paraît au moment même où la France s'est choisi un président centriste qui prétend réconcilier la droite et la gauche… L'élection de Macron marque-t-elle, selon vous, le début de la fin des guerres fratricides ou le triomphe de l'immobilisme?
Marc CRAPEZ. - Emmanuel Macron a réussi un coup de maître en court-circuitant la primaire socialiste où s'est enlisé Valls. Il plaît aux jeunes générations en donnant une impression de parler-vrai, tout en incarnant une promesse de tolérance illimitée (le slogan «en marche» est un écho aux marches pour les droits civiques). Ce souffle de renouveau repose sur l'idée naïve d'un dépassement des faux débats. Le risque d'immobilisme est majeur, car l'absence de fermeté dans les convictions signifie que l'on n'a pas aiguisé sa réflexion. N'y a-t-il pas, chez Macron, une part d'esbroufe qui ressemble à celle de Richard Descoings ou du politicien espagnol Alberto Rivera?
Vous écrivez que depuis la fin du XIXe siècle en France, l'immobilisme est paradoxalement le grand vainqueur des affrontements idéologiques qui divisent le pays? Pourquoi?
Parce que les routines se parent du drapeau du changement. Et que le chantage au danger réactionnaire paralyse les perspectives de rénovation. Le renforcement du pouvoir exécutif qui caractérise la Ve République a été différé de plusieurs décennies à cause du spectre du coup d'État de Napoléon III. Semblablement, nous sommes aujourd'hui en faillite parce que le spectre du FN dissuade, depuis 40 ans, d'affronter les ponctions que le fonctionnarisme et l'immigrationisme font peser sur les finances publiques.
Ces antagonismes français sont-ils liés à l'héritage de la Révolution et en particulier de la Terreur?
Plane effectivement chez nous le spectre d'une guerre civile froide. L'idée de retrancher du corps social des factions qui seraient indignes d'en faire partie. Dans l'entre-deux-guerres, notre pays a connu une éclipse quasi totale de la pensée libérale, conservatrice ou sociale-démocrate, au profit des idéologies totalitaires. Cette puissance d'attraction du communisme et du fascisme a promu des habitudes de malhonnêtetés intellectuelles graves. Le mensonge, la dissimulation et le refus des faits sont, chez l'intellectuel français, comme une seconde nature.
Dans le débat actuel sur la moralisation de la vie publique, n'y-at-il pas justement un parfum de Terreur?
Je dirais plutôt de pureté. Mais l'un dans l'autre, je pense qu'en France les élites sont en roue libre, avec un système de connivence, d'opacité et d'hypocrisie. De Mitterrand à Macron, en passant par DSK, les élites se délectent des questions d'alcôve, mais clouent le bec au bon peuple en lui disant «qu'on s'en fout!».
Vous écrivez qu'à partir de 1900 «se mettent en place des mécanismes de rejet de données factuelles au nom d'impératifs progressistes.». À l'époque déjà, certains craignent de «faire le jeu de…»
La gauche s'arroge le beau rôle et préempte la bonne place. Elle fait honte à la droite et l'oblige à refuser, non seulement une alliance avec l'extrême droite -ce qui est parfaitement défendable- mais à refuser tout «appoint» circonstanciel de voix d'extrême droite qui «mêlerait» les voix, ce qui, comme l'observe un politologue de la Belle Époque, est absolument contraire à tous les usages parlementaires. En obligeant finalement la droite à protester sans cesse de son éthique et à déclarer qu'elle n'a aucune proximité d'idées avec l'extrême droite, la gauche opère un travail de sape qui désarme son adversaire en grignotant une à une ses positions.
Est-ce de cette période que vient le fameux «déni du réel»?
Tout à fait. Les penseurs libéraux antitotalitaires de l'entre-deux-guerres préconisaient, au contraire, d'adopter, en les adaptant, les bonnes initiatives des régimes qu'ils combattaient: bousculer par exemple les routines des corps établis, accepter l'idée d'un exécutif fort ou de pouvoirs temporairement accrus. Car vouloir prendre le contre-pied systématique d'une idée fausse découle d'un esprit de système qui ne mène nullement à la vérité. Comme l'observe finement un penseur d'alors: «Tout ordre est un équilibre. Les meilleurs sentiments y peuvent créer un désordre réel si licence leur est donnée de se porter à leur paroxysme, et d'en étouffer d'autres qui ne sont ni moins bons ni moins profitables à l'organisme social».
Quels sont les grands antagonismes qui structurent le XIXe puis le XXe siècle?
Au XIXe siècle, prédomine la coupure entre les blancs, les bleus et les rouges ; au XXe siècle, c'est le clivage gauche-droite. Le clivage de l'avenir sera fonction de l'indice de satisfaction devant ce que j'ai appelé la «démocratie téléchargeable».
Votre livre est aussi un remarquable travail d'historien et même d'historiographe. À quels intellectuels oubliés souhaitiez-vous rendre hommage?
Je crois avoir contribué à la redécouverte d'un bel esprit comme Albert Thibaudet, ou d'un auteur antitotalitaire comme Marc Vichniac. À présent, je citerais des sociologues comme Lewis Feuer et Jean Baechler, ou des historiens comme Annie Kriegel et Adrien Dansette, pour nous voir victimes d'une forme de vendetta de la part de l'intelligentsia post-soixante-huitarde. Dans le livre, je souligne l'intérêt des libéraux conservateurs de l'entre-deux-guerres, tels le Russe Nolde et l'Espagnol Maranon, ou encore des précurseurs de l'anticommunisme, tels Adolphe Franck et Alfred Sudre au XIXe siècle.
Quels sont les grands antagonismes d'aujourd'hui?
De façon sous-jacente, perdurent des modes de pensée ou des structures rhétoriques visant à écarter les faits dérangeants. Depuis un siècle, par exemple, les intellectuels sectaires utilisent un argument, greffé sur plusieurs idéologies successives, que j'appelle de «commisération psychanalytique». Cela vise à insinuer que le contradicteur est quelque peu psychorigide, à des manies, regarde les choses par le petit bout de la lorgnette, etc., bref, est en proie à des sortes de phobies. Cette logorrhée «scientifiante» empêche de considérer des hypothèses de toujours de la condition humaine: possibilité de corruption des élites, de décadence des civilisations, de déclin économique, d'abus de pouvoir des oligarchies, de monopolisation de la parole par des coquins, de captations de rentes de situation par des profiteurs… La «controverse du sens commun» est toujours d'actualité.
Evoquer le spectre de «la guerre civile» est presque devenu un poncif. Ce risque existe-t-il réellement?
Non car Tocqueville et Raymond Aron ont démontré que l'état social démocratique étouffe toute velléité factieuse ou subversive. En revanche, on observe une tendance à la désobéissance citoyenne, voire à la sécession civique. Beaucoup de gens ressentent plus ou moins confusément l'idée que quelque chose ne tourne pas rond. Lorsque, par exemple, 90 % des parisiens votent pour un même candidat, cela montre qu'une certaine sociabilité ne promeut pas la diversité des opinions, la complexité des questions et l'émancipation des intelligences du qu'en-dira-t-on et de la propagande.

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