Le Comptoir : Vous écrivez que la guerre irrégulière, guérilla et/ou terrorisme, est une « guerre asymétrique, opposant un fort et un faible ». Au titre de votre ouvrage Pourquoi perd-on la guerre ?, vous répondez « la guerre irrégulière ne se gagne pas sur un plan strictement militaire. Elle se gagne surtout par un contrôle administratif des populations. Là réside l’échec occidental des cinquante dernières années, du Viêt Nam à aujourd’hui ». Qu’entendez-vous par « contrôle administratif des populations » ?
Gérard Chaliand : La guérilla, telle que l’ont pratiqué, par exemple, les Espagnols, entre les XVIIIe et XIXe siècles, a été analysée par Carl von Clausewitz. Qu’est-ce qu’il dit ? La guerre est avant tout un harcèlement, l’usure de l’adversaire, fondée sur la mobilité, avec un refus de l’affrontement central. En somme, il s’agit d’affaiblir, avec les troupes irrégulières, une armée régulière.
Comment Mao Zedong et son armée y arrivent-ils ? Ils
le font en connaissant un peu le milieu, en sachant écarter les agents
de l’adversaire, c’est-à-dire ceux qui travaillent pour l’État, ou
l’étranger. Et puis, lorsqu’ils sont suffisamment forts et avec un peu
de coercition, ils mettent en place de nouvelles élections pour changer
les structures existantes. Ces dernières peuvent être doubles : d’une
part, il peut y avoir la structure de cet État oppresseur ou de
l’étranger ; d’autre part, il peut y avoir la structure traditionnelle,
conservatrice de la société. Il s’agit alors d’en mettre une autre, avec
des gens qui sont désireux de changer les structures sociales, parce
qu’ils y ont intérêt. Mao Zedong et son armée insisteront toujours pour
que ce ne soit pas un univers uniquement masculin, mais que les femmes –
la « moitié du Ciel », comme il dit – y participent. Ils
organisent des élections avec trois hommes et trois femmes comme
représentants, en mobilisant les jeunes. Ces derniers vont commencer à
faire la milice locale pour dire où sont les autres, pendant que ceux
qui sont élus doivent s’assurer d’une production convenable pour nourrir
les guérilleros. En fait, il s’agit de se substituer à l’État,
c’est-à-dire à cet État qui, en principe, contrôle les villages.Entre
1936 et 1938, Mao Zedong va repenser cette question de la guerre. Il dit
que ce que vise son armée n’est pas l’affaiblissement strict et unique
de l’adversaire, mais bien la prise du pouvoir. Or, pour prendre le
pouvoir, il faut avoir des cadres qui s’installent le plus profondément
possible dans les structures populaires. En Chine, le prolétariat, pour
l’essentiel, a été décimé en 1925-27 par des insurrections urbaines. Il
s’agit donc d’arriver à entraîner la paysannerie pauvre, qui est
considérable en Chine, et leur dire pourquoi et comment il faut se
battre. C’est une œuvre de longue haleine, où les cadres doivent pouvoir
s’insérer à l’intérieur des villages. Comment le faire ? D’abord, il
faut former les cadres, c’est-à-dire avoir des types qui parlent le
langage du pays. Par exemple, Ernesto Che Guevara, en Bolivie, ne
parlait rien du tout : il parlait l’espagnol dans des zones indiennes où
l’espagnol n’était pas compris et constituait la langue de
l’oppresseur. C’est donc un long travail, qui consiste à changer, avec
le temps, sa faiblesse en force.
Un exemple actuel : aujourd’hui, en Afghanistan,
depuis 2007-2008, la justice est rendue dans les villages par les
Talibans. À partir du moment où vous rendez la justice, qui est l’État ?
C’est vous. C’est ce qu’on appelle un contrôle administratif de la
population.
Ce contrôle administratif de la population manque aux Américains en Afghanistan…Tout d’abord, ils ne connaissent pas la langue. Deuxièmement, les hommes qui sont de leur côté sont, en général, impopulaires pour deux raisons : la première parce qu’ils apparaissent comme les agents de l’étranger et, deuxièmement, parce qu’ils sont corrompus. Quand on a un gouvernement corrompu qui est, en plus, au service des étrangers, on part avec deux handicaps sérieux. Dans ces cas-là, le contrôle administratif ne marche pas.
Est-il encore possible pour des puissances militaires occidentales de contrôler administrativement la population en améliorant, par exemple, la formation des cadres militaires ? Ou est-il déjà trop tard ?
Il est tard, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ça fait quarante ou cinquante ans que nous ne triomphons plus. On a pu, certes, gagner une bataille, mais on n’a gagné aucune guerre. L’adversaire qui, jadis, ne nous connaissait pas ne nous connaît que trop maintenant. Il sait comment manipuler nos médias. Il est donc tard. Deuxièmement, pourquoi hésite-on à engager des hommes ? Parce qu’on a des pertes qu’on n’encaisse plus. Pourquoi ? Non seulement parce nos sensibilités ont changé, mais aussi parce que démographiquement, nous ne sommes pas nombreux.
Il y a un vieillissement de la population…« Autrefois, quand on faisait des atrocités, on les planquait. L’État islamique, c’est le contraire : ils les montrent pour terroriser. »
Oui, on a commencé le XXe siècle avec 33 % de la population mondiale vivant dans l’hémisphère nord, c’est-à-dire de Vancouver jusqu’à Vladivostok. Vous avez une idée de combien nous représentons, actuellement ? On est à 15 % maintenant ; 85 % de la population mondiale vit ailleurs.
Quand j’ai commencé à aller en Afghanistan en avril
1980, le pays était crédité de 15 millions d’habitants. Aujourd’hui, 37
ans plus tard, il dépasse la barre des 30 millions. Les Afghans ont
réussi à doubler, après plus de 30 ans de guerre.
En 2014, l’État islamique était dans la lumière avec la prise de
Mossoul. Il y avait cette théâtralisation de l’horreur, avec leur façon,
à la mongole, de traiter les populations. C’était tout à fait inédit.
Autrefois, quand on faisait des atrocités, on les planquait. Eux, c’est
le contraire : ils les montrent pour terroriser. Pourquoi terroriser ?
Les Mongols terrorisaient parce qu’ils n’étaient pas nombreux. Avant
qu’ils arrivent, il fallait que les gens soient déjà effrayés. La peur,
c’est ça. Aujourd’hui, c’est l’inverse : ils sont vraiment en train de
perdre Mossoul et leurs territoires. Ils ont perdu la grande frontière
symbolique entre l’Irak et la Syrie. Et demain, ils vont prendre une
raclée.Mais de là à penser que nous pouvons, nous, sur le terrain, refaire quelque chose… Non ! Les Américains ont marché sur cette illusion en 2003, quand ils ont voulu remodeler le grand Moyen-Orient. Fiasco total. Pourquoi ? Parce qu’on a complètement marginalisé le groupe qui dirigeait, les sunnites ; ce que Bush père avait eu l’intelligence de ne pas faire, en laissant Saddam Hussein affaibli, mais au pouvoir. Sur le terrain, les sunnites n’encaissaient pas le fait d’être marginalisés. Ils estiment que les chiites sont des hérétiques. Et puis, il y a les Kurdes, qui ne sont pas arabes et que les sunnites ont, en plus, combattu pendant un demi-siècle. Les sunnites ont toujours été au pouvoir : ils ne se considèrent pas seulement comme un groupe religieux, mais aussi comme un groupe politique dirigeant, politiquement parlant.
Le programme de Trump laissait entrevoir un certain isolationnisme comme solution potentielle. Et pourtant, les tirs de missiles américains sur la Syrie le 6 avril 2017 en réaction à l’attaque chimique attribuée au régime de Bachar el-Assad vont à l’encontre justement de cet isolationnisme. Est-ce qu’il y a une stratégie claire et cohérente de la part de l’administration Trump sur le dossier syrien ?
D’abord, il faut faire la distinction entre ce qui est proclamé et ce qui se fait. Donald Trump dit beaucoup de choses et, dans la pratique, c’est un président qui ne connaît pas bien les relations internationales. Heureusement pour lui, il est entouré de quatre personnes qui sont intelligentes : le général Mattis, le général McMaster, le général Kelly et Rex Tillerson, l’ex-patron d’ExxonMobil.
Dans la pratique, qu’est-ce qui s’est passé autour de ce tir de missiles américains ? Bachar el-Assad s’est servi d’armes chimiques et il a tué 70 à 80 personnes. Il faut quand même le dire : ce n’est pas Hiroshima. Pourquoi fait-il ça ? Je donne une interprétation : quand le dirigeant syrien tue 70 à 80 personnes, il fait fuir X milliers de sunnites, de façon à ne plus les revoir. Il va alors les remplacer par du chiite. Et qui va l’aider dans cet objectif ? L’Iran. Ils ont fait venir des chiites du Pakistan, d’Afghanistan, d’Irak. Et ils sont en train de recomposer, sur le plan religieux, un déséquilibre moins grand en faveur des chiites.« Je donne une interprétation : quand le dirigeant syrien tue 70 à 80 personnes, il fait fuir X milliers de sunnites, de façon à ne plus les revoir. Il va alors les remplacer par du chiite. »
Par ailleurs, qu’est-ce que ces 59 missiles américains ont réussi à faire ? Pas grand chose, il me semble. Mais Trump a montré ce que Obama n’a pas fait. C’est ce qui s’appelle de la gesticulation. Il s’est fait sa publicité, en quelque sorte. Il faut prendre cette gesticulation avec calme. Les médias, ce sont quand même des vendeurs d’angoisse.
Il y a un point commun entre la politique étrangère française et américaine sur le dossier syrien. Vous avez déclaré dans un entretien pour le journal La Croix que si les deux pays ne soutiennent pas le régime de Bachar el-Assad, c’est aussi pour éviter de froisser deux partenaires économiques d’envergure, que sont le Qatar et l’Arabie saoudite, hostiles au régime syrien. Vous précisez que les « ressources financières de ces deux pays ne sont [pourtant] plus illimitées ». À votre avis, dans le cas français, pourquoi la politique étrangère manque-t-elle autant de stratégie sur le long terme ?« Si les Saoud tombaient, au profit de qui leur chute se ferait ? Au profit des islamistes. Ce serait pire ».
On bricole. On a besoin d’argent, on a besoin de vendre. On vit un peu au jour le jour. Quand on fait 1,1 % de croissance économique et qu’on est plus endettés qu’il y a dix ans, on est obligés de faire des tas de concession. On a alors vendu à des alliés “ambigus”. De l’autre côté, si les Saoud tombaient, au profit de qui leur chute se ferait ? Au profit des islamistes. Ce serait pire. On navigue dans des eaux complexes.
Vous parlez beaucoup de croissance économique. Mais n’est-ce pas une chimère de croire que toute politique se fonde sur la croissance économique alors que celle-ci reste faible dans beaucoup des pays industrialisés comme la France depuis le début des années 1980 ?
Ça dépend où. L’Allemagne a progressé. Pourquoi ?
Parce qu’ils ont fait les réformes indispensables pour relancer la
dynamique interne. Nous, on n’a rien fait. Nous, Français, on s’est
révélé d’un conservatisme fabuleux. Nous sommes des imposteurs de la
révolte. Les gens qui descendent dans la rue, c’est uniquement pour
défendre les droits acquis. La réforme du droit du travail, ils auraient
dû la faire en début de mandat, quand François Hollande a fait le
mariage dit pour tous.
>On manque de dynamisme. Et on est prétentieux, en plus. Qu’on
soit arrogants en 1912, en 1918, voire dans les années 1920, car tout le
monde venait chez nous pour peindre, faire l’amour et écrire son
bouquin, d’accord. Puis, 1940, ça a été une torchée fabuleuse et je
trouve qu’on ne l’a pas bien assumée. Charles de Gaulle nous l’a fait
oublier. Mais on s’est effondrés comme des minables. On a tenu une
semaine de plus que l’armée belge. C’est un truc qu’il faut rappeler aux
Français.
Il y a maintenant trente ans qu’on est vraiment en
train de descendre. La capitale de l’Europe, aujourd’hui, c’est Berlin.
La capitale financière, c’est Londres. On est devenu un splendide musée
culturel.
Pourtant, la France n’a jamais été aussi riche qu’à l’heure actuelle. Le problème n’est-il pas plutôt le creusement des inégalités entre une élite, de plus en plus riche, et un appauvrissement de la population, des classes populaires aux classes moyennes ?« Avec 25 % de communistes en Italie, 25 % en France, le patronat était obligé de faire des concessions en s’achetant la classe ouvrière pour ne pas qu’elle bouge. Maintenant que tout ça a disparu, le patronat ne se gêne plus. »
C’est vrai, je suis d’accord. Les inégalités ont
largement augmenté. C’est incontestable. Et pourquoi ? Quand on regarde
le début du siècle dernier, les inégalités étaient terribles. Quand
a-t-on écrasé ces inégalités ? En gros, à partir de 1936 avec le Front
populaire et, puis, bien sûr, avec la menace soviétique. Avec 25 % de
communistes en Italie, 25 % en France, le patronat était obligé de faire
des concessions en s’achetant la classe ouvrière pour ne pas qu’elle
bouge. Maintenant que tout ça a disparu, le patronat ne se gêne plus. La
clé de l’explication, elle est là.
Les États-Unis sont dans une inégalité encore plus
grande. Le mythe américain, selon lequel vous bossez beaucoup pour y
arriver, c’est terminé
Quelles sont les raisons qui font que Daech est condamné à perdre ?
Premièrement, parce que ce sont des perturbateurs.
Ils ne sont au pouvoir nulle part. Deuxièmement, quand ils ont été au
pouvoir, au Soudan ou en Afghanistan, à part la longueur de la barbe, du
voile ou l’interdiction d’écouter de la musique, qu’ont-ils fait ?
Rien. Avec eux, je n’ai jamais entendu le mot “travail”. C’est un mot
qui ne s’emploie pas. À part creuser des trous pour se protéger des
bombes… C’est nul. Ce sont des moralistes, au sens le plus étriqué du
terme, qui n’ont aucun programme économique. On ne vit pas d’idéologie.
Les seuls qui pouvaient paraître un peu différents étaient les Turcs,
avec la montée d’un islamisme soi-disant démocratique. Mais on se rend
enfin compte aujourd’hui qui est Erdoğan, c’est-à-dire ce qu’il a
toujours été : un sunnite militant, frère musulman. Il a gagné avec
51,4 % des suffrages parce qu’il a confisqué 80 % de la télévision. Dans
un vote régulier, il aurait eu 48 %.
« Quand on a vu les islamistes au pouvoir, au Soudan ou en Afghanistan, à part la longueur de la barbe, du voile ou l’interdiction d’écouter de la musique, qu’ont-ils fait ? Rien. »
Daech et ses partisans croient en une oumma, qui est
devenu largement fictive. Il y a des gens qui se sentent musulmans entre
le Maroc et l’Indonésie. Mais qui se sent uniquement musulman et pas
marocain ou indonésien ? L’idée nationale a fait son chemin depuis un
siècle. C’est comme ça.
En 2014, il y a eu un appel d’air quand on a eu le
sentiment, après la chute de Mossoul, que le pouvoir de l’État islamique
était au bout du fusil. Maintenant, le nombre d’hommes qui s’enrôle au
sein de Daech a largement réduit. C’est normal : les difficultés
découragent.
Je ne crois pas du tout à leur victoire. Ils vendent
du vent qui porte. Qui peut dire que ce qu’ils vendent n’existe pas ?
C’est comme discuter si Dieu existe ou non. Je n’en sais rien. On ne
peut pas discuter là-dessus : c’est une question de foi. Si un homme a
la foi, ça ne sert à rien de le convaincre. C’est pour ça que la
“déradicalisation”, je n’y crois absolument pas. La seule
déradicalisation à laquelle je peux penser, c’est celle du type qui,
vingt ans plus tard, avec une femme et deux gamins, se dit « J’ai été bête quand j’étais jeune ».
Il y a un “déradicalisé” très célèbre : il avait fait Guantanamo, il en
est sorti, il est arrivé en Arabie saoudite où ils l’ont déradicalisé,
et maintenant… Il est le patron d’Al-Qaida au Yémen. Nasser Al-Wahishi,
il s’appelle, la “brute”. Voilà, c’est ça la déradicalisation.
Vous dites que l’Afrique subsaharienne constituera dans
l’avenir un foyer d’instabilité propice à l’idéologie islamiste.
Pouvez-vous expliquer ?
Les zones propices sont celles qui se développent
mal, qui sont très peuplées. Un exemple : le Bangladesh. On n’en parle
jamais dans les journaux et, pourtant, l’islamisme grimpe dans ce pays.
L’Afrique, du point de vue démographique, va doubler dans les quinze
prochaines années. Mais les problèmes sont nombreux : premièrement, il
n’y a pas de travail ; deuxièmement, l’instruction y est médiocre ;
troisièmement, les bénéfices de la fameuse croissance vont dans
certaines poches et sont, de suite, envoyés dans des paradis fiscaux.
Quand on aura le double de la population, c’est-à-dire bientôt, il y
aura des affrontements entre les musulmans – majoritaires en Afrique de
l’Ouest et orientale – et les non-musulmans.
Quand la France est intervenue en République centrafricaine pour
canaliser un affrontement de ce genre, c’était faisable. Mais imaginons
que ça éclate dans six ou sept pays à la fois… Les moyens de la France
sont limités. On est déjà dans l’extension maximale de nos forces ; on
n’aura pas les moyens. L’avenir, de ce côté-là, paraît difficile. Et qui
voudra 200 millions d’immigrants en provenance d’Afrique ? Personne.Dans un entretien pour la revue Ballast, vous aviez déclaré « L’autre jour, je suis passé à la pharmacie et la pharmacienne me disait que les clients défilent, depuis le 13 novembre, pour prendre des calmants. Les gens se demandent ce qui va se passer ; ils ont peur. Les médias nous pourrissent la vie avec leur audimat. Ils rendent service à Daech ; ils font leur propagande : si je relaie six fois un crime de guerre de l’ennemi, je lui rends cinq fois service. C’est la société du spectacle. C’est minable. Mais, non, contrairement à ce que raconte Hollande, nous ne sommes pas en guerre : une guerre, ce serait comme ça tous les jours ; on est dans une situation conflictuelle. » Plus loin, vous rajoutez : « En l’espace de trente ans, les gens se sont ramollis. Ils ont peur. Mes compatriotes, dans l’ensemble, ont peur de tout. » Comment expliquez-vous ce manque de recul de la part du système médiatique vis-à-vis de Daech ?« On a vécu une longue période de paix – j’en suis très content – mais ça ramollit. »
D’abord, les journalistes en vivent. Ils vendent de
l’angoisse et ça se vend bien. Alors, ils en rajoutent parce qu’on
reste, finalement, dans une société du spectacle. Pour nous, la
tragédie, ça se passe, finalement, ailleurs. De temps en temps, de façon
collatérale, nous sommes frappés. Il y a eu des statistiques très
intéressantes, publiées l’année dernière : 97,5 % des attentats ont eu
lieu en dehors des pays occidentaux. En somme, pour nous, c’est un
spectacle. Quand on est frappés, on a l’impression que c’est
l’apocalypse. Shakespeare avait dit que la prospérité et la paix
produisent des couards. Autrement dit, des trouillards. On a vécu une
longue période de paix – très bien, j’en suis très content – mais ça
ramollit.
Pourquoi une telle peur de tout en Occident, et notamment en France ?« Les sociétés européennes sont d’une sensiblerie quasi-maladive ».
Comme je l’ai dit, c’est le prix de la paix et de la
prospérité. C’est aussi le vieillissement de la population qui engendre
le conservatisme. L’espèce humaine cherche la sécurité, hélas, à tout
prix. Je l’ai fui car c’est le début de la mort.
J’ai été souvent en Russie. Les gars regrettent la
période soviétique. Pourquoi ? Parce que si vous ne vous occupiez pas de
politique, vous étiez sûr de vivoter. Vous n’étiez pas très bien logé,
mais on vous laissait tranquille ; vous ne travailliez pas trop et vous
étiez sûr de garder votre boulot. À condition d’être d’accord pour être
dans une médiocrité relative, c’était vraiment la sécurité totale. Quand
le système s’est effondré, ça a été très brutal. J’ai vu la chute du
rouble, j’ai vu les petites vieilles, veuves, en train de vendre la
bibliothèque de leur mari défunt : c’était poignant. Tout ça parce que
Eltsine était nul. Je comprends tout à fait que, lorsque Poutine a
commencé à redresser la situation, il a été bien vu. Enfin, un homme
politique qui disait : « On a perdu la veste, la chemise et maintenant vous vous voulez retirer le pantalon… Ça fait beaucoup ! » Cela ne l’a pas empêché d’avoir perdu en Ukraine. Encore, une chose qui n’est pas signalée.
Nous sommes les seuls à être soi-disant objectifs, alors que ce sont les autres qui nous manipulent. Nous sommes aussi des manipulateurs : nos droits de l’Homme sont à géométrie variable ; les assassins sont peut-être ailleurs, mais les hypocrites, c’est nous. Quand on a tué Kadhafi, on n’était pas mandatés pour le faire : on était mandatés pour défendre Benghazi. On a assassiné ce dirigeant. Si les Chinois ou les Russes l’avaient fait, ça aurait fait un bruit épouvantable. On aurait dit : « C’est intolérable ! C’est ignoble ! » Si on veut se débarrasser de dictateurs, j’ai une longue liste dans la poche. Il faut être lucide, se voir dans le miroir.« Les assassins sont peut-être ailleurs, mais les hypocrites, ce sont nous ».
Est-ce que cette fascination pour la violence de Daech, démontrée par son traitement médiatique, ne renvoie pas au refoulement de la violence que nous avons opéré ces dernières décennies dans les sociétés européennes ?
Il y a de ça, certainement. Mais les sociétés
européennes sont d’une sensiblerie quasi-maladive : on ne peut plus rien
supporter. À la campagne, jadis, égorger un poulet, c’était aussi
normal qu’aller faucher le blé. Aujourd’hui, vous dîtes à un type de
n’importe quelle université, « On va manger un poulet mais il faut l’égorger ». Il vous répondra « Ah non ! Pas moi ! »
Inutile de dire que si vous aimez la tauromachie, on vous soupçonne
d’être “facho”. Je le reconnais : j’aime la tauromachie. Et alors ?
J’ai vécu pendant trois mois dans la forêt
amazonienne. Toutes les nuits, vous entendez le cri des bêtes qui se
mangent entre elles. Toutes les nuits, les carnivores chassent et tuent.
La nature répond au même rapport de force que nous. Le monde, ce n’est
pas Bambi, mais on a fini par vendre du Bambi partout.
Il y a des individus pour qui la violence est un concept. Mais la
violence, ce n’est pas un concept. Vous parlez avec des types qui sont
passés des bancs de l’école au fauteuil du bureau, et qui n’ont jamais
reçu une claque de leur vie. Vous pensez qu’ils vont prendre des
décisions politiques courageuses ? Je ne le crois pas.
Pour moi, le courage, c’est la vertu majeure : il y a
le courage physique, mais ça ne suffit pas. Il y a le courage
intellectuel aussi et, dans le tiers-monde, il n’y en a pas forcément
beaucoup. Toujours la tradition… Chez les islamistes, vous apprenez la
tradition et vous répétez, vous répétez… La fonction critique, c’est où ?
Et puis, il y a le courage moral : il est très inégalement répandu.
Encore que… En gros, sur les principes moraux de base, l’humanité se
retrouve à peu près : le bien, le mal, on sait à peu près ce que ça veut
dire, du fait de l’influence des religions monothéistes. Même s’il y a
des différences, sur le droit au suicide par exemple. Chez les Grecs et
les latins, ça faisait partie de votre dernière liberté ; chez les
juifs, les chrétiens et les musulmans, vous n’avez pas le droit, en
principe, de vous suicider. Pour moi, le droit au suicide est important.
Qu’est-ce que je risque en demandant le droit au suicide dans mon pays ?
La peine de mort ?
Vous avez mené une carrière de professeur invité dans de très
nombreuses universités étrangères, sans aucun rattachement en France.
Quel regard portez-vous sur ce parcours atypique ?
Je n’ai pas fait une carrière, j’ai fait une vie. Au
coup par coup. Je n’ai eu aucune espèce de garantie. Au total, j’ai été
salarié deux ans comme directeur d’un centre européen d’étude des
conflits. C’est tout. Autrement, sur les 55 dernières années, j’ai été
un libre aventurier. J’ai fait une trentaine de métiers différents entre
18 et 35 ans. J’ai commencé à être invité parce que j’avais un bagage
que les autres n’avaient pas. J’avais été en Guinée-Bissau, j’avais été
avec les Palestiniens, avec les Vietnamiens. Quand vous arrivez aux
États-Unis avec ça, vous êtes le seul. Et les militaires n’avaient
jamais été du côté insurrectionnel alors que j’ai toujours été, à une ou
deux exceptions près, avec les insurgés.
Les pays qui sont devenus indépendants des puissances
colonisatrices ces cinquante dernières années ont pu le faire, vous
l’écrivez, grâce à des idéologies mobilisatrices comme le nationalisme
et le communisme. Tous ces pays sont dorénavant imbriqués dans la
globalisation économique. Si le communisme est marginalisé, que reste-il
d’une idéologie comme le nationalisme pour contester cette
globalisation économique ? Voyez-vous également d’autres idéologies de
contestation à gauche de l’échiquier politique émerger dans ces pays en
voie de développement ?
Les deux nations les plus puissantes à l’heure
actuelle – les États-Unis et la Chine – sont d’un nationalisme délirant.
Les Viêts, qui constituent une petite nation de 80 millions
d’habitants, sont nationalistes, avec une élite de despotes éclairés.
Ils ont battu les Français ; ensuite, ils ont battu les Américains ; ils
ont tenu tête aux Chinois. Ils ne font aucun reproche aux Français,
contrairement aux Algériens, qui sont en train de pleurnicher. Et ils se
sont mis avec les Américains, qui les ont bombardés comme jamais, parce
qu’ils ont compris que l’ennemi était au nord : la Chine. Et ils font
7 %, par an, de croissance économique. Je tire mon chapeau. Je dis « Voilà une élite de despotes éclairés, qui savent où ils vont ». À côté de ça, les types de l’État islamique, ce sont des charlots.
Pour les idéologies, à gauche, je vois surtout un
creux. On a beaucoup consommé. Il y a un moment de fatigue entre
l’illusion lyrique et la décrue. On vit de rêve, autant qu’on vit de
réalité. Ça va revenir…
Je vois également des petits pays, qui ont un
développement économique et démocratique intéressant, comme l’Uruguay.
C’est un pays, qui mise notamment sur l’éducation de la jeunesse. Le
Chili est également intéressant. L’Argentine, c’est plus contrasté.
De tous les conflits autour du monde que vous avez rejoint en
tant qu’observateur-participant, celui du Viêt Nam vous a le plus
marqué. Vous reprenez, dans vos mémoires La Pointe du couteau, un slogan que vous aviez entendu à cette époque : « Quand on est préparé au pire, on garde toujours l’initiative ». Pouvez-vous développer ?
Ce sont des phrases qui ne
s’oublient pas. Jamais. Mais cette phrase est particulière à une
époque. Ce sont comme les Anglais lors du Blitz… On ne peut pas leur
demander ça tout le temps. À ce moment-là, les Viêts se retrouvent dos
au mur. Ils disent « Non », quel que soit le prix et ils
s’organisent en fonction avec une détermination absolue. Je trouvais
qu’ils étaient merveilleusement organisés. J’ai assisté à des cours dans
les écoles où, au moment où les avions arrivaient, les gamins
descendaient dans une tranchée. Dès que l’alerte était terminée, ils
remontaient et reprenaient le cours ! Il y a des pays où, lorsqu’il y a
la guerre, on supprime carrément les cours. Là, non. Ils arrêtaient le
temps nécessaire. Je me rappelais de cratères de bombes où les types y
mettaient de l’eau et élevaient des poissons. Ils s’adaptaient. Les
hommes étaient au boulot, les femmes produisaient, la mobilisation de la
population était constante. On avait une société très coriace avec des
gens habitués à lutter contre le fleuve, qui faisait des digues chaque
année pour le domestiquer.
C’est un peuple qui a l’habitude de la cohésion, de
lutter ensemble contre la nature. Rien à avoir avec le Nil et les
Égyptiens, par exemple : le fleuve sort, il irrigue et rentre, tout
seul… Vous n’avez rien à faire. Ça donne une mentalité différente… Les
Égyptiens l’ont compris quand Nasser les a envoyés combattre contre les
Yémenites, des coriaces qui aiment se battre car ce sont montagnards.
Les Viêts n’étaient pas uniquement marxiste-léninistes, ils étaient
aussi nationalistes : ils trouvaient que les Américains n’avaient rien à
faire sur leur sol et qu’ils tiendraient. Ça m’a plu. Je me sentais
chez moi. Refuser de céder. Je les ai quand même vus reconstruire des
ponts avec des bateaux sur lesquels ils posaient des poutres… Pour
ensuite les enlever, de façon à ce qu’ils ne soient pas photographiés
par les Américains. Il fallait tenir, tenir, tenir. On a fait un petit
livre aux éditions du Seuil et où on est plusieurs, avec Sylvain Tesson
notamment, à raconter notre expérience de voyage la plus formidable.
J’ai bien sûr parlé du Viêt Nam. Je me suis aperçu que ça collait avec
mon tempérament : ça m’a rappelé l’oncle, celui qui est mort les armes à
la main, ou encore, la statue dont je parle dans les mémoires, qui se
trouve à Carthagène en Colombie. Le gouverneur local, Blas de Lezo,
avait fait tomber la moitié de l’escale britannique. Les gens lui ont
fait une statue, qui ressemble à ce qu’il était à la fin de sa vie – il
lui restait un œil, un bras et une jambe – et ils ont inscrit ce qu’il
avait dit à l’amiral anglais : « Ici, on ne se rend pas ».
Votre écrivez : « Le fait que les victimes d’hier puissent devenir des bourreaux rend optimiste quand à la capacité d’adaptation de l’espèce humaine. » Cette leçon de réalisme politique, avez-vous pu la vérifier dans la plupart des conflits que vous avez rejoint en tant qu’observateur-participant ?« Le pire, en termes de cruauté, c’est celle des guerres civiles. »
C’est de l’humour noir. Je le pratique, parce que
c’est la seule chose qui permet de tenir face à la tragédie. Autrement,
c’est atroce. L’espèce humaine, qu’est-ce que c’est ? Les gens sont
prêts à tous les compromis pour sauver leur sécurité. Et avec la
cupidité, il n’y a plus de limite : ils en veulent toujours plus. Si on
vous dit, voilà un flingue et l’autre, il est rien, il y aura peut-être
cinq individus qui vont se poser des questions avant d’y aller et puis,
vous en aurez toujours quinze autres qui vont dire « Allez, je vais me l’envoyer ! »
Le pire, en termes de cruauté, c’est celle des
guerres civiles. Le type connaît le voisin et, en plus, il peut
maintenant violer sa femme, qu’il n’a jamais pu approcher parce que les
hommes de l’autre communauté sont très endogames. Il l’a regardée à la
fontaine l’autre jour et puis, d’un coup, on lui dit : « Quartier libre ! » Le gars se dit « J’étais rien avant, j’étais un minable, on me donnait une claque et je m’écrasais ». Et, d’un seul coup, on lui dit « Vas-y, plus t’en fais, plus tu es un héros ».
Quand ils en parlent entre eux, des années plus tard, ils se le
remémorent comme si c’étaient les plus “belles” années de leur vie.
C’est comme ça.
Lors des guerres en ex-Yougoslavie, on m’avait demandé de former des
militaires français – j’étais à l’École de guerre – qui me disaient « On ne peut pas supporter ça, en Europe ». Je leur disais : « Mais vous n’êtes plus en Europe, culturellement parlant ».
Quand vous franchissez la frontière yougoslave, vous tombez dans les
Balkans. C’est une zone où le vaincu, on lui coupe tout ce qui dépasse.
Il n’y a qu’à lire ce qui s’est passé en 1912-13 durant les guerres
balkaniques. J’ai vu des officiers français revenir, et me dire « C’est
atroce : j’ai vu des Croates, au moment où ils faisaient l’offensive
contre les Serbes, énucléer des mecs encore vivants avec une cuillère
limée. »La poésie ne vous permet-elle pas de tenir face à l’horreur ?
La poésie est incontestablement une part magique qui
permet de sortir de cette atrocité. Au final, tout ça est tragique. Je
suis habitué aux difficultés, mais ce que je vois, au fond, c’est de
l’atroce : entre les rapports de force et la cruauté déchaîné ou
tranquille, selon les circonstances, ce n’est pas joli du tout. Il y a
quelque chose de merveilleusement tragique dans la poésie. Et c’est
avant tout le plus bel usage possible des mots. Le recueil que j’ai fait
m’a fait profondément plaisir. Ce qui reste, c’est la part magique : la
poésie, la littérature. Vous allez continuer à lire Shakespeare, mais
vous ne lirez plus un auteur qui a écrit un livre d’histoire au XIXe
siècle. Ou alors vous faites un chef d’oeuvre comme Tocqueville. C’est
rare. Ses analyses sur l’Amérique tiennent encore la route. Stanley
Hoffmann était en admiration absolue devant celles-ci. En comparaison,
c’est comme si vous lisez Thucydide pour comprendre le phénomène de la
guerre.
Oui. Et puis, il y a les quelques vers que j’ai mis en exergue du recueil : « Je
n’ai pas misé ma vie à demi / j’ai tout jeté dans la balance / j’ai bu à
toutes les fontaines du chemin / plus que mon dû et j’ai couvert plus
de chemins. / J’irai jusqu’à tomber d’un seul coup / feu nomade, de la
nuit, à la nuit. »
Adrien Mideau |