Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Bernard Wicht à l'Académie de géopolitique de Paris
dans lequel il évoque l’articulation entre puissance militaire et
légitimité politique et le rôle du citoyen-soldat. Universitaire,
historien des idées et spécialiste en stratégie, Bernard Wicht a
récemment publié Une nouvelle Guerre de Trente Ans (Le Polémarque 2011), Europe Mad Max demain ? (Favre, 2013), L'avenir du citoyen-soldat (Le Polémarque, 2015), Citoyen-soldat 2.0 (Astrée, 2017) et Les loups et l'agneau-citoyen - Gangs militarisés, État policier et citoyens désarmés (Astrée, 2019).
L’entretien de Géostratégiques : Bernard Wicht
Question : Pourriez-vous nous expliquer pourquoi votre démarche de stratégie prospective
se place le plus souvent au niveau des problématiques fondamentales de
l’articulation entre puissance militaire et légitimité politique, et la
question récurrente dans vos analyses du citoyen-soldat ?
Bernard
Wicht : Au plus tard avec les travaux de Clausewitz, la stratégie
moderne a opéré une distinction stricte entre armée / gouvernement /
population. Cette dernière est alors complètement passive ; elle n’est
plus un sujet mais seulement objet de protection.
Cette distinction trinitaire fonctionne tant que l’Etat-nation demeure
la forme d’organisation politique la plus appropriée pour faire la
guerre, c’est-à-dire pour combattre un autre Etat, un ennemi extérieur
commun au moyen d’armées régulières. Cette réalité est codifiée par la
formule clausewitzienne, « la guerre est la poursuite de la politique
par d’autres moyens ». En d’autres termes, la guerre est alors un acte
politique à la disposition exclusive de l’Etat. Ce dernier est désormais
pacifié à l’intérieur, toute forme de justice privée est bannie et le
crime est poursuivi par la police et la justice – l’ennemi est à l’extérieur et le criminel à l’intérieur.
Mais une telle situation est aujourd’hui caduque : avec l’effondrement
des nations européennes au cours de la tragédie
Verdun-Auschwitz-Hiroshima et, ensuite à partir de 1945, avec le
développement exponentiel de la guérilla, des guerres révolutionnaires
et des mouvements de libération populaire, le peuple maoïste ou
marxiste-léniniste fait son grand retour comme acteur central de la
stratégie. Il importe dorénavant de l’encadrer, de lui montrer la voie
de sa libération, de lui expliquer les raisons de son combat et de lui
fournir le récit idéologique correspondant. Il serait faux de croire que
la chute du Mur de Berlin, puis l’implosion du bloc soviétique ont mis
fin à ce tournant « populaire » de la stratégie et que celle-ci peut
revenir « tranquillement » au modèle clausewitzien de la guerre comme
acte étatique au moyen d’armées professionnelles, voire de mercenaires (contractors,
sociétés militaires privées). Daech et ses épigones, les gangs
latino-américains et les milices ethniques de tout poil en ont fait
malheureusement la « brillante » démonstration aux yeux du monde
entier : les techniques maoïstes ou marxistes-léninistes de prises en
main des populations se sont franchisées (au sens du franchising
commercial), elles se sont dégagées du message révolutionnaire, elles
sont au service du djihad ou tout simplement d’un contrôle des
populations (des favelas, des bidons-villes, des banlieues) par la
terreur. On a pu penser un temps que tout ceci ne concernait que le
« Sud », que les sociétés n’ayant pas le niveau de modernisation des
pays occidentaux. Avec les attentats, les fusillades et les tueries en
France, au Royaume-Uni, en Belgique, en Espagne et ailleurs, il a fallu
déchanter. Cette réalité a désormais franchi la Méditerranée ; elle est
désormais présente chez nous en Europe occidentale, dans les banlieues
des grandes métropoles et c’est la principale menace qui pèse
aujourd’hui sur nous …. et sur nos enfants – l’ennemi est à l’intérieur !
Après
cette longue entrée en matière, je peux répondre assez simplement à
votre question en disant que le paradigme clausewitzien n’est absolument
plus pertinent et qu’il est impératif d’en trouver un autre remettant
au centre de la réflexion stratégique l’interface armée/cité. C’est
pourquoi j’insiste tant sur l’articulation entre puissance militaire et
légitimité politique et, surtout, sur ce système d’arme qu’est le citoyen-soldat
parce qu’il est un acteur politique et militaire incontournable, le
seul et unique apte à restaurer la cité. On le retrouve chez des auteurs
aussi différents que Machiavel, Locke, Rousseau, Mirabeau ou Jean
Jaurès. En ce qui me concerne, je suis plutôt machiavélien : la res publica,
la liberté comme droit de participer à la gestion des affaires de la
cité et le peuple en armes. Je suis convaincu que le paradigme
machiavélien peut nous apporter des outils de raisonnement décisifs dans
le contexte actuel. N’oublions pas que le Chancelier florentin vit une
période assez semblable à la nôtre avec la lutte entre factions rivales
au sein de la cité, l’importance des intérêts privés au détriment du
bien commun et une importante fracture sociale entre citadins riches et
paysans pauvres.
Question : Comment expliquez-vous
la difficulté pour les Etats européens de canaliser par la motivation
et la mobilisation, le capital guerrier des jeunes générations ?
Bernard
Wicht : L’Etat-nation est en panne de cause. Le récit national est
clôt ; il n’est plus en mesure de fournir les repères nécessaires pour
se projeter « en avant » et, surtout, il n’est plus adapté pour opérer
la distinction ami/ennemi. L’Etat ne parvient donc plus à mobiliser les
énergies autour d’un projet commun. Par ailleurs, l’économiste italien
Giovanni Arrighi le dit clairement : « L’Etat moderne est prisonnier des
recettes qui ont fait son succès », c’est-à-dire l’Etat-providence.
Mais, il ne s’agit plus de l’Etat providence au sens bismarckien,
garantissant à chacun sa place dans la pyramide sociale sur le modèle
des armées nationales. La révolution de 1968, les crises économiques des
années 1970, la disparition de l’ennemi soviétique et la globalisation
financière ont complètement ébranlé cette pyramide. Aujourd’hui,
l’Etat-providence ne parvient plus à garantir « à chacun sa place » ; il
n’est plus qu’un distributeur d’aides et de subventions cherchant à
maintenir un semblant de stabilité sociale. Tout ceci explique que le
capital guerrier des jeunes générations ne s’investit plus dans les
institutions étatiques (l’armée notamment). L’historien britannique John
Keegan en faisait le constat dès le début des années 1980. De nos
jours, le capital guerrier des jeunes a plutôt tendance à migrer vers
des activités et des groupes marginaux, là où ils retrouvent un code de
valeurs, une forte discipline, la fidélité à un chef et d’autres
éléments similaires de socialisation. Le phénomène de radicalisation et
de départ pour le djihad en est une illustration particulièrement
frappante.
Question : Pourquoi l’organisation
militaire actuelle des Etats est de moins en moins adaptée à la
nouvelle donne stratégique ? Et pourquoi affirmez-vous que l’émergence
de nouvelles forces sociales est une rupture civilisationnelle ?
Bernard
Wicht : Les différents groupes armés qui s’affirment depuis la fin du
XXème siècle, représentent un modèle d’organisation politico-militaire
en adéquation parfaite avec la mondialisation parce qu’ils savent 1) se
brancher sur la finance globale (en particulier le trafic de drogue), 2)
s’adapter à la révolution de l’information en diffusant un récit et une
mobilisation des énergies via internet et les médias sociaux, 3) se
déplacer furtivement en se fondant dans les flux migratoires. Face à
cela, les armées régulières apparaissent comme des dinosaures d’un autre
temps : elles sont incapables de fonctionner sans infrastructures
lourdes (bases, aéroports, etc.), leurs chaînes de commandement sont à
la fois lourdes et excessivement centralisées. Elles n’ont aucune
liberté d’action au niveau stratégique. En revanche, les groupes armés
bénéficient d’une flexibilité remarquable leur permettant d’agir aussi
bien de manière criminelle que politique : c’est ce qu’on appelle
l’hybridation de la guerre. Ainsi, un groupe armé subissant des revers
sur le champ de bataille conventionnel est capable de basculer très
rapidement dans la clandestinité pour entreprendre des actions
terroristes. Il ne s’agit pas là d’un simple avantage tactique ou
technique, mais d’une mutation en termes structurels. En effet, la
formation de ces nouvelles formes d’organisation politico-militaire que
sont les groupes armés, relève d’une dynamique d’ensemble à contre-pied
de la mondialisation libérale : c’est la réponse-réaction des sociétés
non-occidentales qui n’ont pas réussi à accrocher le train de la
mondialisation – là où les structures étatiques se sont affaissées (les Etats faillis)
– et qui, par réflexe darwinien de conservation, se sont retournées
vers des modes d’organisation politique simplifiés et pré-étatiques
aussi rustiques que la chefferie et l’appartenance à une forme de
« clan » assurant protection. Cette dynamique n’est donc ni
irrationnelle, ni passagère ; elle révèle une mutation de l’ordre
mondial, une vague de fond. Forgés ainsi à l’aune de la survie, ces
groupes armés sont les nouvelles machines de guerre à l’ère de la
mondialisation, au même titre que la chevalerie a façonné le Moyen Age
et que les armées révolutionnaires françaises ont façonné l’époque
moderne. C’est pourquoi il est possible de parler de rupture
civilisationnelle. En outre, ces nouvelles machines de guerre ne
représentent pas qu’une adaptation réussie de l’outil militaire aux
conditions de la mondialisation. Elles s’inscrivent dans une dialectique
empire/barbares traduisant la résistance à l’ordre global.
Question : Pourquoi pensez-vous que la nouvelle forme de conflit n’est plus celle du choc classique de puissance mais bien une longue suite de conflits de basse intensité conduisant à l’effondrement progressif des sociétés européennes ?
Bernard
Wicht : Selon les théories du système-monde proposées par Immanuel
Wallerstein et d’autres auteurs à sa suite, les successions hégémoniques
d’une grande puissance à une autre sont généralement le fruit de ce
qu’ils appellent « une grande guerre systémique ». Typiquement, les
guerres de la Révolution et les guerres napoléoniennes accouchent de
l’hégémonie anglaise qui se maintiendra jusqu’en 1914. De même, la
Première- et la Deuxième Guerre mondiale accouchent de l’hégémonie
étatsunienne. Ceci présuppose cependant que le système international
soit dominé par plusieurs grandes puissances en concurrence les unes
avec les autres. Une telle situation disparaît au plus tard avec la
désintégration du bloc soviétique. Et, si aujourd’hui la super-puissance
américaine est en déclin, il n’y a aucun challenger digne de ce nom
capable de disputer l’hégémonie mondiale et, par conséquent, susceptible
de déclencher une guerre systémique de succession hégémonique comme
l’Allemagne l’a fait en 1914. De nos jours en effet, la Chine est
économiquement très dynamique, mais elle reste un nain en termes
financiers et son outil militaire n’est en rien comparable à celui des
Etats-Unis. C’est pourquoi, dans ces circonstances, certains historiens
de la longue durée émettent l’hypothèse que la prochaine grande guerre
systémique pourrait être, en fait, une longue suite de conflits de basse
intensité (guérilla, terrorisme épidémique, guerres hybrides, etc.). Or
cette hypothèse me paraît particulièrement plausible compte tenu de la
réalité actuelle de la guerre. A titre d’exemple, depuis la guerre
civile libanaise (1975-1990) le Proche- et Moyen-Orient s’est peu à peu
complètement reconfiguré sous l’effet de ce type de conflits :
d’anciennes puissances militaires (Syrie, Irak, Lybie) sont en pleine
déconstruction tandis que de nouveaux acteurs locaux-globaux (Hezbollah,
Hamas) s’affirment avec succès dans la durée ; longtemps acteur
stratégique central de cette région, Israël est aujourd’hui totalement
sur la défensive. A moyen terme, l’Europe risque fort de subir le même
sort. Car j’interprète les actes terroristes intervenus à partir de 2015
comme des signes avant-coureur d’un phénomène semblable ; la dynamique
enclenchée au sud de la Méditerranée a atteint dorénavant sa masse
critique. Pour reprendre une comparaison tirée de la médecine, la tumeur
cancéreuse moyen-orientale commence à diffuser ses métastases. C’est la
vague de fond, la mutation à laquelle je faisais référence
précédemment.
Question : Qu’est-ce que la « guerre civile moléculaire » ?
Bernard
Wicht : Pour tenter de conceptualiser la menace susmentionnée à
l’échelle de l’Europe, nous avons utilisé la notion de « guerre civile
moléculaire » empruntée à l’essayiste allemand Hans-Magnus Enzensberger.
Il me semble qu’elle est bien adaptée pour décrire la forme de violence
qui touche nos sociétés, à savoir au niveau de la vie quotidienne (sur
les terrasses, dans des salles de spectacle, dans des trains), en plein
cœur de la foule, employée par des individus seuls ou par de très petits
groupes (des fratries dans plusieurs cas) à la fois complètement
atomisés dans- et en complète rupture avec le corps social : d’où la
pertinence de cette notion mettant en évidence, d’une part, la dimension
civile de cette nouvelle forme de guerre et, d’autre part, l’échelle moléculaire
à laquelle elle se déroule. Ceci permet également de re-positionner
l’équilibre de la terreur. Ce dernier se place désormais non plus au
niveau étatique (équilibre militaro-nucléaire), mais à celui immédiat du
citoyen qui est devenu tant la cible que l’acteur de cet affrontement.
Autrement dit, le couteau, la hache ou le pistolet remplacent l’arme
atomique comme outil de dissuasion : d’où l’urgence de repenser le
citoyen-soldat dans ce contexte, non plus comme conscrit, mais comme
système d’arme à part entière, comme la nouvelle unité militaire de la
société. En ce sens, la diffusion du port d’armes et l’échelle du
citoyen armé ayant une existence politique et étant acteur stratégique,
redeviennent pertinentes face à la nouvelle menace C’est ce que nous
nous sommes efforcés d’expliquer dans ce petit ouvrage.
Question : Du
constat terrible que vous faites de la situation des sociétés
européennes, ne devrions-nous pas en tirer la conclusion de la nécessité
du « tout sécuritaire » ?
Bernard
Wicht : Selon la doctrine classique de l’Antiquité grecque, seul
l’hoplite peut restaurer la cité, c’est-à-dire dans notre cas le
citoyen-soldat. Comme je l’ai dit plus haut, c’est lui le système
d’arme, c’est lui le dépositaire des valeurs civiques de la communauté
politique. Aujourd’hui malheureusement, l’Europe prend exactement le
chemin inverse ; on assiste à une dérive pénal-carcéral de l’Etat
moderne dont la principale préoccupation est précisément le désarmement
de ses propres citoyens (voir la nouvelle Directive européenne à ce
sujet, élaborée rappelons-le à la demande expresse de la France suite
aux attentats de 2015). C’est une réaction typique, mais aussi une
grossière erreur que l’on retrouve presque systématiquement lorsque
l’Etat se sent menacé de l’intérieur. Plutôt que de chercher l’appui de
ses concitoyens, celui-ci se centralise au point de devenir un Etat
policier qui finit par s’aliéner toute la population précipitant ainsi, à
terme, son propre effondrement. Le spécialiste australien de la
contre-guérilla et du contre-terrorisme David Kilcullen qui a fait ses
classes sur le terrain au Timor oriental puis en Irak, souligne dans un
de ses derniers livres que l’Etat voulant absolument éradiquer le
terrorisme, va obligatoirement détruire l’essence même de sa substance, à
savoir la société civile et la démocratie. C’est aussi l’analyse que
fait le politologue israélien Gil Merom dans son ouvrage, How Democracies Lose Small Wars. Signalons que l’historien français Emmanuel Todd n’est pas très éloigné de telles considérations dans son étude intitulée, Après la démocratie.
Question : Votre ouvrage ne réduit-il pas exagérément le rôle de la relation politique dans la Cité ?
Bernard Wicht : Permettez-moi une réponse que vous jugerez sans doute iconoclaste. Hormis les utopies pacifistes du type flower power
considérant chaque individu comme un « petit flocon unique et
merveilleux », toute forme d’organisation politique viable est
généralement basée sur la relation protection contre rémunération. Hobbes est probablement le philosophe qui a le mieux décrit cette équation dans le cas de l’Etat moderne. Dans le Léviathan,
il poursuit sa réflexion en rappelant toutefois que le droit à la
légitime défense est un droit naturel de la personne humaine que
celle-ci récupère immédiatement si l’Etat ne remplit plus son obligation
de protection. Or c’est précisément la situation qui se met en place à
l’heure actuelle. Le problème, à mon avis, est que le discours politique
contemporain brouille complètement les cartes à ce propos : le citoyen
n’est plus présenté que comme un contribuable, le peuple qui vote contre
l’avis de sa classe politique est victime des sirènes du populisme,
toute solution durable ne peut venir que du niveau supra-national et, last but not least,
le défi sécuritaire posé par le terrorisme nécessite une limitation
drastique des libertés. Répétées en boucle, ces affirmations créent un
brouillard suffisamment dense pour laisser croire que la relation
politique dans la cité est devenue si complexe, si délicate à gérer, que
le citoyen n’est plus en mesure de la saisir et doit, par conséquent,
se contenter de payer ses impôts.
Bernard Wicht (Académie de Géopolitique de Paris, 10 juillet 2018)