Le système des castes
Koenraad Elst
Mérites du système des castes
Le système des castes est souvent dépeint comme l’horreur absolue. L’inégalité innée est en effet inacceptable pour nous les modernes, mais cela n’empêche pas que ce système a aussi eu ses mérites. La caste est perçue comme une « forme d’exclusion », mais elle est avant tout une forme d’« appartenance », une structure naturelle de solidarité. Pour cette raison, les missionnaires chrétiens et musulmans trouvèrent très difficile d’attirer les hindous hors de leurs communautés. Parfois les castes furent collectivement converties à l’islam, et le pape Grégoire XV (1621-1623) décréta que les missionnaires pouvaient tolérer les distinctions de castes parmi les convertis au christianisme ; mais en gros, les castes restèrent un obstacle efficace à la destruction de l’hindouisme au moyen de la conversion. C’est pourquoi les missionnaires commencèrent à attaquer l’institution des castes et en particulier la caste des brahmanes. Cette propagande s’est épanouie en un anti-brahmanisme à part entière, l’équivalent indien de l’antisémitisme.
Chaque caste avait un grand espace d’autonomie, avec ses propres lois, droits et privilèges, et souvent ses propres temples. Les affaires inter-castes étaient résolues au conseil de village par consensus ; même la caste la plus basse avait un droit de veto. Cette autonomie des niveaux intermédiaires de la société est l’antithèse de la société totalitaire dans laquelle l’individu se trouve sans défense devant l’Etat tout-puissant. Cette structure décentralisée de la société civile et de la communauté religieuse hindoue a été cruciale pour la survie de l’hindouisme sous la domination musulmane. Alors que le bouddhisme fut balayé dès que ses monastères furent détruits, l’hindouisme se retira dans sa structure de castes et laissa passer la tempête.
Les castes fournirent aussi un cadre pour intégrer les communautés d’immigrants : juifs, zoroastriens et chrétiens syriaques. Ils ne furent pas seulement tolérés, mais assistés dans leurs efforts pour préserver leurs traditions distinctives.
Typiquement hindou ?
On prétend habituellement que la caste est une institution uniquement hindoue. Pourtant, les contre-exemples ne sont pas difficiles à trouver. En Europe et ailleurs, il y avait (ou il y a encore) une distinction hiérarchique entre nobles et roturiers, les nobles se mariant seulement entre eux. Beaucoup de sociétés tribales punissaient de mort le viol des règles d’endogamie.
Concernant les tribus indiennes, nous voyons les missionnaires chrétiens affirmer que les « membres des tribus ne sont pas des hindous parce qu’ils n’observent pas les castes ». En réalité, la littérature missionnaire elle-même est pleine de témoignages de pratiques de castes parmi les tribus. Un exemple spectaculaire est ce que les missions appellent « l’Erreur » : la tentative, en 1891, de faire manger ensemble des convertis des tribus de Chhotanagpur et des convertis d’autres tribus. Ce fut un désastre pour la mission. La plupart des indigènes renoncèrent au christianisme parce qu’ils choisirent de préserver le tabou des repas entre même tribu. Aussi énergiquement que le brahmane le plus hautain, ils refusaient de mélanger ce que Dieu avait séparé.
L’endogamie et l’exogamie sont observées par les sociétés tribales du monde entier. La question n’est donc pas de savoir pourquoi la société hindoue inventa ce système, mais comment elle put préserver ces identités tribales même après avoir dépassé le stade tribal de la civilisation. La réponse se trouve largement dans l’esprit intrinsèquement respectueux et conservateur de la culture védique en expansion, qui s’assura que chaque tribu pourrait préserver ses coutumes et traditions, y compris sa propre coutume d’endogamie tribale.
Les colonisateurs portugais appliquèrent le terme caste, « lignage, espèce », à deux institutions hindoues différentes : le jati et le varna. L’unité effective du système des castes est le jati, l’unité de naissance, un groupe endogamique dans lequel vous êtes né, et à l’intérieur duquel vous vous marriez. En principe, vous pouvez manger seulement avec des membres du même groupe, mais les pressions de la vie moderne ont érodé cette règle. Les milliers de jatis sont subdivisés en clans exogames, les gotras. Cette double division remonte à la société tribale.
Par contre, le varna est la division fonctionnelle typique d’une société avancée : la civilisation de l’Indus/Saraswati, au troisième millénaire avant JC. La partie la plus récente du Rig-Veda décrit quatre classes : les brahmanes érudits nés de la bouche de Brahma, les kshatriyas guerriers nés de ses bras ; les entrepreneurs vaishyas nés de ses hanches et les travailleurs shudras nés de ses pieds. Tout le monde est un shudra par la naissance. Les garçons deviennent dwija, deux-fois nés, ou membres de l’un des trois varnas supérieurs en recevant le cordon sacré dans la cérémonie de l’upanayama.
Le système du varna se diffusa à partir de la région de Saraswati-Yamuna et s’établit fermement dans l’ensemble de l’Aryavarta (du Cachemire au Vidarbha, du Sind au Bihar). Il était le signe d’une culture supérieure plaçant le pays central aryen civilisé à l’écart des pays mleccha barbares environnants. Au Bengale et dans le Sud, le système était réduit à une distinction entre brahmanes et shudras. Le varna est une catégorie rituelle et ne correspond pas pleinement à un statut social ou économique effectif. Ainsi, la moitié des souverains princiers en Inde Britannique étaient des shudras et quelques-uns étaient des brahmanes, bien que ce fût une fonction kshatriya par excellence. Beaucoup de shudras sont riches, beaucoup de brahmanes sont pauvres.
Le Mahabharata définit ainsi les qualités du varna : « Celui en qui vous trouvez véracité, générosité, absence de haine, modestie, bonté et retenue, est un brahmane. Celui qui accomplit les devoirs d’un chevalier, étudie les écritures, se concentre sur l’acquisition et la distribution de richesses, est un kshatriya. Celui qui aime l’élevage, l’agriculture et l’argent, qui est honnête et bien versé dans les écritures, est un vaishya. Celui qui mange n’importe quoi, pratique n’importe quel métier, ignore les règles de pureté, et ne prend aucun intérêt aux écritures et aux règles de vie, est un shudra ». Plus le varna est élevé, plus les règles d’autodiscipline doivent être observées. C’est pourquoi un jati pouvait collectivement améliorer son statut en adoptant davantage de règles de conduite, par ex. le végétarisme.
Intouchabilité
Au-dessous de la hiérarchie des castes se trouvent les Intouchables, ou harijan (littéralement « les enfants de Dieu »), ou dalits (« opprimés »), ou paraiah (formant une caste en Inde du Sud), ou Scheduled Castes [« castes répertoriées »]. Elles forment environ 16% de la population indienne, autant que les castes supérieures combinées.
L’intouchabilité a son origine dans la croyance que les esprits mauvais entourent la mort et les substances en décomposition. Les gens qui travaillaient avec les cadavres, les excréments ou les peaux d’animaux avaient une aura de danger et d’impureté, ils étaient donc maintenus à l’écart de la société normale et des enseignements et rituels sacrés. Cela prenait souvent des formes grotesques : ainsi, un intouchable devait annoncer sa proximité polluante avec une sonnette, comme un lépreux.
L’intouchabilité est inconnue dans les Védas, et donc répudiée par les réformateurs néo-védiques comme Dayanand Saraswati, Narayan Guru, Gandhiji [Gandhi] et Savarkar. En 1967, le Dr. Ambedkar, un dalit par la naissance et un critique acharné de l’injustice sociale dans l’hindouisme et dans l’islam, réalisa une conversion de masse au bouddhisme, en partie à cause de la supposition (non fondée historiquement) suivant laquelle le bouddhisme aurait été un mouvement anti-caste. La constitution de 1950 supprima l’intouchabilité et approuva des programmes de discrimination positive pour les Scheduled Castes et les Tribus. Dernièrement, le Vishva Hindu Parishad a réussi à faire entrer même les leaders religieux les plus traditionalistes dans la plate-forme anti-intouchabilité, pour qu’ils invitent des harijans dans des écoles védiques et qu’ils les forment à la prêtrise. Dans les villages, cependant, le harcèlement des dalits est encore un phénomène commun, occasionné moins par des questions de pureté rituelle que par des disputes pour la terre et le travail. Néanmoins, l’influence politique croissante des dalits accélère l’élimination de l’intouchabilité.
Conversions inter-castes
Dans le Mahabharata, Yuddhishthira affirme que le varna est défini par les qualités de la tête et du cœur, pas par la naissance. Krishna enseigne que le varna est défini par l’activité (le karma) et la qualité (le guna). Encore aujourd’hui, le débat n’est pas clos pour savoir dans quelle mesure la « qualité » de quelqu’un est déterminée par l’hérédité ou par l’influence environnementale. Et ainsi, alors que la vision héréditaire a été prédominante pendant longtemps, la conception non-héréditaire du varna a toujours été présente aussi, comme cela apparaît d’après la pratique de conversion inter-varnas. Le plus célèbre exemple est le combattant de la liberté au XVIIe siècle, Shivaji, un shudra à qui fut accordé un statut de kshatriya pour cadrer avec ses exploits guerriers. L’expansion géographique de la tradition védique fut réalisée par l’initiation à grande échelle des élites locales dans l’ordre des varnas. A partir de 1875, l’Arya Samaj a systématiquement administré le « rituel de purification » (shuddhi) aux convertis musulmans et chrétiens et aux hindous de basse caste, accomplissant leur dwija. Inversement, l’actuelle politique de discrimination positive a poussé les gens des castes supérieures à se faire accepter dans les Scheduled Castes favorisées.
Veer Savarkar, l’idéologue du nationalisme hindou, prônait les mariages inter-castes pour unifier la nation hindoue même au niveau biologique. La plupart des hindous contemporains, bien qu’à présent généralement opposés à l’inégalité de caste, continuent à se marier dans leurs jatis respectives parce qu’ils ne voient pas de raison de les supprimer.
Théorie raciale des castes
Au XIXe siècle, les Occidentaux projetèrent la situation coloniale et les théories raciales les plus récentes [de l’époque] sur le système des castes : les castes supérieures étaient les envahisseurs blancs dominant les indigènes à la peau sombre. Cette vision périmée est toujours répétée ad nauseam par les auteurs anti-hindous : maintenant que « idolâtrie » a perdu de sa force comme terme injurieux, « racisme » est une innovation bienvenue pour diaboliser l’hindouisme. En réalité, l’Inde est la région où tous les types de couleur de peau se sont rencontrés et mélangés, et vous trouverez de nombreux brahmanes aussi noirs que Nelson Mandela. D’anciens héros « aryens » comme Rama, Krishna, Draupadi, Ravana (un brahmane) et un grand nombre de voyants védiques furent explicitement décrits comme ayant la peau sombre.
Mais varna ne signifie-t-il pas « couleur de peau » ? Le véritable sens de varna est « splendeur, couleur », d’où « qualité distinctive » ou « un segment d’un spectre ». Les quatre classes fonctionnelles constituent les « couleurs » dans le spectre de la société. Les couleurs symboliques sont attribuées aux varnas sur la base du schéma cosmologique des « trois qualités » (triguna) : le blanc est sattva (véridique), la qualité typique du brahmane ; le rouge est rajas (énergétique), pour le kshatriya ; le noir est tamas (inerte, solide), pour le shudra ; le jaune est attribué au vaishya, qui est défini par un mélange de qualités.
Finalement, la société des castes a été la société la plus stable dans l’histoire. Les communistes indiens avaient l’habitude de dire en ricanant que « l’Inde n’a jamais connu de révolution ». En effet, ce n’est pas une mince affaire.
Traduction du texte anglais publié sur : http://www.geocities.com/integral_tradition/
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