Bachar Al Assad est toujours au pouvoir en Syrie. Et Al Qaida reste puissante en Irak. Deux symboles de l'échec cuisant de l'Occident, incapable de bâtir une stratégie commune. Premier responsable, les Etats-Unis.
Bachar Al Assad est toujours au pouvoir à Damas et le drapeau noir d'Al Qaida flotte sur les villes de Fallouja et Ramadi en Irak. Au-delà du fait que le processus de fragmentation en Syrie a désormais gagné l'Irak, il existe une cause commune entre ces deux réalités que l'on pourrait résumer d'une simple formule : l'échec de l'Occident. La prise, même temporaire, des villes de Fallouja et de Ramadi par des milices sunnites se réclamant d'Al Qaida est un symbole fort et humiliant même de l'échec de la politique menée par l'Amérique en Irak. Un peu plus de dix années après le renversement du régime de Saddam Hussein et après des centaines de milliers de morts du côté irakien et plus de 5.000 du côté américain, on ne peut arriver qu'à une bien triste conclusion : tout cela pour ça ! En Syrie, c'est le même constat d'échec qui s'impose. Bachar Al Assad et ses alliés et soutiens fidèles que sont la Russie et l'Iran sortent renforcés de leur confrontation avec l'Occident. Massacres de civils y compris par le biais des armes chimiques n'y ont rien fait. Le régime tient bon - même s'il ne contrôle plus des parties importantes de son territoire - fort du soutien de ses alliés et, plus encore, de la faiblesse de ses opposants et de ceux qui les soutiennent.
En réalité, du Moyen-Orient à
l'Afrique, c'est toute la question de l'intervention extérieure qui se
voit ainsi reposée dans un univers largement post-américain. Quand et
comment intervenir à bon escient ? Quand à l'inverse, la
non-intervention, devient-elle, « plus qu'un crime, une faute », pour reprendre la célèbre formule de Talleyrand au lendemain de l'assassinat du duc d'Enghien en 1804 ?
Quand
faut-il intervenir ? L'urgence humanitaire est un concept d'une grande
flexibilité. Le sort des civils syriens est-il moins tragique que celui
des Libyens ? Pourquoi en 1992 intervenir en Somalie et non pas au
Soudan alors que les souffrances des Soudanais sont au moins égales,
sinon supérieures, à celles des Somaliens ? La décision d'intervention
traduit pour partie des émotions sélectives, qui peuvent elles-mêmes
correspondre à des sensibilités
ou plus prosaïquement à des intérêts bien compris. L'intervention est
d'autant plus probable qu'elle suit la réussite d'une première action
ou, à l'inverse, si elle succède à une décision d'abstention qui a
laissé derrière elle un mélange de massacres et de remords. La tragédie
de l'Afrique des Grands Lacs en 1994 - sans parler du massacre de
Srebrenica en Bosnie en 1995 - a certainement contribué à la décision
occidentale d'intervenir au Kosovo en 1999. En réalité, l'intervention
par un pays donné, à un moment donné, suppose la rencontre entre de
multiples facteurs : l'existence d'une culture interventionniste, un
sentiment d'urgence, un minimum d'empathie avec le pays ou la cause qui
justifient l'intervention, enfin, bien sûr, l'existence de moyens
perçus, à tort ou à raison, comme suffisants et adaptés.
Au-delà
de la question du « quand », se pose celle du « comment », les deux
étant de fait souvent indissolublement liées. Intervenir seul présente
de nombreux avantages : rapidité d'exécution, et donc souvent efficacité
de mise en oeuvre. L'armée française n'était pas mécontente de se
retrouver seule au Mali. A l'inverse, si elle ralentit le calendrier des
opérations, la constitution de coalitions fournit un supplément de
légitimité à l'intervention et un partage des coûts et des risques entre
les différents acteurs. Il est probable que la France, qui, sur la
lancée du Mali, s'est engagée en Centrafrique dans un conflit encore
plus incertain, souhaiterait s'y trouver moins seule, tant pour des
raisons de coûts et de moyens que pour des raisons politiques. On ne
souhaite pas partager un succès, on veut par contre ne pas se retrouver
seul dans une impasse éventuelle.
En
réalité, l'échec de l'Amérique, en Irak tout comme en Syrie, est celui
de l'Occident dans son ensemble, même si la part de responsabilité de
Washington est incontestablement plus grande.
L'échec
est généralement le produit de la rencontre entre trois facteurs
principaux qui sont presque toujours les mêmes : l'arrogance,
l'ignorance et l'indifférence. L'arrogance conduit à surestimer ses
capacités et à sous-estimer les capacités de résistance de son
adversaire. Il est tellement facile de gagner la guerre et de perdre la
paix. La « démocratie à Bagdad allait conduire à la paix à Jérusalem ».
Le slogan de certains néoconservateurs américains a viré à la
catastrophe en Irak. L'arrogance est toujours, pour partie au moins, le
produit de l'ignorance. Que sait-on des cultures et de l'histoire des
populations que l'on veut sauver du chaos ou de ses dictateurs ? Les
officiers coloniaux qui, hier, traçaient des lignes dans le sable pour
créer les frontières de nouveaux empires ou de nouveaux Etats faisaient
fi des complexités tribales et religieuses locales. Aujourd'hui, c'est
sans doute pis encore. C'est l'ignorance pure et simple qui l'emporte.
Enfin,
il y a le péché d'indifférence. Certes, l'EIIL (l'Etat islamique en
Irak et au Levant) inquiète légitimement Washington et conduit à un
rapprochement entre les positions américaines et celles de Téhéran sur
l'Irak. Mais le point de départ a été, en Syrie, la peur de l'Amérique
de prendre ses responsabilités. Le résultat est clair. Une double
défaite pour l'Occident stratégique et éthique. Washington a offert sur
un plateau d'argent une victoire diplomatique éclatante à Moscou et
permis le maintien au pouvoir de Bachar Al Assad.
Dominique Moïsi
Dominique Moïsi professeur au King'sCollege de Londres, est conseiller spécial à l'Ifri.