Michel Pastoureau, Noir : histoire d’une couleur, Seuil, 2008
Historien fort réputé tant par le
sérieux de ses écrits que par l’originalité de ses thèmes phares (les
couleurs, l’héraldique, le bestiaire médiéval…), Michel Pastoureau est
un médiéviste que nous apprécions tout particulièrement au CNC (nous
avions d’ailleurs déjà chroniqué son magistral L’Ours, histoire d’un roi déchu ici). Il a sorti, il y a quelques semaines Vert : histoire d’une couleur mais c’est son étude, un peu moins récente, sur la couleur noire qui va nous occuper maintenant.
Pastoureau part d’une idée de base : les
couleurs et leurs symboliques sont culturelles et dépendent des
époques, des peuples ou encore des systèmes de valeurs. La manière dont
elles sont utilisées et perçues peuvent donc fortement différer d’une
société à l’autre même s’il faut souligner, pour le noir en
l’occurrence, que l’on trouve parfois de sérieuses similitudes entre
nombre de cultures. En effet, depuis le néolithique (et même avant), le
noir est logiquement associé aux ténèbres des origines, à la nuit, à la
peur. C’est une couleur inquiétante qui caractérise les divinités de la
nuit (Nyx en Grèce, Nott chez les Germains…) ou de la mort (en Egypte,
le dieu embaumeur Anubis a les chairs noires) mais également les lieux
souterrains comme les grottes, les cavernes ainsi que les enfers,
l’Hades grec en étant le meilleur exemple. A Rome, c’est logiquement la
couleur de la mort qui habille, dès la République, les magistrats
participant aux funérailles, origine en Europe du noir porté pour le
deuil. Le noir, c’est aussi, dès l’origine, la couleur de la fertilité,
de la terre, des déesses noires. Elle symbolise donc, dans le système
trifonctionnel antique et médiéval, les artisans et les producteurs (le
blanc étant en général la couleur des prêtres et le rouge, celle des
guerriers).
Dans les sociétés traditionnelles
européennes, le noir est une couleur impressionnante, certes, mais pas
forcément négative. C’est tout différent de ce que l’on trouve dans la
Bible où cette couleur est honnie, mauvaise, sale, signe de péché alors
que le Blanc est son parfait contraire dans son symbolisme de vie et de
pureté. Le noir, c’est Satan, les enfers, la marque du négatif (les
animaux de cette couleur sont donc forcément peu recommandables…). Le
christianisme en Europe reprend, en grande partie, les considérations
de la Bible sur le noir même si cette couleur peut parfois représenter
quelques vertus (elle est par exemple signe d’humilité et de tempérance,
raison pour laquelle des ordres religieux comme les bénédictins
l’adoptent pour leur habit). L’époque féodale est celle où le noir est
au summum de son caractère négatif, c’est la grande période du « mauvais
noir » et parallèlement celle où le diable et ses suppôts deviennent
extrêmement visibles en Europe. Dans le système des 7 péchés capitaux
qui se met en place autour du 13ème siècle, le noir
représente en outre l’avarice et la colère. Le noir n’aura cependant pas
aussi mauvaise presse durant tout le Moyen Age car, à partir du 14ème
siècle, il devient populaire et est notamment promu par la mode
vestimentaire de l’époque. Même s’il reste une couleur associée aux
diableries, il est porté par les grands de l’époque (le duc de Bourgogne
Philippe le Bon en premier lieu) qui en font un signe de luxe mais il
habille également les officiers des villes et des princes. Si la
noirceur a longtemps été un caractère de vilainie et de grande laideur
(les femmes aux cheveux noirs par exemple), il devient un peu plus
accepté dans l’apparence physique. Les considérations sur les peaux
sombres changent et elles ne sont plus l’apanage des seuls traîtres tels
Judas, des réprouvés de la société (usuriers, sorciers…) ou des
sarrasins. On les retrouve désormais dans les représentations de
personnages éminemment positifs comme le Prêtre Jean, Balthazar le
roi-mage ou Saint-Maurice.
La toute fin du Moyen Age voit le noir
–comme le blanc d’ailleurs- devenir de plus en plus visible en Europe
tout en étant considéré, finalement, comme une « non-couleur ». Avec la
révolution de l’imprimerie, les images circulent abondamment et toujours
en noir et blanc. Cela contribue à la « naissance d’un monde en noir et
blanc » pour reprendre l’auteur qui souligne à quel point les images
moyenâgeuses étaient, à l’inverse, polychromes. La période moderne voit
en effet le noir triompher à tous niveaux. Promu au plus haut point par
la réforme protestante (dans la mode vestimentaire par exemple où il est
signe de simplicité, de discrétion et de refus du luxe), il accompagne
également les mutations de sensibilités de cette époque. La mode du noir
continue dans les sociétés européennes et devient surtout la couleur
phare du christianisme dans ses manifestations temporelles. Il drape la
foi et est présent tant chez les protestants et les puritains que chez
les jésuites et les jansénistes. La religion s’habille alors en Europe
de noir comme pour accompagner l’intolérance qui sévit partout, surtout
au 17ème siècle. C’est la grande époque des croyances et des
superstitions, des affaires sorcellerie et des manifestations du diable.
Ce dernier est évidemment toujours associé à la noirceur, ses messes
sont noires, ses serviteurs ont la peau sombre, les animaux qui sont
censés y participer sont noirs (chats, boucs…)…
Si le noir sera parfois rejeté temporairement par effet de mode, dans l’habillement en France à certaines périodes du 18ème
siècle ou par certains peintres, il va continuer, durant la période
contemporaine, à être de plus en plus présent dans la société
européenne. On le retrouve énormément durant la Révolution Française où
il habille l’honnête citoyen. Globalement, il est un signe d’austérité,
de sérieux ou d’autorité, on le retrouve sur ceux qui ont un pouvoir ou
un savoir (juges, avocats, médecins…), qui portent un uniforme
(policiers, douaniers) ou qui sont dans le monde des affaires. Dans
capitalisme industriel et financier qui se met en place à partir du 19ème
siècle des deux côtés de l’Atlantique, on retrouve nombre de
protestants chez qui, on le sait, le noir est de mise. Ceux-ci vont par
exemple longtemps l’imposer, consciemment ou non, dans leur production
d’objets de la vie quotidienne qui resteront noirs ou sombres, alors
qu’on avait les connaissances pour les colorer davantage. Tout cela est
habillé de considérations éthiques et morales et un homme célèbre, comme
Henri Ford par exemple, refusa toute sa vie de vendre et de produire
des voitures de couleurs autres que noire… Le noir est aussi la couleur
prédominante du quotidien des millions d’Européens depuis la seconde
révolution industrielle. C’est la couleur de la fumée, de la crasse, de
la pollution, des mines et de leurs « gueules noires ». Des régions
entières changent d’aspect et le noir est la seule couleur à laquelle on
pense lorsqu’on évoque des villes comme Londres au 19ème
siècle. A cette époque, il devient emblématique de la vague romantique,
de sa fatalité, de sa mélancolie et de son attirance pour la mort. Une
culture nouvelle se crée et le met au premier plan, elle va des débuts
de la littérature gothique en Angleterre au courant fantastique en
passant par une œuvre telle le « Faust » de Goethe.
Au 20ème siècle, le noir est synonyme avant tout de cinéma (et de photographie). Là encore, il
dominera longtemps avant d’être détrôné par la couleur. S’il doit faire
face à cette concurrence dans divers autres aspects, il n’en reste pas
moins fort présent et apprécié dans la mode et le stylisme. Il est, en
outre, la couleur rebelle par excellence (même si il devient de plus en
plus commun et n’impressionne plus autant qu’avant) qui était celle des
pirates quelques siècles auparavant et que l’on retrouve désormais chez
les rockeurs par exemple. Son aspect politique est primordial et il se
retrouve rarement porté par des modérés… Anarchistes, nihilistes,
fascistes l’utilisèrent (et l’utilisent parfois encore…) et la SS en
fera sa couleur phare. Malgré tout, Pastoureau estime que le noir se
normalise peu à peu même s’il reste indéniablement associé aux
superstitions anciennes ou actuelles… Même les changements de mentalité
ne peuvent effacer la symbolique profonde d’une couleur qui a été parmi
les plus importantes dans le système symbolique européen et que nous, au
CNC, avons logiquement choisie pour nous représenter.
Rüdiger
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