Rien n’est plus fluide, plus
insaisissable et plus puissant que cette influence diffuse que l’on
nomme Soft power. Sans bruit, sans démonstration de force, elle pénètre
les esprits, vainc par la conviction, d’autant plus redoutable qu’elle
joue sur les registres de l’empathie, du débat d’idées, de la culture...
Il est de bon ton, depuis un an, d’évoquer sans cesse en France et ailleurs le Soft power russe.
Bien entendu ce dernier est présenté en « Occident » comme la nouvelle stratégie du Kremlin pour imposer sa supposée politique de puissance sur la scène internationale, dans la lignée du « bourrage de crâne » pratiqué autrefois par l’URSS vis-à-vis des opinions publiques européennes. Suscitant critiques et méfiance, le Soft power russe n’en est pourtant qu’aux prémices de son déploiement. De ce constat nous pouvons tirer une leçon : La Russie doit concevoir sa stratégie d’influence avec beaucoup de doigté et de professionnalisme afin de ne pas prêter le flanc aux attaques des agents d’influence adverses.
Il convient en premier lieu de définir
quels seront les meilleurs agents de ce Soft power. Il est évident selon
certains que le Soft power russe est déjà une réalité. Tant du point de
vue culturel que scientifique, la Russie n’a plus à faire la preuve de
son attractivité. Pourtant est-ce une forme efficace d’influence ? Il
est permis d’en douter. Il suffit d’observer le cas français pour s’en
convaincre. Le Français est une des langues les plus pratiquées au
monde. La culture française, notre modèle de civilisation, de Voltaire à
Chanel en passant par Versailles ou notre gastronomie constitue
toujours un vrai potentiel de séduction et d’attractivité. Mais celui-ci
s’adresse essentiellement aux élites étrangères, qui ont les moyens
d’accéder à sa connaissance. Combien d’Américains du Middle West ou de
Chinois du Shaanxi sont-ils capables de placer correctement la France
sur une carte ou connaissent-ils Camus ? Bien peu. Il en va de même pour
l’écrasante majorité de la population française et européenne vis-à-vis
de Pouchkine, de Rachmaninov ou de Mendeleïev… Aux côtés de milliers
d’amoureux de la culture russe, les masses ignorent tout de la Russie.
Seule la culture américaine qui base son rayonnement sur le plaisir du
plus grand nombre, les joies simples, le divertissement, est par essence
populaire, voire populiste et conquiert les populations dans le monde
entier.
Si la culture ne suffit pas, il faut lui
adjoindre d’autres éléments civilisationnels et politiques afin de
former un outil de Soft power efficient, efficience dont la pérennité
nécessite un constant perfectionnement par l’agrégation de nouveaux
arguments, de nouveaux idéaux...Nous connaissons ceux affichés par les
Etats-Unis : Individualisme, liberté d’entreprendre, liberté de
conscience, foi en l’avenir…le rêve américain. De quoi, sur le papier,
séduire bien des esprits. Mais cela ne suffit pas nécessairement non
plus. Le cas français le démontre une fois encore. Depuis deux siècles
nous nous érigeons en champions des Droits de l’Homme et de certaines
valeurs « universelles. » Or, indépendamment du fait qu’il n’a jamais pu
être démontré, du point de vue du raisonnement philosophique, que de
telles valeurs existent, force est de constater que les idéaux vantés
par la France sont de plus en plus vécus dans le monde comme un
néo-colonialisme moral. Il faut donc se méfier des valeurs qu’on met en
avant. Celles-ci peuvent séduire comme provoquer un effet boomerang.
A cette aune la Russie, qui par la voix
de Vladimir Poutine vient de se proclamer comme le défenseur des valeurs
traditionnelles ou conservatrices, Dieu, la famille, la
patrie…vise-t-elle juste ? Oui, dans la mesure où on assiste en Europe à
une montée des partis aux discours identitaires, patriotiques, exaltant
des idéaux identiques. Non, dans la mesure où elle va susciter le
raidissement des « progressistes ». Immanquablement, l’offensive
conservatrice de Moscou provoquera une contre-attaque virulente des
médias « occidentaux » qui, pour la plupart, ne se reconnaissent
nullement dans le modèle de société vanté par les autorités russes mais
cultivent d’autres idéaux : Individualisme, matérialisme, hédonisme,
insoumission aux autorités, quelle que soit leur nature. Promis au
pilori le modèle russe, qu’on ne manquera pas de rapprocher du fameux «
Orthodoxie, autocratie, génie national » d’Ouvarov, sera d’autant plus
contesté qu’il est, aux yeux des leaders d’opinion « occidentaux » aussi
contestable sur le fond qu’approximatif sur la forme.
Car il n’y a pas de secrets : Un Soft
power efficace passe par une bonne communication. Or les autorités
russes accusent de graves lacunes en la matière vis-à-vis de nos
sociétés de l’image et des faux-semblants. On peut penser ce que l’on
veut de Nadejda Tolokonnikova. On peut juger scandaleuse son action dans
la cathédrale du Christ Sauveur. Mais il y a une chose qu’on ne saurait
lui dénier : un incontestable talent en matière de communication
vis-à-vis de sa vraie cible , les médias, notamment « occidentaux ».
Sexy, souriante, « guerrière » au poing levé ou affichant sa moue
boudeuse dans son Tee-Shirt « No pasaran », clin d’œil à tous les
éléments de la gauche européenne, elle a tout compris des règles du
marketing politique et de ce ton entre insolence et indignation qui
fait les stars à Paris ou à Londres. C’est à ce type de talent, celui de
cette « classe créative », de ces « fils de pub » maîtrisant
parfaitement les codes de notre société post-moderne, vide de réflexion
mais avide de slogans, que l’on doit confier « l’habillage » politique
du Soft power conservateur. A défaut celui-ci ne sera pas « vendeur ».
Il sera « ringard » et inaudible. Pour convaincre « l’Occident », il
faut d’abord relire Tchakhotine.
Philippe Migault