Historien médiéviste de renommée internationale, auteur d'une oeuvre monumentale, Jacques Le Goff a publié Le Moyen Age et l'Argent (Perrin, 2010), A la recherche du temps sacré, Jacques de Voragine et la Légende dorée (Perrin, 2011), Le Moyen Age expliqué en images (Seuil, 2013) et, plus récemment, le 9 janvier, Faut-il vraiment découper l'histoire en tranches ? (Seuil, 224 p., 18 €).
Pourquoi parrainer la collection « Histoire & civilisations » ?
Cette collection me paraît répondre à une exigence essentielle de l'édition dans le domaine de l'histoire : mettre à la disposition d'un grand nombre de lecteurs une somme de connaissances qui, sans relever
de l'érudition, est nécessaire à l'éducation de l'honnête homme
d'aujourd'hui. Cela me semble d'autant plus important que, dans certains
pays dont la France fait partie, l'histoire est aujourd'hui en recul
dans l'enseignement. Il s'agit là d'une erreur inquiétante, car
l'histoire est individuellement et collectivement nécessaire à la
compréhension du monde et à notre rôle dans son fonctionnement.
Y compris l'histoire ancienne et médiévale ?
Il faut redonner
de l'importance et de l'influence à la connaissance du passé antique et
médiéval : notre existence vit d'héritages et ces héritages ne sont pas
un simple retour nostalgique sur le passé. Ils sont et doivent être un tremplin pour l'avenir. Dans ce cadre, cette part donnée à la longue durée est capitale. Il me semble d'ailleurs que, dans la période à venir,
il serait important que nous ayons des spécialistes de ce que l'on
appelle aujourd'hui la préhistoire, dont je pense que, grâce en
particulier à l'archéologie, on devrait découvrir de nouveaux témoignages qui permettront de mieux répondre à la question : « D'où venons-nous ? »
Les historiens peuvent apporter
principalement deux choses. La première, c'est la connaissance des
héritages. Si je ne crois pas qu'il y ait un sens de l'Histoire, malgré
tout, l'histoire vit en partie d'héritages que nous devons connaître pour apprendre à en profiter et savoir les utiliser. D'autre part, la connaissance de l'Histoire et l'esprit historique nous forment à mieux nous servir
de ce qui constitue une donnée fondamentale de notre existence
individuelle et collective : le temps. Le monde et nous-mêmes, nous
évoluons, nous changeons et ces mutations, c'est l'histoire qui les
constitue. L'histoire en tant que matière de connaissance est ce qui
permet de mettre en perspective les mutations en oeuvre à l'heure actuelle.
Qu'est-ce qui distingue une civilisation d'une culture ?
La civilisation repose sur la recherche et l'expression
d'une valeur supérieure, contrairement à la culture qui se résume à un
ensemble de coutumes et de comportements. La culture est terrestre quand
la civilisation est transcendante. La beauté, la justice, l'ordre… Voilà sur quoi sont bâties les civilisations. Prenez le travail de la terre, la culture va produire de l'utile, du riz, là où la civilisation engendrera de la beauté, en créant des jardins.
En Extrême-Orient, les différences entre les civilisations
chinoise et japonaise s'expriment dans la structure de leurs jardins. Le
jardin chinois aime le désordre et le secret, tandis que le jardin
japonais est très ordonné et octroie une place importante à l'eau. On
devine leurs influences religieuses et spirituelles, bien qu'ils
exposent deux rapports très différents au religieux, avec d'un côté une
religion du mystère, le taoïsme chinois, et de l'autre une religion de
la lumière, le shintoïsme japonais.
Mais pour prendre
un exemple plus proche de nous, il existe une opposition forte entre le
jardin à l'anglaise et le jardin à la française, le premier est
fouillis, c'est un lieu romantique, propice à la rêverie, tandis que le
second est très construit et structuré, c'est un jardin cartésien, érigé
sur le terrain de la rationalité. La culture privilégie l'idée
d'utilité, de sécurité et de richesse, contrairement à la civilisation,
pour qui le spirituel et l'esthétique ont bien plus de valeur.
Comment les civilisations naissent-elles ?
Les civilisations sont humaines, ce sont donc les êtres
humains ou les institutions qui en favorisent l'éclosion. Mais se pose
la question du lieu : où naissent-elles ? La ville est pour moi, sans
conteste, le grand foyer de la civilisation. Quant aux personnes, on
peut lier
la naissance de la civilisation à la volonté de puissance des
individus, c'est l'appel et la contrainte qui entourent les puissants
qui créent autour d'eux ce désir de rehausser leur prestige et renforcer leur domination. C'est la volonté des pharaons de survivre à la mort par le souvenir qui a donné les pyramides. Les religions
sont les plus grands producteurs de civilisations. Pensez au rôle des
temples dans les diverses civilisations, chez les Aztèques, les Incas,
les Mayas, comme en Occident, où l'église, qui a très tôt remplacé le
temple, a été un élément essentiel du passage de la civilisation antique
à la civilisation médiévale, chrétienne et moderne. C'est l'ambition et
la recherche de valeurs supérieures qui transforment une culture en
civilisation.
« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Comment doit-on comprendre cette phrase de Paul Valéry, écrite en 1919 ?
C'est avant tout une réaction au désastre et aux
destructions de la guerre de 14-18. Il y a derrière ces mots l'idée que
les monuments, les institutions et les villes peuvent subir des destructions matérielles qui emportent aussi leurs valeurs. Ce ne sont que des hypothèses, mais il est possible que certaines civilisations très anciennes de l'Amérique précolombienne ou de l'Afrique aient pu disparaître
par fait de guerre. Mais dans un deuxième temps, Paul Valéry identifie
civilisation et corps humain, l'idée de mort brutale et désastreuse est
remplacée par celle d'extinction, de mort lente. Les civilisations
pourraient disparaître parce qu'elles ne parviennent plus à maintenir une natalité capable de prolonger l'humanité qui la porte, ou de produire les biens de consommation suffisant pour perdurer. En effet, les civilisations vivent sur une terre où leur existence physique n'est pas complètement à l'abri de destructions.
Diriez-vous
comme Marx qu'à chaque technique correspond une organisation sociale,
et que le moulin, par exemple, symbolise la société féodale ?
Il y a du vrai dans cette phrase de Marx et on peut dire
que la pensée moderne, même si elle s'est éloignée d'une application
systématique et restreignante de la pensée de Marx, a été marquée par sa
conception de l'importance de l'économie et de l'histoire. Toutefois,
je pense qu'une création, une disparition ou une mutation de
civilisation demande du temps. Il faut lier l'histoire et le développement des civilisations au déroulement du temps. Une civilisation met du temps à se créer, à évoluer, à mourir, à se transformer ou à transmettre
des héritages. Dans l'histoire et la réflexion sur les civilisations,
l'idée d'héritage est fondamentale. Une civilisation est souvent faite
de couches ou de dons de valeurs, de traditions qui s'inscrivent dans le
temps. Les hommes sont toujours des héritiers.
Il y a une notion dont on a largement abusé, c'est celle de «
révolution ». Dans l'histoire de l'humanité, elles sont très rares, et
hormis les révolutions française et bolchévique, je vois peu de
changements aussi globaux et brutaux. Et comme François Furet, je pense
que la révolution française a duré tout le XIXe siècle. La mise à feu
date bien de la fin du XVIIIe siècle, mais toutes les ondes qui ont
détruit le passé et fait naître une nouvelle société ont mis longtemps à produire
leurs effets. De même, ce n'est pas du jour au lendemain que la
révolution bolchévique a modifié l'espace russe et une partie de l'Europe de l'Est et de l'Asie.
Existe-t-il une dynamique des civilisations, comme
Fernand Braudel (1902-1985) disait qu'il y avait une dynamique du
capitalisme ?
La dynamique des civilisations a plusieurs sources. L'une d'elles est le besoin naturel. Le besoin d'alimentation peut engendrer
une civilisation dans laquelle un aliment ou une forme de cuisine prend
une valeur extrêmement importante, comme le riz ou le maïs. Mais la
dynamique des civilisations repose également sur la nécessité de communiquer.
Parmi les instruments essentiels des civilisations, on trouve les
routes terrestres et navales. Pour la civilisation portugaise, la route
maritime a été un pilier, par exemple.
Bien entendu, les besoins intellectuels et spirituels ont
aussi joué un rôle fondamental. L'école a par exemple été un instrument
considérable dans l'histoire des civilisations, en dispersant un savoir
qui a permis et permet le maintien d'une civilisation vivante, et qui
transmet également des héritages et prépare les évolutions. Le savoir didactique est au premier rang des dons civilisateurs de la Grèce
antique, depuis l'école du pédagogue de village jusqu'à celle de
Socrate et des grands philosophes d'Athènes. Et aujourd'hui, ce que l'on
appelle « la recherche » participe de cet enrichissement de la
civilisation, d'une civilisation technologique et scientifique.
La civilisation médiévale a entretenu un rapport
ambigu au corps, corps tantôt renié, caché et dévalorisé, tantôt
glorifié comme celui du Christ. Existe-il des tensions dynamiques à
l'intérieur de l'Histoire et des civilisations ?
Oui, mais elles sont de diverses natures. La pensée chinoise
nourrit une tension entre deux pôles, le ying et le yang, alors que la
civilisation occidentale, elle, repose sur une tension fondamentale
entre le bien et le mal. Pour les Occidentaux, cela semble aller
de soi, alors que c'est une construction de l'Histoire qui a pensé que
tout le territoire de la pensée et de l'action évoluait entre deux
domaines opposés, en lutte quasi constante.
Personnellement, j'essaye de tendre
vers un terrain neutre, mais je me suis rapidement aperçu qu'on ne
demeure pas longtemps dans cette neutralité. J'aurais davantage tendance
à considérer
qu'il existe un certain nombre d'entre-deux qui entrent tantôt dans le
domaine du bien, tantôt dans celui du mal. Et cette diversité des
positions me semble être plus proche de la réalité et davantage gage de paix. Il y a dans les civilisations un globalisme qui permettrait de faire son portrait et une diversité qui s'exprimerait dans un film.
Peut-on parler de « choc des civilisations », comme l'a fait Samuel Phillips Huntington (1927-2008) ?
Il y a eu dans l'Histoire des conflits de civilisations, mais de là à les généraliser
– comme cela a été fait dans une oeuvre dont on a énormément parlé –,
je crois, comme beaucoup, que c'est une erreur. La période de la
colonisation (XIXe-XXe siècle) a été marquée par des chocs de
civilisations, tout comme dans l'Antiquité des heurts ont existé entre
les Grecs et les Perses, et au Moyen Age pendant les invasions mongoles.
En revanche, contrairement à ce que l'on pense, les grandes
découvertes n'ont pas joué un rôle civilisateur essentiel. Elles ont
certes matérialisé une voie de communication jusqu'alors inconnue et
marqué la possibilité d'innovations futures dans les pays découverts
comme dans ceux qui les ont découverts et dans toutes les régions
avoisinantes, mais elles n'ont pas eu l'effet à la fois inévitable,
obligatoire et considérable qu'on leur prête. Certaines découvertes ne
sont pas allées plus loin qu'une rencontre, d'autres ont mis beaucoup de
temps à donner
leur plus profond résultat : prenez la découverte de l'Amérique, elle
ne devient véritablement importante qu'à la fin du XVIIIe siècle,
pendant la fondation des Etats-Unis. L'Amérique du Sud pendant le XVIe
siècle a vécu exactement comme l'Europe médiévale, il a fallu attendre Bolivar pour que la découverte porte ses fruits.
Selon moi, la période qui court de la fin du XVe siècle
jusqu'au milieu du XVIIIe siècle est une sous-période d'un long Moyen
Age, une sous-période qui a connu des nouveautés dues aux migrations
alimentaires (la tomate, le maïs, etc.), mais aussi à l'expansion des
métaux précieux.
Pourquoi dites-vous que la ville est le creuset des civilisations ? N'y a-t-il pas eu de civilisations rurales ?
Je n'en vois pas beaucoup. Je dois avouer que dès qu'on parle de civilisation, on trouve la ville, même lorsqu'il s'agit de civilisations anciennes. L'Egypte ancienne, les empires et royaumes du Proche-Orient, l'Empire romain, la chrétienté, l'Amérique précolombienne, l'Extrême-Orient et l'Inde
antique, partout les villes ont joué un rôle essentiel. La Grèce
ancienne avait Athènes, Sparte, Corinthe… et même les civilisations de
Mésopotamie étaient des civilisations de la ville. Pourquoi ? Parce que
la ville offre deux choses nécessaires à la création : le nombre et la
proximité. C'est pour cela que parmi les piliers de la civilisation
européenne, j'ai retenu l'échelle du quartier. La ville est une
association de voisins.
Elle a fait naître
un comportement, une institution à laquelle on n'a pas assez porté
d'attention dans l'Histoire : l'artisanat. Son importance commence dès
l'Antiquité. Chez les Grecs anciens et les Romains, le faber, le
forgeron, est un personnage essentiel. Il fabriquait la charrue,
nécessaire à l'agriculture, les fers à cheval et beaucoup d'autres
outils essentiels au développement de la civilisation.
Au XIe siècle, en France, deux événements presque
contemporains ont bouleversé le Moyen Age : la naissance du village,
avec le rassemblement des paysans dans des agglomérations qui
respectaient la même structure, avec l'église et le cimetière au centre,
et les premiers mouvements communaux qui ont marqué la prise en main de
leur gouvernement par les habitats, ceux qu'on appellera les bourgeois.
L'installation dans les villes des frères dominicains et franciscains,
dont le métier consiste à prédiquer, a renforcé la communication. La ville est devenue plus que jamais un centre de production et a ainsi achevé de posséder tous les atouts qui lui ont permis d'être un moteur.
Peut-on dire qu'il existe des civilisations « chaudes » et « froides » ?
On peut dire
qu'il existe des régions plus animées et créatrices que d'autres, dans
le domaine économique, artistique ou dans celui de l'enseignement. Un
pays qui s'est toujours distingué dans l'Europe médiévale et qui était
plus chaud que la plupart des autres de la chrétienté, c'est l'Italie, par exemple.
Quels sont les marqueurs des civilisations ?
Il faut distinguer
les marqueurs existants de ceux qui ont disparu. Ceux ressuscités par
les historiens, les anthropologues et les sociologues sont très divers.
Ça peut être un aliment, il y a eu en Irlande
une civilisation de la pomme de terre, une grande partie de l'activité
de la ville tournait autour des effets de sa culture. La civilisation
est quelque chose de globalisant.
Pourquoi parlez-vous d'une mondialisation dans le temps et dans l'espace ?
Le problème, c'est celui de l'espace, de l'aire géographique
et des relations qu'entretiennent les espaces des civilisations entre
eux. Il faut différencier
trois états essentiels : le contact, l'échange et la fusion. Le
contact, c'est ce qu'il s'est passé pendant les grandes découvertes,
dont l'instrument a été le bateau. L'échange a eu lieu entre les pays
européens et ceux découverts, se sont créés des échanges commerciaux,
mais aussi intellectuels. Et puis arrivera un moment où entre les deux
pays en contact et en échange s'opérera une quasi-uniformisation.
Aucune région n'a pour le moment connu cette phase,
contrairement à ce que disent certains journalistes et politiciens,
notamment avec leur concept d'américanisation du monde. Je crois que ce
phénomène de fusion n'existe pas encore, nous sommes toujours dans une
phase d'échanges, mais d'échanges inégaux.
Peut-on encore parler des civilisations ou n'en reste-t-il finalement plus qu'une seule, celle du monde globalisé ?
Nous sommes entrés dans une nouvelle période de l'Histoire,
dont l'instrument principal est l'ordinateur. Nous faisons face à un
instrument qui ne s'est pas encore répandu partout et qui ne l'a pas
fait au même degré de saturation. Je crois que nous avons pour la
première fois, mieux que le téléphone ou la télévision, un outil qui
deviendra quasi universel et qui pourra tisser une civilisation numérique. Aujourd'hui, nous n'en sommes encore qu'au stade du contact, il faut patienter pour savoir s'il parviendra à faire naître une nouvelle civilisation.