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dimanche 26 janvier 2014

Le point de bascule



Par Nicolas Moinet

Ou comment l’IE a remporté des batailles mais n’a pas gagné la guerre

“Cette” année 2014 marque les vingt ans du rapport Martre, nom communément donné au rapport du groupe de travail « Intelligence Economique et stratégie des entreprises » réuni en 1993 au sein du Commissariat Général du Plan (Premier Ministre) et publié en février de l’année suivante à la Documentation française. Cet anniversaire est donc l’occasion d’aborder la petite histoire de l’IE, une innovation « à la française ».

Vingt ans après, nous pourrions bien entendu discuter des succès et des échecs de cette dynamique à la fois entrepreneuriale (intelligence économique d’entreprise) et politique (intelligence économique territoriale). Le verre est-il à moitié plein ou à moitié vide ? Pour l’auteur de ce billet, qui a débuté son parcours professionnel en travaillant sur ledit rapport au sein du cabinet parisien INTELCO auprès de Christian Harbulot, il est assurément à moitié plein. Que l’on en juge notamment par les 10.000 professionnels qui se réclament ouvertement de l’IE sur les réseaux sociaux professionnels, la nomination d’une déléguée interministérielle, une fonction reconnue dans un nombre croissant d’entreprises, l’existence de formations de qualité, de nombreux ouvrages ou articles tant professionnels qu’académiques, des rapports publics, des actions en régions menées par les Préfets et les services de l’Etat, les CCI, les MEDEF... Et un syndicat professionnel, une Académie de l’IE, un magazine (Veille), un portail communautaire,.. Sans oublier ce blog parrainé par un grand quotidien économique.

Question : comment ce que certains annonçaient n’être qu’une mode s’est-elle instituée jusqu’à devenir une politique au sens noble du terme ?

Selon nous, la notion de point de bascule développée par l’américain Malcom Gladwell permet de mieux comprendre les mécanismes – ou plutôt l’alchimie – à l’œuvre dans le développement de l’intelligence économique. Comment provoquer un effet boule de neige ou faire une grande différence avec de très petites choses ? Selon Malcom Gladwell, il faut pour cela trois ingrédients : des déclencheurs, un principe d’adhérence et un contexte. Voyons de manière schématique ce qu’il en est depuis vingt ans dans l’intelligence économique.

-  Des déclencheurs ou oiseaux rares. « Les épidémies sociales fonctionnent exactement comme les épidémies de maladies. Elles sont déclenchées par les actions d’une poignée de gens qui se distinguent nettement de la masse par leur sociabilité, leur énergie, leur connaissances ou leur influence » explique Gladwell. Ces déclencheurs sont de trois types : connecteurs, mavens et vendeurs. Les connecteurs ont un réseau étendu et une intelligence relationnelle développée. Les mavens (mot yiddish), sont « ceux qui acquièrent toujours de nouvelles connaissances » ; ce sont souvent aussi des connecteurs. Enfin, il y a les vendeurs. Ces trois types de déclencheurs se retrouvent dans la petite histoire de l’intelligence économique « à la française » ainsi qu’en témoigne cet extrait de la préface d’Alain Juillet à l’ouvrage de Damien Bruté de Rémur « Ce que intelligence économique veut dire » (2006) : « Importée des Etats-Unis par Robert Guillaumot, explicitée par le rapport signé par Henri Martre en collaboration avec Philippe Clerc et Christian Harbulot, positionnée sur l’échiquier mondial par Bernard Esambert, développée par quelques préfets visionnaires comme Rémy Pautrat (…) tout en s’appuyant sur les travaux et enseignements de quelques universitaires précurseurs, l’intelligence économique a mis dix ans pour devenir un concept reconnu. Le rapport Carayon a servi de détonateur pour la mettre à la mode et commencer à la prendre en compte dans la gestion des entreprises. » A la lecture de cette citation et de ces quelques noms (pour une vision plus complète, se notamment reporter aux rubriques Les fondateurs et Les hommes de l’IE du portail de l’IE), on pourra d’ailleurs se demander si l’intelligence économique « à la française » n’a pas profité d’un nombre très importants d’oiseaux rares, à la fois connecteurs, mavens et vendeurs.

-  Un principe d’adhérence. « Nous passons beaucoup de temps à réfléchir aux moyens de rendre nos messages plus contagieux, aux stratégies pour toucher le plus de gens possible. Or, explique Malcom Gladwell, dans le processus de communication, la rétention du message compte autant, sinon plus, que sa diffusion (...) Selon le concept d’adhérence, il est possible de rendre inoubliable un message contagieux. Le seul fait de modifier la présentation et l’organisation de l’information transmise crée parfois une énorme différence en matière d’impact. » Ce principe explique pourquoi le terme d’intelligence économique, parce qu’il dérange et questionne a permis de créer le débat. Le normaliser par une sémantique plus neutre comme gestion stratégique de l’information, l’aurait finalement banalisé. Notion floue aux contours incertains, l’intelligence économique a finalement opérée une segmentation sur des théâtres d’opérations différents : la veille, le management des connaissances, la sécurité économique et l’influence. Ce patchwork apparent a finalement permis de rassembler ce qui était épars et de faire de l’IE une marque de fabrique sur laquelle tout le monde s’entend (Carayon, 2003).

-  Un contexte. Selon Gladwell, « une épidémie est fortement influencée par son contexte, soit les circonstances, les conditions et les particularités du milieu où elle évolue ». Visionnaires, les pionniers de l’IE avaient vu, bien avant les autres, que « la maîtrise de l’information stratégique » deviendrait rapidement un impératif des entreprises comme des Etats. Au début des années 90, alors que la guerre froide se terminait et que le libéralisme triomphait, parler de guerre de l’information puis de guerre cognitive, de rapports de forces et de patriotisme économique ou même de stratégies d’influence n’allait pas de soi. Comme souvent, ce sont les Etats-Unis qui tracèrent la voie avec une politique de conquête des marchés agressive sous la Présidence Clinton, le développement de l’Internet et la stratégie d’ « information dominance ». Puis la Chine se réveilla et l’importance de l’ « intelligence » au sens anglo-saxon devint une évidence. Faut-il en conclure que la partie serait gagnée ? Ce serait bien méconnaître les forces d’inertie qui existent encore dans notre pays et sous-estimer nos partenaires et concurrents qui n’ont pas encore de lauriers sur lesquels s’endormir.
Vingt ans après la publication du rapport Martre, la communauté française de l’intelligence économique a certes remporté des batailles… mais elle n’a pas gagné la guerre.

NICOLAS MOINET