Ou comment l’IE a remporté des batailles mais n’a pas gagné la guerre
“Cette” année 2014 marque les vingt ans du rapport Martre, nom communément donné au rapport du groupe de travail « Intelligence Economique et stratégie des entreprises »
réuni en 1993 au sein du Commissariat Général du Plan (Premier
Ministre) et publié en février de l’année suivante à la Documentation
française. Cet anniversaire est donc l’occasion d’aborder la petite
histoire de l’IE, une innovation « à la française ».
Vingt ans après, nous pourrions bien entendu
discuter des succès et des échecs de cette dynamique à la fois
entrepreneuriale (intelligence économique d’entreprise) et politique
(intelligence économique territoriale). Le verre est-il à moitié plein
ou à moitié vide ? Pour l’auteur de ce billet, qui a débuté son parcours
professionnel en travaillant sur ledit rapport au sein du cabinet
parisien INTELCO auprès de Christian Harbulot, il est assurément à
moitié plein. Que l’on en juge notamment par les 10.000 professionnels
qui se réclament ouvertement de l’IE sur les réseaux sociaux
professionnels, la nomination d’une déléguée interministérielle, une
fonction reconnue dans un nombre croissant d’entreprises, l’existence de
formations de qualité, de nombreux ouvrages ou articles tant
professionnels qu’académiques, des rapports publics, des actions en
régions menées par les Préfets et les services de l’Etat, les CCI, les
MEDEF... Et un syndicat professionnel, une Académie de l’IE, un magazine
(Veille), un portail communautaire,.. Sans oublier ce blog parrainé par
un grand quotidien économique.
Question : comment ce que certains annonçaient
n’être qu’une mode s’est-elle instituée jusqu’à devenir une politique
au sens noble du terme ?
Selon nous, la notion de point de bascule
développée par l’américain Malcom Gladwell permet de mieux comprendre
les mécanismes – ou plutôt l’alchimie – à l’œuvre dans le développement
de l’intelligence économique. Comment provoquer un effet boule de neige
ou faire une grande différence avec de très petites choses ? Selon
Malcom Gladwell, il faut pour cela trois ingrédients : des déclencheurs,
un principe d’adhérence et un contexte. Voyons de manière schématique
ce qu’il en est depuis vingt ans dans l’intelligence économique.
- Des déclencheurs ou oiseaux rares.
« Les épidémies sociales fonctionnent exactement comme les épidémies de
maladies. Elles sont déclenchées par les actions d’une poignée de gens
qui se distinguent nettement de la masse par leur sociabilité, leur
énergie, leur connaissances ou leur influence » explique Gladwell. Ces
déclencheurs sont de trois types : connecteurs, mavens et vendeurs. Les
connecteurs ont un réseau étendu et une intelligence relationnelle
développée. Les mavens (mot yiddish), sont « ceux qui acquièrent
toujours de nouvelles connaissances » ; ce sont souvent aussi des
connecteurs. Enfin, il y a les vendeurs. Ces trois types de déclencheurs
se retrouvent dans la petite histoire de l’intelligence économique « à
la française » ainsi qu’en témoigne cet extrait de la préface d’Alain
Juillet à l’ouvrage de Damien Bruté de Rémur « Ce que intelligence
économique veut dire » (2006) : « Importée des Etats-Unis par Robert
Guillaumot, explicitée par le rapport signé par Henri Martre en
collaboration avec Philippe Clerc et Christian Harbulot, positionnée sur
l’échiquier mondial par Bernard Esambert, développée par quelques
préfets visionnaires comme Rémy Pautrat (…) tout en s’appuyant sur les
travaux et enseignements de quelques universitaires précurseurs,
l’intelligence économique a mis dix ans pour devenir un concept reconnu.
Le rapport Carayon a servi de détonateur pour la mettre à la mode et
commencer à la prendre en compte dans la gestion des entreprises. » A la
lecture de cette citation et de ces quelques noms (pour une vision plus
complète, se notamment reporter aux rubriques Les fondateurs et Les
hommes de l’IE du portail de l’IE), on pourra d’ailleurs se demander si
l’intelligence économique « à la française » n’a pas profité d’un nombre
très importants d’oiseaux rares, à la fois connecteurs, mavens et
vendeurs.
- Un principe d’adhérence.
« Nous passons beaucoup de temps à réfléchir aux moyens de rendre nos
messages plus contagieux, aux stratégies pour toucher le plus de gens
possible. Or, explique Malcom Gladwell, dans le processus de
communication, la rétention du message compte autant, sinon plus, que sa
diffusion (...) Selon le concept d’adhérence, il est possible de rendre
inoubliable un message contagieux. Le seul fait de modifier la
présentation et l’organisation de l’information transmise crée parfois
une énorme différence en matière d’impact. » Ce principe explique
pourquoi le terme d’intelligence économique, parce qu’il dérange et
questionne a permis de créer le débat. Le normaliser par une sémantique
plus neutre comme gestion stratégique de l’information, l’aurait
finalement banalisé. Notion floue aux contours incertains,
l’intelligence économique a finalement opérée une segmentation sur des
théâtres d’opérations différents : la veille, le management des
connaissances, la sécurité économique et l’influence. Ce patchwork
apparent a finalement permis de rassembler ce qui était épars et de
faire de l’IE une marque de fabrique sur laquelle tout le monde s’entend
(Carayon, 2003).
- Un contexte. Selon
Gladwell, « une épidémie est fortement influencée par son contexte, soit
les circonstances, les conditions et les particularités du milieu où
elle évolue ». Visionnaires, les pionniers de l’IE avaient vu, bien
avant les autres, que « la maîtrise de l’information stratégique »
deviendrait rapidement un impératif des entreprises comme des Etats. Au
début des années 90, alors que la guerre froide se terminait et que le
libéralisme triomphait, parler de guerre de l’information puis de guerre
cognitive, de rapports de forces et de patriotisme économique ou même
de stratégies d’influence n’allait pas de soi. Comme souvent, ce sont
les Etats-Unis qui tracèrent la voie avec une politique de conquête des
marchés agressive sous la Présidence Clinton, le développement de
l’Internet et la stratégie d’ « information dominance ». Puis la Chine
se réveilla et l’importance de l’ « intelligence » au sens anglo-saxon
devint une évidence. Faut-il en conclure que la partie serait gagnée ?
Ce serait bien méconnaître les forces d’inertie qui existent encore dans
notre pays et sous-estimer nos partenaires et concurrents qui n’ont pas
encore de lauriers sur lesquels s’endormir.
Vingt ans après la publication du rapport
Martre, la communauté française de l’intelligence économique a certes
remporté des batailles… mais elle n’a pas gagné la guerre.
NICOLAS MOINET