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samedi 3 juin 2017

Hanouna, ou l’anthropophagie audiovisuelle




J’ai appris dans mes vieux cours de pilotage que lorsque votre aéroplane part en vrille, si vous n’êtes pas acrobate aérien, vous êtes mort.
Il semble qu’en télévision, si la période de vrille dure plus longtemps qu’en avion, le crash reste néanmoins inévitable. En l’espèce, le coucou Hanouna vient de toucher le sol avec une violence rare, s’écrasant dans un lisier issu de ses propres sécrétions ; en bon français : dans un tas de merde.
Dieu qu’il est difficile d’écrire sur cet épisode honteux de l’Histoire de l’audiovisuel français !
D’abord, il faut une pincée de légitimité, que je n’ai pas : ni comme téléspectateur (j’ai bien dû consacrer à cette émission 3 fois 20 minutes dans toute ma vie), ni comme fabricant, n’ayant jamais animé ni produit un tel Barnum quotidien, ni en radio ni en télé. C’est donc en simple voyageur dans l’épopée des Homo sapiens sapiens que je m’exprimerai ici, et ce n’est déjà pas si mal, vu que c’est deux fois sage !
Ensuite, il faut éviter de se joindre à l’hallali, parce que se retrouver dans une meute n’a justement pas grand-chose de sapiens.
Et pourtant.
Pourtant il est aussi impossible de se taire.

Il est impossible d’être Homme et de ne pas crier son désarroi devant n’importe quelle entreprise de déshumanisation

Après tout, c’est bien pour ça qu’on a créé la notion de crime contre l’humanité, qu’on a voulu imprescriptible, pour dire qu’on ne peut impunément nier à l’Homme son humanité.
J’ai entendu les grands prêtres du « on-peut-et-doit-rire-de-tout ». Je ne les ai pas trouvés offrant aux autres la dignité qu’on doit à chacun. Ils ne m’ont pas convaincu.
J’ai entendu les grands oracles du « l’homophobie tue ». Ils ont raison, évidemment, mais je les ai trouvés limitatifs. Car ce qui tue, c’est la dignité volée, violée, refusée. Peu en importe le motif.
J’ai enfin écouté les druides du « les médias ont toujours joué avec les gens ». Et là, je me suis levé dans l’Agora, un peu énervé, ai remonté ma toge par-dessus mon épaule, et j’ai harangué la foule. Parce qu’enfin, il ne faut pas dire n’importe quoi.
Oui, nous jouons avec les gens. Avec la matière humaine. Nous appelons Josiane en direct pour lui annoncer qu’elle vient de remporter un million d’euros ; nous jonglons avec Georginette qui pense que les compteurs Linky sont imposés par la CIA ; nous mettons à l’antenne des opinions farfelues, souvent infondées, parfois caricaturales, et nos téléspectateurs ou auditeurs en rient à gorge déployée. Mais tout ceci est fait dans le cadre d’un accord moral simple. Simple, mais fondamental : tous ces gens savent qu’ils sont à l’antenne. Ils savent que leurs propos vont être entendus par des millions de paires d’oreilles. Ils savent même que si on les piège un peu, c’est avec leur consentement.

Oui-mais-et-alors-les blagues-téléphoniques-de-Lafesse ?

Les canulars téléphoniques, vieux comme la radio, lorsqu’ils mettent à contribution des anonymes, sont justement fabriqués de manière à conserver cet anonymat. Et sont enregistrés, pour éviter tout dérapage incontrôlé. Quant à ceux qui visent des célébrités – l’anonymat devient là hors sujet -, ils sont aussi enregistrés, car personne ne veut humilier l’autre, surtout si l’autre est puissant.
Ce qu’a fait Cyril Hanouna (oui, je me suis tapé la vidéo ; non, je ne mets pas de lien pour la regarder) est gravissime.
En livrant sans filet, en direct, quelques frères humains impuissants en pâture à d’autres frères humains, il vient d’inventer ce qu’il conviendra désormais d’appeler l’anthropophagie télévisuelle.
En laissant l’un d’entre eux – merci le direct – donner à l’antenne son prénom et son nom, il a ce soir-là sacrifié la vie d’un homme sur l’autel de ses putain de ratings, qui l’emmènent aujourd’hui directement en enfer.
En singeant ce qu’il imagine dans son cerveau embué être la réalité englobante d’un monde qu’il ignore, il réduit des personnes à une place de marché de la chair, les exposant aux rires gras d’un public qui a un peu honte mais qui s’esclaffe quand même.

Ce qu’a fait Cyril Hanouna est gravissime

Il est impossible de se taire devant un processus de déshumanisation.

Devant ces images, au-delà de la honte qui surgit d’être de la même corporation qu’un type capable de telles monstruosités, c’est une immense peur qui m’envahit. Peur de ces cerveaux qui ne fonctionnent plus vraiment comme il faut, nourris de pixels, oubliant la réalité, capables du pire sans en comprendre le mal. Peur de l’oubli, car tout n’est jamais allé aussi vite, et qui se souviendra de cet épisode, dans un ou deux ans, dans un ou deux mois, dans un ou deux jours ? Peur enfin de la vrille mortelle, parce que quand tu entres en vrille, le problème, comme aimait à le dire mon instructeur avec un certain humour morbide, c’est que « la Terre arrive trop vite ».

La télé française vient d’entamer une vrille très serrée. Il va falloir de sacrés acrobates pour l’en sortir.

Denis Florent est consultant expert en radio et télévision.

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