Le contexte international joue aussi un rôle. Dans de nombreux pays développés, des Etats-Unis au Japon, de l’Allemagne fédérale à l’Italie et à la France, une fraction de la jeunesse s’insurge contre la guerre du Vietnam et les bombardements américains qui s’intensifient. De multiples « comités Vietnam » surgissent de toutes parts en France, galvanisés par la rivalité entre militants de l’Union des étudiants communistes, liée au Parti communiste français (PCF) et ceux qui en sont partis : trotskistes de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), maoïstes de l’Union des jeunesses marxistes-léninistes (UJCML) et bien d’autres. Mais au-delà de ces petits cercles de quelques milliers d’activistes, c’est toute une couche nouvelle d’étudiants, pas particulièrement politisés au départ, qui commence à s’initier, dès avant mai 1968, au vocabulaire anti- impérialiste et révolutionnaire.
Une nouvelle jeunesse étudiante
Et le vivier est abondant, vu la crue universitaire. Avec l’arrivée des enfants du baby-boom et l’allongement de la scolarité, le nombre d’étudiants accédant à l’université explose, passant de 250 000 en 1963 à 500 000 en 1968. Autour des grandes villes, des campus se construisent. A Bordeaux, le campus de Talence-Pessac ; à Toulouse, celui du Mirail ; à Paris, la Sorbonne se décentralise à Nanterre jouxtant le plus grand bidonville de France, peuplé d’immigrés venus surtout du Maghreb. Ces campus accueillent des étudiants qui ne sont plus, comme naguère, seulement issus des classes les plus aisées, mais aussi des classes moyennes et même, pour une petite minorité, des classes populaires.
Cette nouvelle jeunesse estudiantine, socialement plus diversifiée, est pour une part plus sensible à la propagande anti-impérialiste, anti-stalinienne, anarchiste, prochinoise ou procastriste, aux manifestations sautillantes, aux cris de « Hô ! Hô ! Hô Chi Minh, Che ! Che ! Guevara ». Mais elle est aussi sensible à la critique de l’avenir qui lui est réservé. Même si beaucoup s’inquiètent des débouchés de leurs études, notamment dans des filières comme la sociologie, c’est la critique implicite de la « société de consommation » qui prend forme. Consommer toujours plus n’enthousiasme pas cette fraction de la jeunesse qui se politise à travers la critique du productivisme, partagé par le capitalisme et le socialisme du bloc de l’Est.
L’extension du mouvement
Cette critique n’est alors clairement exprimée que dans des cercles restreints. Son théoricien en vogue est le philosophe et sociologue américain Herbert Marcuse, que Le nouvel Observateur du 8 juin 1968 baptise « l’idole des étudiants rebelles » . Il est bien plus connu aux Etats-Unis et en Allemagne qu’en France. Il n’en reste pas moins que cette critique anime la partie la plus politisée d’une génération d’étudiants, qui n’a pas connu la guerre, les privations et la lutte contre le nazisme, et qui est à la recherche d’un nouvel idéal.
Ces jeunes trouvent un soutien chez les moins titrés de leurs enseignants, ces nombreux « assistants » et « maîtres-assistants » recrutés pour faire face à l’afflux d’étudiants. Et qui sont souvent regardés de haut par les « mandarins », ces professeurs d’université à la mentalité et aux méthodes d’un autre âge. Dans les grandes manifestations étudiantes, aux côtés de Daniel Cohn-Bendit, le révolté libertaire de Nanterre (lire page 67), de Jacques Sauvageot, dirigeant de l’Union nationale des étudiants de France (Unef, principal syndicat étudiant), membre d’un Parti socialiste unifié (PSU) à la recherche de voies nouvelles vers le socialisme, se tient Alain Geismar, dirigeant du Syndicat national de l’enseignement supérieur (Snesup), maître-assistant de physique à l’Ecole normale supérieure, ex-militant du PSU et futur maoïste, qui milite de longue date pour la transformation de l’université.La jonction du mouvement étudiant et du mouvement ouvrier se fera grâce... au pouvoir en place. Ou plus exactement à cause de sa réponse répressive aux manifestations étudiantes au début du mois de mai C’est contre « les violences policières » qu’une large partie de la population s’insurge. Trop sûr de lui, trop peu sensible sans doute aux mutations profondes de la société, le pouvoir gaulliste n’a pas pressenti l’ampleur de la contestation.
Premières inquiétudes sur l’emploi
Car la société et le monde ouvrier changent. Des inquiétudes nouvelles montent chez les ouvriers depuis la grande grève des mineurs de 1963 : un programme de fermeture progressive des mines de charbon est bel et bien lancé. Il s’étalera sur trente ans. C’est le coeur de la classe ouvrière qui est touchée, les héros de la reconstruction de la France après la guerre.Des restructurations se dessinent aussi dans un autre secteur crucial : la sidérurgie, en particulier en Lorraine. L’ouverture de l’économie amorcée depuis la fin des années 1950, notamment par le traité de Rome (1957), fait craindre une concurrence accrue. Le chômage ne touche officiellement qu’environ 200 000 personnes en 1967 (1 % de la population active), mais il est en augmentation. Symptomatiquement, l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE, ancêtre de Pôle emploi) est fondée la même année.
Mais d’autres changements sont plus profondément ressentis. Dans les grandes villes, dans leurs banlieues surtout, dans une population déracinée, venue du monde rural ou de petites villes, dont on a trop dit qu’elle se satisfaisait du confort des HLM. Elle subit l’allongement considérable du temps de transport, qui rend la vie quotidienne difficile, en plus d’une journée de labeur fatigante. Le slogan "métro, boulot, dodo" fera florès en mai 1968.
Face aux nuisances du travail
Les ouvriers d’industrie, de plus en plus nombreux (leur nombre culminera à 8,2 millions en 1975), voient en effet leur travail se transformer dans les usines taylorisées. 55 % des ouvriers sont des manoeuvres ou des OS (ouvriers « spécialisés », mais dans une tâche simple et répétitive), dont l’archétype est l’ouvrier du travail à la chaîne. 22 % des ouvriers sont des ouvrières et 80 % d’entre elles sont des OS.Leurs conditions de travail se sont souvent dégradées : la durée moyenne du travail reste à un haut niveau (45 heures en moyenne par semaine), mais surtout le travail posté, alternant équipes du matin et du soir (et parfois de nuit), s’est répandu. Il concerne le quart des ouvrières et des ouvriers en 1970 et même 47 % dans l’industrie textile, 66 % dans l’industrie mécanique.
Face aux nuisances du travail en 2 x 8 ou 3 x 8, à la saleté, au bruit, aux lésions musculaires et articulaires, le patronat ne propose que des batteries de primes. Il ne sent pas la transformation souterraine des mentalités : aux revendications quantitatives concernant les salaires ou le temps de travail, s’ajoutent des revendications qualitatives portant sur les conditions et sur l’ambiance de travail. Beaucoup de jeunes ouvriers ne supportent pas l’autoritarisme, voire le mépris des « petits chefs » d’atelier. Un syndicat porte ces revendications depuis sa fondation en 1964 : la CFDT, dont beaucoup de jeunes militants rejoignent les étudiants en mai 1968.
« Le vieux monde est derrière toi »
Enfin, sous l’apparente stabilité politique, des failles sont apparues. La jeune génération, celle qui a entre 18 et 30 ans en 1968, n’a guère connu à l’âge adulte que la Ve République et Charles de Gaulle au pouvoir. Les affres de l’instabilité et de la faiblesse gouvernementale de la IVe République (1946-58) ne l’obsèdent pas. En 1968, voilà déjà dix ans - une éternité pour des jeunes - que le général est au pouvoir. Pour beaucoup, l’homme du 18 juin 1940 a fait son temps. Par ailleurs, le contrôle exercé par le pouvoir sur la radio et la télévision (deux chaînes à l’époque) via l’Office de radiodiffusion télévision française (ORTF), et en particulier sur l’information, sous la coupe du ministre du même nom, révolte une partie de l’opinion.Dans les rangs même de la majorité, des voix discordantes - telle celle de Valéry Giscard d’Estaing -, plus libérales en économie comme en matière de moeurs, font entendre leur petite musique. La gauche, bien que divisée, relève la tête, manquant à quelques élus près de renverser la majorité aux élections législatives de mars 1967. Pour autant, les vieux partis de gauche sont contestés ; les socialistes se cherchent une unité autour de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) dirigée par Mitterrand ; l’hégémonie idéologique du Parti communiste (22,5 % des voix aux élections législatives de 1967), apparemment maintenue dans la classe ouvrière, est remise en cause chez les étudiants et les intellectuels de gauche, où la critique du modèle soviétique est de plus en plus vive.