Réflexions historiques et géopolitiques sur l’aboutissement d’un conflit trois fois séculaire
1571 : Bataille de Lépante.
Victoire européenne. Défaite turque. Un choc brutal, de grande ampleur
pour l’époque, mais un choc bref. La bataille, en effet, ne dure que de 3
à 5 heures. Mais, et c’est surtout cela qu’il faut rappeler
aujourd’hui, elle s’inscrit dans une vaste épopée : celle de l’Europe,
toujours divisée en fractions rivales, incapable de bander toutes ses
forces dans un effort unique sur le long terme. Mais en dépit des
incohérences européennes, l’esprit européen, celui que nous aimerions
voir se perpétuer, s’est forgé dans la lutte contre les faits turcs,
barbaresques et islamiques, qu’on le veuille ou non, qu’on le déplore au
nom d’une solidarité euro-arabe de gaullienne ou de tercériste mémoire
ou qu’on l’applaudit parce qu’on partage la vision de Samuel Huntington
(“le choc des civilisations”) ou du turcologue français, récemment
décédé, Jean-Paul Roux (“un choc de religions”).
Cette
épopée commence certes avec les Croisades, lancées par le pape Urbain
II après la victoire seldjoukide de Manzikert (1071) contre les forces
exsangues de l’empire byzantin. C’était 500 ans avant Lépante... Dans
son discours à Clermont-Ferrand, Urbain II évoque “l’irruption dans la Romania
d’une race barbare”, dont il faut contrecarrer les desseins. Ce
discours, affiché en 2004 dans la cathédrale de Mayence où se tenait une
remarquable exposition sur les croisades, contient finalement peu de
références chrétiennes : le Pape qui s’adresse à la chevalerie franque
évoque bien plus nettement la “Romania”, dont Byzance était la partie
orientale, certes en bisbille avec Rome, mais qu’il fallait sauver du
naufrage provoqué par des tribus qui prenaient le relais des Huns qui,
eux, avaient jadis culbuté l’Empire romain et scellé sa disparition.
Jugée schismatique ou non, la Rome orientale, parce qu’elle constituait
un espace qui jadis avait été romain, ne pouvait pas tomber entre les
mains de “barbares”, considérés à tort ou à raison comme les héritiers
des Huns.
Effervescence nomade et “ghazi” djihadistes
Malgré
leur échec final, les Croisades bloqueront l’arrivée des tribus turques
en Anatolie, en cette partie hautement stratégique de l’ancienne
Romania, pendant un peu plus de 2 siècles. Mais l’histoire est systole
et diastole, avancées et reculades. Dès la fin du XIIIe siècle, l’empire byzantin, moribond, est devenu aussi mou que le yoghourt, explique l’historien anglais de l’empire ottoman,
Jason Goodwin. Comme dans les années qui ont précédé la bataille de
Manzikert, les tribus pastorales turques, avec leurs troupeaux de
moutons, s’installent en Anatolie et y font souche. Elles fondent des
émirats et des sultanats de modeste envergure, sans aucune perspective
d’unité entre eux. Les nouveaux arrivants sont envoyés aux frontières
occidentales pour grignoter les territoires résiduaires de Byzance. Les
grands empires musulmans du Moyen Orient n’avaient pu les absorber : ils
les avaient poussées en avant, à toutes fins utiles. Ces éléments
susceptibles de provoquer des troubles ou de bouleverser les ordres
établis avaient été invités à quitter les grands centres du “Dar
el-islam” (la maison de la paix) pour être expédiés aux confins du “Dar
el-harb” (la maison de la guerre), selon une stratégie éprouvée.
Dans
une phase ultérieure de ce mouvement de populations, les petits
sultanats et émirats d’Anatolie intérieure imitent les grands empires
musulmans car, eux non plus, ne peuvent tolérer la présence en leur sein
de nomades non organisés selon des critères étatiques, qui ne paient
pas d’impôts et demeurent rétifs à toute forme de sédentarité.
L’effervescence nomade est donc jugée tout à la fois subversive par les
pouvoirs turcs établis de la Transoxiane à la Perse et de la Perse à
Bagdad, et utile dans la mesure où, sur les frontières de l’Oumma, elle
défie les empires infidèles, les harcèlent, les grignotent, les
appauvrissent. À la fin du XIIIe
siècle, les tribus turques sont sur la Méditerranée, sur les côtes de
l’Égée, face à une Grèce encore entièrement byzantine. Non seulement,
elles ne se bornent plus à surplomber les littoraux de la Mare Nostrum
du haut du plateau anatolien, en les menaçant perpétuellement, comme au
temps du discours d’Urbain II, mais l’immense monde turc, dont les
sources se situent au cœur même du continent asiatique, a désormais une
fenêtre sur la Méditerranée.
Par ce simple fait, la donne géopolitique planétaire change dès les dernières décennies du XIIIe
siècle. L’arrivée face à Rhodes de “ghazi” (seigneurs de la guerre)
turcs, plus ou moins dépendants du sultanat seldjouk de Rum (Iconium ou
Konya), ne constitue sans doute pas un événement considéré comme
“majeur” par la plupart des historiens, un événement que l’on retient
dans les manuels d’histoire : il n’en demeure pas moins que ces “ghazi”
aventuriers ont été le fer de lance, sans doute inconscient, d’une
dynamique historique nouvelle, et non encore close, dans le bassin
oriental de la Méditerranée. La tribu turque des Danishmends, elle,
avait conquis les cités byzantines de la côte pontique occidentale.
Ainsi, petit à petit, la Romania anatolienne devenait une Turquie et se
déshellénisait.
Des razzias à cheval à la création d’une petite flotte qui écume l’Égée
Au
même moment, l’Europe, de la Baltique à l’Adriatique, soutient, tant
bien que mal, le choc des Mongols, qui battent les Impériaux et les
Polonais en 1241 et déboulent sur les côtes dalmates en 1242. Ils
venaient de détruire l’empire du Khwarzem du Shah Djalal ad-Din, dont
les Seldjouks d’Iconium étaient vassaux. Ceux-ci seront battus à leur
tour par les Mongols en 1242, qui atteindront, avec Hülagü, l’apogée de
leur puissance, pour disparaître encore plus rapidement à la mort de
leur grand khan. L’empire mongol, malgré la prise de Bagdad, ne parvient
pas à maîtriser à temps l’ensemble du Proche- et du Moyen-Orient ;
immédiatement après les troubles suscités par la mort d’Hülagü, les
mamelouks d’Égypte balaient les derniers cavaliers mongols de Palestine
et font de l’Euphrate leur frontière orientale : quelques décennies
avant Lépante, les Ottomans absorberont et le Proche-Orient et l’Égypte,
devenant de la sorte la principale puissance du monde au XVIe
siècle. C’est avec les ressources de la Mésopotamie et de l’Égypte
qu’ils affronteront Charles-Quint et Philippe II, pour la maîtrise de
l’ensemble du bassin méditerranéen.
Avant l’arrivée de quelques “ghazi” inconnus face à l’île de Rhodes au XIIIe
siècle, la logique d’expansion des peuples hunniques et turco-mongols
avait été cavalière et continentale. Dès l’arrivée des premières tribus
sur les côtes de l’Égée, d’audacieux précurseurs, aidés par des renégats
grecs, arment de maigres navires et écument l’espace égéen. Ils pillent
les navires chrétiens et rançonnent les côtes de la Grèce et de la
Thrace. Ce sont les premières manifestations de la présence turque dans
l’espace euro-méditerranéen. Une présence toujours actuelle, d’ailleurs,
en dépit de toutes les défaites ultérieures de l’empire ottoman. Ces
petites flottes de l’Égée amorcent donc une guerre navale qui atteindra
son apogée à Lépante, près de 300 ans plus tard. Nous avons donc affaire
à une “guerre longue”, comme on dit aujourd’hui, surtout chez les
historiens anglo-saxons. Effectivement, il serait arbitraire, et erroné,
de détacher la seule Bataille de Lépante de son vaste contexte et de
l’extraire de la durée véritable de cette “guerre longue”, dont elle
n’est finalement qu’une étape et non l’aboutissement.
On
ne peut pas considérer les guerres de l’histoire comme des conflits
limités à quelques années et à quelques batailles : toutes, autant
qu’elles sont, s’inscrivent dans des cycles longs, s’étendent très
souvent sur plusieurs siècles : les querelles gréco-turques en Égée pour
le contrôle des plateaux continentaux, l’occupation de la portion
septentrionale de l’île de Chypre par les forces armées turques depuis
1974, les interventions indirectes de la Turquie dans le Caucase et en
Mer Noire, le chantage exercé aujourd’hui sur l’Arménie enclavée pour
qu’elle retire ses troupes du Haut-Karabakh, ne s’inscrivent-ils pas
dans une continuité parfaite avec les événements qui se sont déroulés du
XIIIe siècle à Lépante et de
Lépante à l’effondrement de l’empire ottoman en tant que superpuissance
sous les coups du Prince Eugène de Savoie-Carignan au début du XVIIIe siècle ?
Angevins contre Aragonais : la bataille pour la Sicile
Au
moment où les “ghazi” s’apprêtent, avec les nomades venus du monde turc
d’Asie centrale, à bousculer les Byzantins désunis, ceux-ci sont
effectivement divisés en fractions rivales, arcboutées sur des
territoires aux dimensions finalement dérisoires, entre une Byzance
redevenue grecque en 1261, un empire latin sous la houlette de Charles
d’Anjou, maître de la Sicile (mais plus pour longtemps !), un empire de
Nicée et les podestats d’Épire. Au moment où l’espace égéen et anatolien
est ainsi fragmenté, une deuxième guerre navale éclate qui oppose une
fois de plus Gênes à Venise (1293-1299) pour les bases égéennes et
pontiques (en Mer Noire), celles qui permettent justement de contrôler
les principales routes commerciales vers l’Asie centrale et la Chine. En
fait, celles-ci seront le principal enjeu de la lutte entre l’Espagne
de Philippe II et l’empire ottoman. 10 ans avant le choc entre Venise et
Gênes en Égée, une guerre avait opposé Charles d’Anjou et Pierre III
d’Aragon pour la Sicile. Après la mort de Frédéric II de Hohenstaufen,
Charles d’Anjou avait reçu du Pape le royaume de Sicile. La papauté ne
voulait plus voir régner aucun rejeton de la famille des Hohenstaufen en
Italie ou en Sicile. Elle y avait placé les Angevins pour les remplacer
définitivement. Mais le peuple sicilien rejette le pouvoir du prince
français et, lors des fameuses Vêpres siciliennes, en 1282, massacre
tous les Angevins qui lui tombent entre les mains.
Les
Aragonais de Pierre III, qui revendique une parenté avec les
Hohenstaufen, occupent la Sicile : elle restera aragonaise, puis
espagnole, pendant plusieurs siècles, grâce à l’habilité des marins
catalans qui gagnent successivement plusieurs batailles sur mer : à
Messines en septembre 1282 où l’Aragonais Perez défait Henry de Murs ; à
Naples, où Roger di Lauria bat son propre fils Charles et conquiert la
Calabre, ce qui induit Philippe III de France à envahir, en vain, la
Catalogne. Les 9 et 10 septembre 1285, Roger di Lauria dégage la
Catalogne de l’étau français à la bataille de Las Hormigas, où la flotte
royale est décimée. En juin 1287, la Sicile est définitivement aux
mains des Aragonais, qui poussent immédiatement vers l’Égée, prenant le
contrôle de la côte orientale du Péloponnèse grec et de l’île de Chios.
Trois ans plus tard, les Maures d’Afrique du Nord attaquent l’Espagne
mais leur flotte est détruite par les Castillans du Roi Sancho IV
(1284-1295) en face de Tanger.
La bataille pour la Sicile dévoile les futurs enjeux du XVIe siècle
Pourquoi évoquer ces 2 conflits de la fin du XIIIe
siècle dans un récit de la Bataille de Lépante ? Parce qu’ils jettent
véritablement les bases de la situation conflictuelle en Méditerranée
pendant les 3 siècles qui ont précédé Lépante et révèlent les enjeux qui
seront aussi ceux de 1571. D’abord, l’enjeu essentiel : l’Europe a
besoin d’un accès facile, sans verrou, à l’Asie centrale, à l’Inde et à
la Chine, via les routes terrestres, dont la fameuse “Route de la Soie”.
Ensuite, la conquête aragonaise de la Sicile venge le sort affreux que
la Papauté avait réservé à la descendance de Frédéric II de Hohenstaufen
: elle arrache l’île aux convoitises de la Papauté et de son allié
français. La Sicile est au centre de la Méditerranée ; elle verrouille
l’accès de la Méditerranée occidentale à tout envahisseur venu du bassin
oriental. Elle est un tremplin vers l’Égée et c’est dans ses ports que
la flotte de Don Juan d’Autriche s’organisera pour cingler vers Lépante.
Le conflit entre Catalans et Français pour la maîtrise de la Sicile
explique les motivations françaises pendant les guerres d’Italie de la
fin du XVe et du début du XVIe, puis la volte-face de François Ier, évincé d’Italie après Pavie (1525), qui deviendra l’allié des Ottomans.
La
France veut être présente en Méditerranée occidentale, et y être la
puissance prépondérante dès qu’elle prend indirectement pied en Provence
en 1246. Elle veut y parvenir par l’intermédiaire des Anjou, futurs
maîtres de la Sicile. Après la guerre de Cent Ans, elle voudra, fin du
XVe, ajouter à la Provence le
bassin du Pô et la fenêtre sur l’Adriatique qu’il offre. Les héritiers
de Pierre III d’Aragon, Philippe le Beau de Bourgogne, époux de Jeanne
dite la Folle d’Aragon-Castille, puis Charles-Quint, chercheront tous à
torpiller ce projet. Malgré les querelles entre royaumes ibériques,
l’Aragon, en affrontant les Français et le Pape, et la Castille, en
affrontant, sur un autre front, les Maures d’Afrique du Nord, font dans
la seconde moitié du XIIIe
siècle cause commune et annoncent la fusion Castille / Aragon
qu’opèreront, par leur mariage, Ferdinand et Isabelle à la fin du XVe
siècle. Le décor premier de ce “cycle long” est planté : d’un côté, les
Français, certains papes (ceux qui s’opposeront à Charles-Quint et à
Philippe II) toujours hostiles à une présence impériale en Italie et en
Sicile car toute présence impériale rappelle l’œuvre de Frédéric II de
Hohenstaufen et, comme alliés de revers, les Maures de Tanger et leurs
héritiers barbaresques, devenus vassaux des Ottomans ; de l’autre, le
binôme Aragon / Castille, l’Empire, Gênes, les papes favorables à un
Saint-Empire fort, les Chevaliers de Rhodes
et de Malte, avec, de temps en temps, comme allié de revers, la Perse ;
entre les 2, au gré de ses intérêts commerciaux, Venise, république
marchande détestée par les pouvoirs traditionnels portés par des
principes posés comme transcendants.
Les Chevaliers de Rhodes tiennent la mer
Au tout début du XIVe
siècle, en septembre 1302, les querelles pour la maîtrise de la Sicile
cessent par la signature de la “Paix de Caltabellotta”. Les États
croisés de Palestine et du Liban étaient tombés sous les coups des
Mamelouks d’Égypte (Tripoli du Liban tombe en 1289 et Acre en 1291,
scellant par cette chute la fin des Croisades proprement dites). L’Ordre
de Saint-Jean ou Ordre des Johannites, fondée en Terre Sainte en 1099, à
la suite de la première Croisade, celle de Godefroid de Bouillon, avait
dû, lui aussi, quitter la Palestine. Il ne s’estime pourtant pas
vaincu. Il décide de s’accrocher dans le bassin oriental de la
Méditerranée. De respecter son serment de ne jamais désarmer face à
l’islam et de ne jamais faire la guerre à des peuples chrétiens. L’Ordre
décide de se donner une puissante marine de guerre, organisée selon une
discipline inhabituelle pour l’époque.
Entre
1306 et 1309, les chevaliers johannites s’emparent de l’île de Rhodes.
Ils amorcent ainsi la longue guerre navale contre les Turcs, en
emportant, dès 1312, une victoire appréciable devant l’île grecque
d’Amorgos, au beau milieu de l’Égée. La même année Chevaliers de Rhodes
et Cypriotes unis battent une nouvelle fois les Turcs devant Éphèse. En
1319, Chevaliers et Génois détruisent une escadre turque devant Chios.
Les Turcs vont riposter : ils attaquent Rhodes avec 80 bateaux, mais les
chevaliers s’emparent de presque toutes leurs embarcations. Il faudra
attendre 200 ans pour chasser les Chevaliers de leur île. L’épopée
continue : en septembre 1334, une alliance momentanée entre Chevaliers,
Français et Vénitiens parvient à battre une flotte turque devant Smyrne,
qu’ils ne prennent pas. Le port deviendra la principale base d’attaque
des Turcs au XIVe siècle.
L’émir Omar d’Aydin (ou Oumar-Beg) prend l’initiative, transforme Smyrne
en port de guerre et vise le contrôle total de l’Égée. Les Chevaliers
répliquent et forgent une alliance entre Venise, Gênes, le Pape et
Chypre pour contester l’Égée aux galères
d’Omar. 10 ans après la première bataille devant Smyrne, les flottes
européennes, sous le commandement du patriarche latin de Constantinople,
Henri d’Asti, gagnent la partie, annihilent la flotte d’Omar,
débarquent leurs troupes et prennent le contrôle de Smyrne que les
Chevaliers tiendront jusqu’en 1402.
L’Âge d’or du Royaume de Chypre
En
1346, Gênes reconquiert Chios contre les Byzantins, qui réarment une
flotte que les Génois coulent dans le Bosphore même. L’année suivante,
les Chevaliers, qui ne sont pas intervenus dans la guerre qui opposait
Gênes à Byzance, détruisent une flotte turque dans les eaux de l’île
d’Imbros. Un nouvel acteur chrétien va toutefois marquer la seconde
moitié du XIVe siècle : Chypre. L’île appartenait depuis 1192 à la famille de Lusignan. Sous le roi Pierre Ier (1359-1369), qui a épousé Eléonore d’Aragon, elle connaîtra l’apogée de sa gloire. Pierre Ier
de Chypre veut raviver l’esprit des Croisades. Il souhaite faire de son
royaume insulaire la base inexpugnable de toutes les flottes
européennes dans le bassin oriental de la Méditerranée, face aux côtes
du Liban et de la Palestine, face au delta du Nil. Il fait le tour des
cours d’Europe. Il ne sera guère entendu. Mais il ne se contentera pas
d’attendre des secours papaux, espagnols ou français, génois ou
vénitiens : il passera à l’acte. Avec succès. En 1361, avec l’appui des
Chevaliers, il organise une razzia contre les ports anatoliens de
Satalia et Korykos, dont il s’empare (l’actuelle Antalya).
4 ans plus tard, Pierre Ier
rassemble une flotte de 115 bâtiments cypriotes, johannites et
vénitiens et attaque Alexandrie en Égypte, qui est pillée dans toutes
les règles de l’art : 70 bateaux bourrés de butin cinglent vers Chypre,
avec 5.000 prisonniers. La vision de Pierre Ier
était celle d’un bassin oriental entièrement contrôlé par les flottes
européennes pour faire pièce à la reconquête mamelouk du Liban et de la
Palestine et pour pallier les conquêtes ottomanes sur terre. Pour
réaliser ce projet, il fallait rétablir l’idéal de la chevalerie et
raviver l’esprit des croisades. Ses projets n’auront malheureusement
aucun lendemain. Les caisses de l’État sont vides. Il se querelle avec
son épouse, parce qu’il a une maîtresse et, elle, un amant. Il meurt
assassiné le 16 janvier 1369 par 3 vassaux conspirateurs. Sa mort scelle
la fin de l’âge d’or cypriote et le début du déclin politique de cette
île de valeur hautement stratégique. Ses successeurs, à commencer par
son fils mineur d’âge, Pierre II (1369-1382), ou “Pierrin”, ne
parviendront pas à maîtriser la furie des 2 villes-États italiennes,
Gênes et Venise, qui s’entredéchireront pour obtenir le contrôle de
l’île et, avec elle, tout le commerce venu d’Asie pour aboutir aux ports
du Liban et venu d’Afrique pour arriver dans le delta du Nil.
L’Europe
occidentale, elle, pendant ce temps, se désintéresse du bassin oriental
de la Méditerranée : les Croisades sont un vague souvenir, marqué par
l’amertume de l’ultime défaite face aux Mamelouks d’Égypte. L’heure
n’est plus aux grands projets : on revient à ses mauvaises habitudes, on
s’étripe entre soi et chez soi. La France et l’Angleterre mènent la
Guerre de Cent Ans. L’Église est déchirée par le schisme qui oppose Rome
et Avignon. Chypre a donc perdu le contact avec l’Europe de l’ouest.
Son déclin sera couronné d’une défaite humiliante : l’armée des
Mamelouks envahira l’île en 1426. Les armées cypriotes sont écrasées, le
roi Janus est prisonnier, les chevaliers francs de sa garde
impitoyablement massacrés. Janus est promené dans les rues du Caire, les
mains liés dans le dos, monté sur un âne boiteux, sa bannière trainée
dans la poussière. Avec la disparition des féodaux francs, l’île se
ré-hellénise, sous l’impulsion de la reine Hélène Paléologue.
La mort lente de Byzance et l’avancée turque dans les Balkans
Le
rappel de la geste des Chevaliers de Rhodes nous permet de comprendre
l’importance cruciale de Rhodes dans le dispositif européen en
Méditerranée orientale. Avec Rhodes, et avec Chypre, l’Europe garde la
maîtrise de la mer, en dépit de la conquête ottomane des Balkans et de
la Grèce. Rhodes, Malte et Chypre sont d’ailleurs les enjeux des guerres
euro-turques du XVIe siècle.
Et l’intransigeance turque dans l’actuelle question cypriote s’explique
encore et toujours par l’histoire mouvementée de l’île.
Si les Chevaliers parviennent, pendant tout le XIVe siècle, et jusqu’à la prise de Constantinople
en 1453, à assurer la maîtrise du bassin oriental de la Méditerranée,
les Ottomans, sur terre, ne rencontrent que peu d’obstacles. Pour
comprendre leurs succès, il faut comprendre l’état désastreux de
division dans lequel le monde byzantin était plongé depuis 1204, année
où la quatrième croisade franco-flamande prend Constantinople et en fait
le centre d’un nouvel “empire latin d’Orient”. Baudouin Ier
et Baudouin II de Flandre le gouverneront entre 1204 et 1261. Cet
empire comprendra à peu près toute la Grèce actuelle, la Thrace
aujourd’hui turque et une bande côtière sur la rive asiatique de la Mer
de Marmara. Au beau milieu de cet empire, se trouvait le Royaume de
Thessalonique d’Henri de Montferrat. La latinisation de l’empire ne
rencontre évidemment pas l’approbation des orthodoxes fidèles aux rites
et aux traditions grecs.
3
entités étatiques grecques se créeront par dissidence et par refus de
soumission à l’empereur franco-flamand : 1) l’empire de Trébizonde, à
l’est du littoral anatolien-pontique ; cet empire aura le soutien des
Géorgiens et des Arméniens et se maintiendra jusqu’en 1461, 8 ans après
la chute de Constantinople ; son histoire et son sort nous expliquent le
pourquoi des tensions turco-arméniennes et, pour partie, l’imbroglio
caucasien actuel sur fond de crise russo-géorgienne ; 2) le despotat
d’Épire (sur le territoire de l’actuelle Albanie), qui absorbera par
conquête le royaume de Thessalonique, et entrera ainsi en conflit avec
l’empire de Nicée, troisième entité étatique orthodoxe-byzantine ; 3)
l’empire de Nicée qui, d’emblée, cherchera, avec l’alliance des
Bulgares, à éliminer l’empire latin. Les Nicéens mèneront cette tâche de
main de maître ; successivement, entre 1222 et 1254, l’empereur nicéen
Jean III Vatatzes reprend pied en Thrace et en Grèce, récupère
Thessalonique en 1246 et tient en échec ses rivaux ou anciens alliés
épirotes et bulgares. L’île d’Eubée (le “Negroponte”) et la Crète
demeurent vénitiennes.
Osman Ier et Orhan : la puissance par la maîtrise du tremplin “Bythinie”
Pour
réaliser cette entreprise de restauration byzantine, toutefois, toutes
les forces nicéennes étaient passées sur la rive européenne de la Mer de
Marmara. Venise et Charles d’Anjou, alors maître de la Sicile,
s’allient pour restaurer l’empire latin. Le Basileus Michel s’allie avec
Pierre III d’Aragon, vainqueur final des guerres pour la domination de
la Sicile. Tous ces efforts ont épuisé la nouvelle Byzance, dès le
successeur du Basileus Michel Paléologue, le déclin s’amorce et le XIVe
siècle s’ouvre par un renforcement de l’orthodoxie, qui s’opère par le
truchement du monachisme, puis par des guerres civiles. Sur le
territoire, à partir duquel l’empire de Nicée avait lancé l’offensive
pour restaurer l’empire byzantin, s’institue d’abord un vide que
comblera un chef de “ghazi” turcs, vassal des Seldjouks de Rum (Rum = “empire romain” en turc). Il s’appelle Osman Ier
et proclame, sur le territoire même de feu l’empire de Nicée, le
sultanat ottoman. C’est l’acte de naissance d’une future superpuissance.
Nous sommes en 1301.
En 1326, le fils d’Osman Ier, Orhan, prend Boursa et complète la conquête totale de la Bythinie, région-clef, selon le grand historien britannique Arnold J. Toynbee
qui était byzantinologue, rappellons-le. Qui contrôle la Bythinie,
contrôle toute la région pontique et égéenne puis, par extension, le
bassin oriental de la Méditerranée. Telle est la thèse majeure de
Toynbee, étayée par l’étude de la Grèce antique, de l’empire romain, de
Byzance et de l’empire ottoman. Le fait ottoman a pu advenir sur la
scène de l’histoire parce qu’aucune puissance européenne n’a été capable
de contrôler à temps la petite province de Bythinie. Sur son
territoire, l’esprit “ghazi”, esprit guerrier et aventureux, va accéder à
un stade supérieur, il ne sera plus simplement le terminus territorial
inorganisé d’un itinéraire migratoire de nomades venus d’Asie centrale :
dès la maîtrise de la Bythinie, les Ottomans commencent à s’organiser
en un État viable, doté d’un projet, et à structurer leurs armées, avec
les troupes légères, les akindjis, et la cavalerie du pacha. Cela
donnera plus tard les fameux sipahis (parmi lesquels on trouvait
beaucoup de renégats chrétiens) et les janissaires, recrutés par levée
obligatoire parmi les peuples balkaniques vassalisés.
Guerres intestines à Byzance et progrès des marins turcs en Égée
De
1321 à 1341, l’empire byzantin subit une succession de guerres civiles,
où l’empereur, en tentant de mater en vain la révolte des Andronic,
lève des mercenaires turcs qui interviennent en Thrace et dans les
Balkans, découvrant ainsi la richesse de ces régions, qu’ils ne
cesseront plus de convoiter. C’est dans le cadre de ce désordre
permanent qu’Osman Ier s’empare
de Boursa, ce qui lui permet d’occuper la zone d’Asie Mineure qui fait
directement face à la Thrace et à Constantinople : elle est le passage
obligé vers les Balkans. Avec Andronic III (1328-1341), devenu empereur,
l’empire byzantin connaît un répit et consolide ses positions dans les
Balkans. Mais cela ne dure pas : avec l’aide des Bulgares, Andronic III
s’en prend aux Serbes du roi Étienne, dans l’espoir de contrôler toute
la péninsule balkanique, jusqu’à l’Adriatique. En 1330, les Serbes,
vainqueurs à Velbuzd / Kustendjil, élargissent les territoires sous leur
contrôle et deviennent la principale puissance balkanique orthodoxe,
dans un entrelacs conflictuel inter-orthodoxe, opposant Serbes, Bulgares
et Byzantins. L’enjeu est de savoir si l’ensemble de la péninsule
balkanique sera dominé depuis les Balkans occidentaux (Serbie et Épire /
Albanie) ou par les Bulgares dont le territoire est ouvert sur les
steppes d’Ukraine par la Dobroudja ou encore par les Byzantins. Cet
enjeu a été ravivé lors de la guerre russo-turque de 1877-78, où la
Bulgarie a retrouvé son indépendance, et lors des guerres balkaniques de
1912-13. L’empereur, après sa défaite de Velbuzd / Kustendjil, se
retourne contre ses anciens alliés bulgares puis, seconde étape, tente
de mettre les Albanais au pas, à l’aide de troupes turques...
Les
visées balkaniques de Byzance, épuisée, empêchaient l’empereur Andronic
III de contrecarrer l’avancée des “Osmanlis”, qui, au départ, formaient
l’entité turque la plus faible d’Anatolie. Andronic III perd ainsi
Nicée (Iznik) et Nicodémie (Izmit). Orhan, successeur d’Osman Ier,
s’empare de Pergame, que possédait l’émir de Mysie. Andronic III
n’intervient pas : il réserve toutes ses forces pour combattre les
“ghazis” marins et pirates comme l’émir de Saroukhan ou Omour-beg
(Omar), émir d’Aydin et maître de Smyrne ou encore, Khidr-beg d’Ephèse,
qui ravagent l’Égée et s’attaquent tant aux Byzantins qu’aux Latins ou
aux Vénitiens. En 1333, l’émir de Saroukhan, à la tête d’une flotte de
75 navires, attaque la Thrace, pille la ville de Samothrace et rembarque
quand l’armée impériale s’approche des côtes. Mais les Turcs marins ne
renoncent pas pour autant à leurs raids : ils débarquent à plusieurs
reprises dans les environs immédiats de Constantinople. L’empire n’a pas
les moyens de se doter d’une marine suffisamment forte pour purger
l’Égée des pirates turcs. Venise propose une ligue des marines
chrétiennes avec la bénédiction du Pape mais les Grecs ne veulent aucune
concession religieuse tandis que Français et Anglais amorcent la Guerre
de Cent Ans et ne se préoccupent plus de l’Orient. Le projet,
intelligent, n’aura aucune suite. La discorde entre Européens ne permet
pas d’affronter le danger mortel qui se pointe dans la Mer Égée.
Les Turcs prennent Gallipoli
En
1341, Andronic III meurt, laissant un enfant de 9 ans comme héritier
légitime. Contre la veuve de l’empereur, Anne de Savoie, Jean
Cantacuzène prend alors le contrôle de Byzance, avec l’appui des moines
hésychastes (quiétistes). À la suite d’une longue guerre civile, une de
plus, il se proclame empereur et appelle les zélotes
sociaux-révolutionnaires, les Serbes, les Bulgares et les Seldjouks à
son secours, alors qu’il avait contribué à les faire chasser de Thrace,
en même temps que les pirates turcs. Battu plusieurs fois de suite par
les soldats de l’impératrice, Jean Cantacuzène fait appel à Omour-beg de
Smyrne, pour repousser les Serbes d’Étienne Douchan, fidèles à Anne de
Savoie, et les Bulgares du Tsar Jean Alexandre. Malgré ces succès, Jean
Cantacuzène est incapable de parachever ses victoires. Il doit alors
faire appel à Orhan, qui répond favorablement : une première armée de
6.000 Turcs débarque en Thrace ; elle sera bientôt suivie par d’autres,
comptant jusqu’à 20.000 hommes. Le nouvel empereur parvient à
reconquérir l’Épire en 1349 mais, en 1354, les Turcs qui retournent en
Bythinie, sont surpris par un tremblement de terre qui fait s’effondrer
devant eux la forteresse grecque de Gallipoli. Ils s’installent dans les
ruines et remettent la place forte en état. Les Turcs sont non
seulement sur les rives de l’Égée, y entretiennent des flottes
offensives mais possèdent désormais une forteresse-clef sur la rive
européenne de la Mer de Marmara. Ils peuvent passer en Europe par le
passage le plus aisé : aucun obstacle naturel ne les retient plus.
L’année 1354 est donc une année fatidique pour l’Europe entière.
Personne ne reprendra plus Gallipoli aux Turcs.
Les Turcs à Andrinople – L’émergence de l’empire serbe
Déjà
présents en Thrace dans des garnisons au service de l’empereur
byzantin, les Turcs d’Orhan contrôlent désormais l’accès de Byzance par
l’Égée. L’empereur Jean VI négocie pour récupérer Gallipoli : Orhan lui
répond qu’il “ne peut rendre ce qu’Allah lui a donné”. L’alliance est
rompue. Le Turc est dans la place. Il peut passer en Thrace à sa guise.
En 1362, les Osmanlis s’emparent d’Andrinople (Édirne) et en font leur
capitale, à l’Ouest de Constantinople, aux confins de la Bulgarie. Le
fait turc s’est bel et bien installé en Europe, face à une Byzance
secouée de querelles et sans plus aucune assise territoriale solide. Le
Basileus est de facto un vassal des Osmanlis. Il est reclus dans Constantinople, dont l’arrière-pays thrace est déjà largement turquisé.
Dès
la prise d’Andrinople, le sort des autres puissances orthodoxes des
Balkans était scellé. La Serbie avait acquis un statut de grande
puissance entre 1331 et 1355 sous la férule d’Étienne Douchan, qui
s’était proclamé “empereur des Serbes et des Grecs” à Skopje en 1346. À
partir de 1349, ses états sont organisés à la byzantine, selon une
codification nationale, la “Zakonik”. Les Hongrois ne répondent pas à
ses appels à une croisade commune anti-turque. Sous son successeur,
l’État qu’il avait construit se délite. La Bulgarie n’est pas mieux
lotie. Elle se disloque également entre héritiers de Jean Alexandre et
grands féodaux. L’empereur byzantin Jean V se brouille avec son fils
Andronic : une nouvelle dissension affaiblit l’empire et les Turcs, avec
une rouerie consommée, soutiennent tantôt un parti tantôt l’autre. Le
tableau est donc noir, très noir ; un contemporain, Démétrius Cydonès,
écrit en 1378 : “Tous ceux qui sont hors des murs de la ville (=
Constantinople) sont asservis aux Turcs et ceux qui sont à l’intérieur
succombent sous le poids des misères et des révoltes”. Les Hongrois n’en
profitent pas pour unir sous leur égide les autres peuples balkaniques
et cherchent par tous les moyens à mener une politique égoïste sans
s’imaginer que le danger turc sera bien plus mortel !
Les
Ottomans, établis à Andrinople, sont devenus de fait la principale
puissance dans les Balkans. Ils vont le prouver. Sous le commandement de
leur sultan Mourad, ils vont attaquer les villes de Serrès et de
Thessalonique, toutes 2 gouvernées par Manuel, le fils favori de Jean V.
Thessalonique se défendra pendant 4 ans, entre 1383 et 1387. Après la
chute de la ville portuaire de la Mer Égée, toute la Macédoine est
désormais aux mains des Osmanlis. De même, l’Épire, au Sud de l’Albanie
actuelle, dont les clans, divisés par des vendettas immémoriales,
s’étaient unis, mais trop tard, contre les Turcs. Les clans épirotes et
albanais sont battus à Sawra en 1385, bon nombre d’entre eux passent à
l’islam. Les Osmanlis sont tout près de l’Adriatique. Et cherchent, en
toute bonne logique, à s’emparer des points stratégiques sur le Danube.
Pour réussir cette entreprise et occuper ainsi la principale artère
fluviale d’Europe, Mourad occupe les nœuds routiers de Sofia (1386) et
de Nis (1387) qui mènent à l’Adriatique, à l’Égée et au Danube. Ce vieux
réseau romain de routes terrestres mène aussi, il faut le savoir et se
le rappeler, vers le cœur de l’Europe : vers Budapest (Aquincum), où se
concentraient plusieurs légions pour défendre la “trouée de Pannonie”
contre les invasions venues des Jeunes Carpathes et des Tatras ou de la
plaine ukrainienne, vers Vienne (Vindobona) et, au delà de Vienne, vers
l’Allemagne du Sud.
Cette
partie de l’Allemagne actuelle, c’est-à-dire les antiques provinces
romaines de la Raetia et du Noricum, avait été organisée par l’empereur
Vespasien (69-79) ; il avait fait joindre le système routier du Rhin à
celui du Danube en ordonnant la construction d’une route à travers le
Kinzigtal (une vallée de la Forêt Noire). Le réseau de routes romaines
relie donc la partie du Würtemberg baignée par le Danube aux régions qui
lui sont limitrophes et constituent le cœur même de l’Europe : la Forêt
Noire chère à Heidegger, l’Alsace et la Rhénanie. La tactique ottomane, dès le XIVe
siècle, est de récupérer au profit des Osmanlis l’héritage de Byzance
et de Rome. Le sultan Mehmed II se rend parfaitement compte qu’il est,
par la force des choses, non seulement un prince guerrier turc dont les
racines lointaines plongent au cœur de l’Asie centrale, mais aussi
l’héritier de la Rome orientale, Byzance, et que cette Rome orientale a
toujours aspiré à reprendre la Rome occidentale comme au temps du grand
empereur byzantin Justinien (527-565) qui avait repris la Dalmatie,
toute l’Italie, les îles de Corse, Sardaigne et Sicile, l’Afrique du
Nord, de la Libye au Nord du Maroc actuel, et le Sud de l’Espagne, avec
les Baléares. Le programme de Mehmed II, et de ses successeurs dont
Soliman le Magnifique, est de refaire (au moins) l’empire de Justinien,
en s’appuyant cette fois sur l’idée informelle d’une translatio Imperii ad Turcos.
La défaite serbe au Champ des Merles
[Bataille de Kosovo (1389), Petar Radičević, 1987]
Donc
dès le moment où les Ottomans sont en Épire et ont occupé les nœuds
routiers des Balkans méridionaux, les Serbes et les Bosniaques se
rendent compte qu’ils seront les prochains dominos culbutés par la
stratégie mise en œuvre par les Turcs, qui reprennent tout simplement à
leur compte les projets de Justinien. Le Prince Lazare de Serbie et le
Roi Tvrtko de Bosnie unissent leurs forces contre Mourad qui envoie un
corps expéditionnaire en Bosnie. Les Turcs sont battus à Plochnik,
Rudnik et Bilece (27 août 1388). Cette série de victoires, non
décisives, entraîne une révolte généralisée dans les Balkans : Albanais,
Bulgares et Valaques se serrent autour de Lazare, écrit l’historien
français Louis Bréhier. Mourad aura pourtant le dernier mot : il bat
d’abord les Bulgares de Sisman et, au printemps 1389, avance ses armées
contre Lazare. Le choc a lieu le 15 juin 1389 au Kosovo,
sur le “Champ des Merles”. Longtemps indécise, la bataille tourne au
désavantage des Serbes, quand un prince balkanique, Vuk Brankovic,
décide de quitter la bataille avec ses 12.000 cavaliers. Le Sultan est
tué dans sa tente par un noble serbe, Obilic, et le pouvoir passe à
Bayazid, dit le “Tonnerre” ou la “Foudre” (“Yildirim”). La dernière
puissance balkanique autochtone est éliminée : l’ensemble des Balkans, à
part quelques forteresses résiduaires au nord, est aux mains des Turcs.
L’héroïsme des Serbes ne leur a pas donné la victoire : le souvenir
douloureux de cette bataille est demeurée écrite en lettres de sang dans
le cœur de chaque Serbe digne de ce nom. La terre du Kosovo est une
terre sacrée pour les Serbes, le lieu de leur sacrifice suprême, de leur
Golgotha : les événements de ces 2 dernières décennies l’ont amplement
prouvé.
La
bataille du 15 juin 1389 ne relève dès lors pas d’un passé résolument
révolu pour le Serbe : elle est toujours présente, elle l’interpelle, il
ne peut s’y dérober. Il doit encore et toujours venger Lazare : Peter
Scholl-Latour rappelle qu’entre 1942 et 1944, les Tchetniks royalistes,
premiers et farouches résistants aux occupations allemande, italienne,
bulgare et hongroise, s’attaquaient systématiquement aux villages
“turcs” (= musulmans) pour ramener les Balkans à la situation d’avant
1389 et de rétablir, in fine, l’empire de Stefan Dusan, qui
aurait été restauré dans sa plénitude si Lazare avait vaincu au Champ
des Merles. Le siège de Sarajevo, dans les années 90 du siècle dernier,
relève aussi de cette volonté de re-slaviser et de re-christianiser le
centre de la péninsule balkanique, en effaçant définitivement tous les
souvenirs de la présence allochtone turque. Dans le camp musulman, on
était tout aussi conscient de l’enjeu et on entendait manifester sa
solidarité avec les habitants musulmans de Sarajevo : Tansu Ciller,
premier ministre turc, et sa consœur pakistanaise Benazir Bhutto,
rendront visite à la ville encerclée, sous la protection de militaires
britanniques ou canadiens.
Les Hongrois aux premières loges
Après
le désastre du “Champ des Merles”, les Hongrois sont aux premières
loges : ils devinent sans trop d’efforts que l’objectif suivant est la
maîtrise du “Moyen Danube” entre Szeged (Hongrie) et Belgrade (Serbie)
selon l’axe nord-Sud et entre Osijek/Essig (Croatie) et Timisoara
(Roumanie) selon l’axe ouest-est. Pour les Turcs, il s’agit, lors d’une
prochaine étape, de maîtriser le système fluvial danubien dans une
région-clef où confluent les eaux du grand fleuve et celles de la Save,
de la Drave et de la Tisza. La Voïvodine, au nord de Belgrade, avec une
forte minorité hongroise, demeure une pomme de discorde entre Serbes et
Hongrois, comme pendant la seconde guerre mondiale, où cette région
avait été annexée par la Hongrie. Osijek et Vukovar (sur la Drave et sur
le Danube) ont d’ailleurs fait l’objet d’âpres combats entre Croates et
Serbes dans les années 90, chacun des protagonistes essayant de
maîtriser la plus grande portion possible de cette aire de confluences
fluviales, stratégiquement capitale. La région n’a rien perdu de son
importance stratégique. Au XIVe siècle, le roi de Hongrie, Louis Ier,
dit le Grand, détricote le pouvoir des magnats, qui sont un frein à
l’organisation efficace du pays, et favorise les villes. Il se rend
compte de la menace. Au sud-est, tous ses voisins sont désormais vassaux
des Ottomans, notamment sur le cours inférieur du Danube, en Valachie
et en Moldavie, 2 territoires qui avaient été ouverts aux invasions
pètchénègues (en 1048 et en 1171) et tatars (en 1285 avec Nogaï Khan).
Aux mains des Turcs, elles risquent donc bien de redevenir des tremplins
stratégiques pour une nouvelle invasion de la plaine hongroise et,
partant, des régions européennes limitrophes, dont l’Autriche, la
Dalmatie et l’Italie du Nord.
Dans
l’optique des Hongrois, comme dans celle de l’empereur germanique
Sigismond, il faut mettre un terme à cette situation problématique, qui
fragilise très dangereusement le cœur de l’Europe, le tient à la merci
d’invasions venues de la steppe ou des Balkans. Il faut, aux yeux de
Sigismond, empereur de la Maison de Luxembourg et époux de la fille
aînée de Louis Ier de Hongrie,
créer, pour une branche de la famille, un grand empire slave au sud de
la Hongrie, regroupant les Serbes et les Bulgares. Il persuade le Pape
de prêcher une croisade en 1395. En France et dans les États
bourguignons, les volontaires affluent. Jean de Nevers, futur Duc de
Bourgogne sous le nom de “Jean-Sans-Peur”, prend la direction de
l’expédition avec Jean de Vienne, un Franc-Comtois devenu Amiral de
France, Jean Le Meingre dit “Boucicaut”, Maréchal de France, et
Guillaume de La Trémoille, Maréchal de Bourgogne. L’armée
franco-bourguignonne, flanquée de quelques nobles anglais, quitte Dijon
et Montbéliard en avril 1396. Elle rejoint les Bavarois par la route
longeant le Danube, arrive en juin à Vienne et en juillet à Buda en
Hongrie. Là, un contingent polonais s’ajoute à la vaste armée en
mouvement, ainsi que quelques Chevaliers de Rhodes, conduits par le
grand-maître Philibert de Naillac. Avec l’armée hongroise de Sigismond,
l’impressionnante cohorte européenne va s’avancer vers le Sud pour
affronter les Turcs. L’objectif ? Prendre la place de Nicopolis sur le
Danube (l’actuelle ville de Nikopol en Bulgarie) et en faire la base
d’une reconquête de la Thrace, de la Bulgarie et des côtes de l’Égée,
après avoir détaché la Valachie de la tutelle ottomane.
Le désastre de Nicopolis
Sigismond
avait misé gros : il avait aliéné une bonne part de son héritage de la
Maison de Luxembourg pour financer l’entreprise. Stratégiquement, il
n’avait pas tort. Le plan était bon. Mais l’armée composite qui
l’accompagne ne s’est pas donné la logistique adéquate, elle parade et
s’amuse, chasse et dîne, court la gueuse et se querelle pour des
prestiges futiles. Dans l’anthologie de la pensée stratégique de Gérard
Chaliand, on trouve encore une description de cette sublime
indiscipline, donnée en lecture aux officiers actuels comme exemple de
ce qu’il ne faut pas faire. Les Croisés assiègent Nicopolis
dès le 12 septembre 1396. Mais Bayazid contre-attaque : le 24
septembre, il est déjà devant eux. Le choc est inévitable. Les Hongrois
connaissent les stratégies des Turcs. Ils conseillent la prudence. Les
chevaliers impétueux de la suite du Sire de Boucicaut veulent une
attaque pleine de panache, une charge fatidique, comme celles qui
avaient déjà fait la ruine de la vieille chevalerie française à Courtrai
ou à Crécy. Ils n’écoutent pas les Hongrois. Ils chargent, lances
hautes. Le sultan manœuvre et les enveloppe, après avoir sacrifié sa
première ligne, écrasée par la fureur des Franco-Bourguignons. La
défaite fut totale : elle est qualifiée, dans la langue de l’époque, de
“mortelle déconfiture”. Sigismond parvient à peine à s’échapper. Le
soir, c’est le massacre. Les chevaliers franco-bourguignons sont
décapités les uns après les autres et leurs têtes empilées devant la
tente du sultan, jusqu’à ce qu’un chevalier picard, le Sire de Heilly,
sauve notamment Jean Sans Peur et Boucicaut, car, explique-t-il au
sultan, ils peuvent rapporter de fortes rançons. Philippe le Hardi de
Bourgogne paiera 700 kg d’or pour faire libérer son fils.
L’irruption de Tamerlan – vingt ans de répit pour l’Europe
Résultat
du désastre de Nicopolis : l’empire des Slaves du Sud ne verra pas le
jour. Les Turcs se voient consolidés dans leurs positions. Ils
acquièrent la réputation d’être invincibles et gagnent ainsi la guerre
psychologique sur leur front occidental : peu de princes oseront encore
les affronter dans une expédition de l’ampleur de celle de Nicopolis. À
l’est pourtant, un nouvel ennemi pointe à l’horizon, qui donnera à
l’Europe une vingtaine d’années de répit. Timour le Boiteux ou Timour
Leng ou Tamerlan
venait d’envahir l’Iran et l’Irak actuels pour le compte de son Khan,
maître de la Transoxiane [Ouzbékistan actuel]. Nous sommes en 1393, 3
ans avant Nicopolis. Au départ de cette base territoriale, celle de
l’antique empire perse, il monte une armée permanente, destinée à
remporter une campagne chaque année. En 1395, il s’attaque à la Horde
d’Or qui gouverne le cours inférieur de la Volga, prend leur capitale
Saraï et, surtout, s’empare de leur trésor. En 1398, 2 ans après
Nicopolis, il s’avance vers l’Inde, pille Dehli, fait décapiter une
bonne partie de la population, empile les têtes tranchées aux portes de
la ville mise à sac.
Les
Ottomans ne craignent rien : l’Inde est bien loin de l’Asie Mineure.
Ils se trompent : Tamerlan entre en guerre avec les Mamelouks qui
tiennent la Syrie et pille Damas et Alep. Et puis, sous un vague
prétexte, c’est au tour des Ottomans de subir ses foudres : Bayazid
accepte le défi, mobilise toutes ses troupes, y compris les vassaux
serbes et quelques prisonniers européens de Nicopolis, dont l’écuyer
bavarois Johannes Schiltberger, qui nous laissera un récit des
événements. L’armée de Bayazid sera écrasée par les Tatars de Tamerlan,
largement supérieurs en nombre, à Angora (Ankara) en 1402.
Le sultan captif sera promené en Asie Mineure et assistera, impuissant,
au détricotage complet de son œuvre d’unification en Anatolie :
Tamerlan délie tous les vassaux turcs de Bayazid de leurs serments et
reçoit la soumission des branches mineures des Osmanlis. Bayazid avait
été très dur avec les petits chefs turcs d’Anatolie et avec l’émir de
Karaman. Les vaincus tenaient ainsi leur revanche.
En
1404, Tamerlan retourne à Samarcande, sa capitale, pour préparer une
invasion de la Chine. Il mourra en chemin et la Chine sera épargnée,
elle ne connaîtra pas le sort effroyable de la Perse pré-timouride et de
l’Inde ravagée. Pour l’historien écossais Colin McEvedy, il y a une
certaine ironie dans le destin de Tamerlan : tous les empires qu’il a
détruits étaient musulmans, alors qu’il se réclamait d’un islamisme
rigoureux, et il n’a affronté des non musulmans qu’à 2 reprises : il a
rançonné et saccagé la Géorgie à chaque passage, ruinant son statut de
puissance chrétienne héritière de Byzance et il a délogé les Chevaliers
de Rhodes de Smyrne qu’ils occupaient depuis 1344.
Guerres hussites et révoltes des derviches
Toutefois,
les Ottomans se remettront bien vite des coups que leur avait portés
Tamerlan. Ils parviennent à réunifier l’Asie Mineure sous leur égide, en
restaurant les liens de vassalité qui les unissaient aux petits émirats
de la région. Mais la transition dure tout de même 10 ans. Elle sera
aussi une décennie de guerres fratricides entre les fils de Bayazid,
dont il sort un vainqueur : Mehmed. Les Européens n’ont pas profité de
cette déliquescence ottomane : l’alliance entre le pape et Sigismond,
Empereur germanique et roi de Hongrie, demeure intacte mais elle reste
tétanisée par le souvenir cuisant de Nicopolis. La France ne participe
pas : elle est en pleine Guerre de Cent Ans et son roi refuse de
recevoir un prélat mandaté par le Pape pour lancer une éventuelle
croisade. L’Angleterre est également embourbée dans le conflit, même si
celui-ci connaît une période plus calme avant Azincourt
(1415). Pire : dans les domaines de Sigismond, l’hérésie hussite secoue
la Bohème. Jan Hus périt sur le bûcher à Constance en 1415 mais ses
adeptes se dressent contre les 2 institutions-piliers de l’Europe :
l’Église et l’Empire. Les guerres contre les Hussites tchèques vont
durer 14 ans, de 1420 à 1434, clouant les armées impériales et
hongroises en Europe centrale. C’est ce répit-là qui permettra aux
Ottomans de reconstituer leurs forces. Eux aussi avaient eu à affronter
des rébellions religieuses et hérétiques en Asie Mineure.
À partir de 1413, Mehmed Ier
règne mais, en 1420, au même moment où éclatent les guerres hussites en
Bohème, il doit affronter en Anatolie la “révolte des derviches”. On
appelle “révolte des derviches” un ensemble de troubles religieux,
chacun différent des autres, qui visaient à abattre le pouvoir des
Osmanlis et à récupérer une relative liberté dans un empire ottoman de
plus en plus balkanique et de moins en moins anatolien. Dans cet
ensemble de troubles, nous distinguons la révolte orchestrée par un
cheikh panthéiste, Bedreddin. Ensuite, il y eut une révolte sociale,
prêchant communisme et pauvreté, sous la direction de Bürklüce Mustafa ;
ensuite, des bandes turkmènes, excitées par le secte des “Torlaks”, se
joignent aux “mustafistes”. Mehmed Ier
finira par les vaincre tous avant d’affronter le prétendant Mustafa,
qui disait être un fils de Bayazid disparu dans la tourmente qui suivit
la défaite ottomane d’Angora / Ankara en 1402 face aux Tatars de
Tamerlan.
Avec
la soumission d’Ibrahim, dernier prince indépendant de la Karamanie en
1430, la fragmentation de l’Anatolie, voulue par Tamerlan, n’est plus
qu’un mauvais souvenir pour les Ottomans. Ils ont les mains libres à
l’est et le successeur de Tamerlan, Shah Roukh, qui règne sur la Perse
et le Tarim, ne songe pas, comme son père, à conquérir le monde mais à
maintenir ses acquis les plus sûrs. Jamais il n’avancera ses armées en
direction de l’Anatolie et n’interviendra pas en Karamanie contre les
Osmanlis. Mehmed Ier parvient
donc à vaincre tous ses challengeurs intérieurs avant Sigismond, plus
longtemps paralysé par les guerres hussites. La dissidence religieuse
hussite a donc fait perdre à l’Europe sa dernière chance de rejeter les
Ottomans hors d’Europe et, éventuellement, de reprendre pied en
Bythinie. Le souvenir du temps perdu pour une guerre de religion hantera
à coup sûr les pouvoirs européens ; il explique la hantise de
Charles-Quint et de Philippe II, d’avoir à combattre simultanément les
Turcs, les Barbaresques, les Français et les dissidents protestants en
Allemagne et aux Pays-Bas. Hussites et Protestants ont effectivement
empêché la concentration de toutes les forces européennes contre
l’ennemi extérieur.
Les hostilités reprennent : elles aboutiront à la prise de Constantinople
Dès 1422, immédiatement après avoir maté toutes les révoltes anatoliennes, dites des “derviches”, Mourad II, fils de Mehmed Ier,
met le siège devant Constantinople. En vain. Il doit le lever. Il ne
dispose pas de machines de guerre suffisamment efficaces pour entamer
les murailles de la capitale de l’empire romain d’Orient. En 1428, sur
le cours inférieur du Danube, que les Hongrois entendent reconquérir,
une première confrontation entre les armées de Sigismond et de Mourad II
a lieu, à Galamboc. La bataille est indécise mais les Hongrois ne
s’emparent pas de la forteresse et les Serbes se détachent de la
suzeraineté hongroise pour devenir vassaux des Turcs. La paix est signée
mais des unités d’akindjis s’infiltrent en territoire hongrois et
ravagent la Transylvanie. Les Turcs reprennent leurs tactiques de
harcèlement. En 1427, l’empereur byzantin Manuel vend Thessalonique à
Venise. 3 ans plus tard, en 1430, la ville portuaire, débouché maritime
des Balkans sur l’Égée, est aux mains des Ottomans, qui se vengent ainsi
du soutien continuel apporté par Venise à leurs ennemis, comme le
prétendant Mustafa et le prince de Karamanie.
En
1431, profitant des querelles dynastiques entre clans albanais, le
Sultan devient suzerain de l’Épire et de l’Acarnanie. Il est sur
l’Adriatique, face à l’Italie et dans les eaux dominées par Venise. En
1437, les Valaques, faute de soutien impérial et hongrois, sont
contraints de se soumettre à leur tour. En 1439, l’offensive reprend,
cette fois en direction du Moyen Danube : Mourad II assiège la
forteresse serbe de Semendria (Smederevo), à quelques encablures au
sud-est de Belgrade, et la prend, avant l’arrivée des Hongrois d’Albert,
héritier de Sigismond, qui meurt de maladie en pleine campagne. Avec la
prise de Semendria / Smeredevo, le pouvoir ottoman s’ancre
véritablement au cœur des Balkans européens. Les Hongrois, affaiblis par
les guerres hussites et sans renforts venus d’Europe occidentale,
avaient pu mener des opérations ponctuelles, souvent victorieuses comme
en 1442 en Transylvanie (“Sept Districts”), mais non pas une croisade de
grande envergure.
Désastre de Varna et réorganisation de la Hongrie par Janos Hunyadi
Pourtant
une opération de cette ampleur s’avère nécessaire. Sans plus aucune
bande hussite dans le dos, les Hongrois vont l’organiser, sous la
houlette de leur nouveau roi polono-lithuanien, Vladislav Ier Jagellon (en hongrois : Ulàszlo Ier),un
jeune homme de 16 ans, qui n’a pas l’aval des héritiers de Sigismond...
Vladislav veut conjurer le danger turc qui menace en permanence les
provinces méridionales slaves du royaume hongrois. Il attaque. Il arrive
avec ses armées sur les côtes de la Mer Noire, à Varna en Bulgarie.
Nouvelle défaite : l’armée hongroise, composée de magnats, de nobles et
de féodaux, est écrasée le 10 novembre 1444 ; le jeune Vladislav Ier,
âgé de 20 ans, tombe les armes à la main face aux armées du sultan. Un
nouveau martyr sacrifié pour la défense de l’Europe. Il avait été trop
impétueux, aveuglé par son idéalisme et sa jeunesse.
Il
avait commis la même erreur que le Sire de Boucicaut à Nicopolis en
1396. Et pire : la flotte vénitienne de l’Amiral Lorédan, qui devait
embarquer les croisés à Varna pour les amener à Constantinople avant
l’arrivée des troupes ottomanes, s’était attardée. Manque de
coordination chez les Européens ! L’arrière-garde hongroise, commandée
par un petit hobereau transylvanien, Janos Hunyadi, est également
détruite mais Hunyadi s’échappe. Vu ses mérites et ses succès en Serbie
moravienne lors des campagnes de 1442-1444, il est nommé “Gubernator” de
Hongrie en attendant la majorité du futur roi Ladislas V, un Habsbourg,
protégé par le nouvel empereur germanique Frédéric III, père de
Maximilien Ier, le grand-père
de Charles-Quint. Hunyadi est un excellent chef de guerre, dont
Sigismond admirait les talents. Et un bon administrateur politique, qui
va transformer la Hongrie en un État militaire efficace, débarrassé des
pesanteurs du système féodal. Il veut faire des Hongrois, considérés
encore comme des “sauvages” dans le reste de l’Europe, les “athletae
Christi”, les défenseurs et les protecteurs de la chrétienté.
La
Hongrie est décrite aussitôt comme le rempart, la muraille, la
forteresse de l’Europe. Hunyadi se rend compte que le système féodal
traditionnel, basé sur les humeurs des barons, ne permet pas l’entretien
d’une armée permanente, capable de barrer la route aux Turcs. Il faut
une armée nombreuse, populaire, bien entraînée, correctement payée,
levée dans les masses paysannes, auxquelles il faut accorder des droits
et des protections. Le pape lui envoie pour adjoint un prédicateur
farouche, qui sait enflammer les esprits et faire accepter les réformes
indispensables : le Franciscain Giovanni di Capistrano. Sans l’aide de
Venise, qui a signé la paix avec le Sultan le 25 février 1446, Hunyadi
forme ses troupes et passe à l’attaque en 1456, 3 ans après la chute de
Constantinople, enlève Belgrade et conjure le danger turc pour 70 ans !
Mais une peste ôte la vie du “Gubernator” et du fougeux franciscain. Les
6 années et quelques mois du pouvoir tenu par Hunyadi et di Capistrano
ont fait de la Hongrie un État pré-moderne, une nation en armes, que
contesteront encore les “magnats”, au risque d’en détruire la pugnacité
face aux Ottomans.
Skanderbeg et Alphonse d’Aragon tiennent l’Albanie
La
Morée grecque (le sud du Péloponnèse actuel) était devenue le principal
môle de résistance byzantin mais la défaite hongroise de Varna n’avait
laissé aucun espoir aux Byzantins, malgré le passage au catholicisme
romain de l’empereur Jean VIII lors du Concile de Ferrara et malgré
l’Union de Florence de 1439, mettant théoriquement fin au schisme.
L’Église grecque n’acceptera pas cette Union, jetant par là même les
bases de dissensions civiles graves, qui mineront encore davantage
l’empire moribond et encerclé. Mourad ravage la Morée en 1446, y
installe un gouverneur pantin à sa dévotion. Les Hongrois ne sont pas
encore battus et il reste les Albanais de Skanderbeg, nom turc et nom de
guerre de Georges Castriota ou Kastriotis. Contrairement aux Hongrois
et à leur jeune roi polonais, le chef albanais — ancien janissaire formé
par les Turcs à la suite de l’enlèvement forcé des meilleurs garçons
des Balkans pour les dresser à la chose militaire — n’est pas vaincu en
1444 ; avant le désastre de Varna en novembre, il avait écrasé une armée
turque le 29 juin 1444, récoltant l’admiration de l’Europe entière :
celle du Pape Eugène IV, pontife pugnace et dépourvu des naïvetés ou de
l’avidité habituelles des hommes d’église, celle de Philippe le Bon, qui
concocte des projets de Croisade et celle, bien sûr du jeune Vladislav
de Hongrie. Skanderbeg est à l’époque l’un des espoirs de l’Europe
combattante.
Si
les Albanais avaient pu être présents à Varna, sans doute l’Europe
aurait-elle vaincu. Mais Skanderbeg veut faire alliance avec le Roi de
Naples, Alphonse d’Aragon et former un bloc hispano-italo-albanais
capable de verrouiller la Méditerranée et l’Adriatique. Ce projet
contrarie Venise qui s’y opposera, voulant garder seule le passage
hautement stratégique que représente le Canal d’Otrante. L’hostilité de
Venise donne un répit au Sultan : Skanderbeg, Alphonse d’Aragon et le
Serbe Georges Brankovic tournent leurs forces contre Venise et
l’affrontent pendant 2 ans, en 1447 et 1448. Il naîtra de cette guerre
une méfiance entre Aragonais (puis Espagnols au XVIe
siècle) et Vénitiens qui durera jusqu’à Lépante. Hongrois, Serbes de
Brankovic et Albanais de Skanderbeg, allié aux Aragonais, Napolitains et
Siciliens d’Alphonse d’Aragon constituent un bloc solide, qui barre aux
Turcs la route de l’Adriatique et du Canal d’Otrante, voie maritime
fort étroite entre les péninsules balkanique et italique. Cette alliance
mobilise de nombreuses forces ottomanes : celles-ci tiennent les
Hongrois en échec en 1448 dans la plaine du Kosovo, à l’endroit même où
Lazare avait été vaincu. En 1450, les tentatives turques d’enlever la
forteresse de Croïa en Albanie se soldent par un cuisant échec :
Skanderbeg est victorieux. Cette pression hungaro-albanaise a réussi à
donner du répit à Constantinople et a protégé l’Italie et Venise, malgré
elle.
La chute de Constantinople, de la Morée et de Trébizonde : fin de la civilisation byzantine
Les
querelles religieuses ne cessent plus de miner Byzance et la Morée.
Certains Grecs préfèrent le “turban du sultan” aux “chapeaux des
cardinaux” romains. Le 12 décembre 1452, le nouveau Basileus Constantin
XI Dragasès impose par une grand messe tenue à Sainte Sophie l’Union
avec l’église de Rome. Cette Union suscite la furie des prêtres grecs
hostiles à toute réconciliation avec Rome. Face à la situation, Mehmed
II, fin stratège, attaque en Albanie pour empêcher Skanderbeg et
Alphonse d’Aragon de porter secours à Constantinople. Les Albanais sont
vainqueurs, à la veille de la chute de la ville. De mars à août 1452,
Mehmed II fait construire la forteresse de Rouméli-Hissar à l’endroit où
le Bosphore est le plus étroit, permettant ainsi aux canons turcs
d’empêcher tout trafic et donc tout secours naval sur la voie d’eau.
Deux navires vénitiens, apportant du blé de la Mer Noire, sont coulés
devant Rouméli-Hissar. Tous les liens avec le littoral de la Mer Noire
sont rompus. La ville est isolée. Louis Bréhier nous rappelle que le
siège commence dès février 1453 par l’occupation de toutes les places
grecques défendant l’accès à la ville. Les banlieues sont ravagées et
l’investissement proprement dit débute entre le 2 et le 6 avril 1453.
Les Ottomans de Mehmet II le Conquérant prennent Constantinople le 29 mai 1453. Le Basileus meurt les armes à la main. Un chroniqueur demeuré inconnu écrit :
« L’empereur grec se défendit bravement et résista aux païens, tant et si bien, qu’ils le laissèrent. Et c’est en ce lieu qu’il fut tué. Un janissaire lui trancha la tête, alors qu’il était déjà mort, l’emmena et la porta aux pieds du sultan et dit : ‘Heureux seigneur, tu vois là la tête du pire de tes ennemis’. Le sultan demanda alors à un prisonnier, un ami de l’empereur grec nommé Andreas, de qui était cette tête. Andreas répondit : ‘C’est la tête de notre empereur, de notre seigneur’ ».
La ville
est livrée au pillage, d’atroces massacres ont lieu, le Sultan entre
dans Sainte Sophie et foule le maître-autel aux pieds. Après Byzance, la
Morée tombe aux mains de Mehmed II, à l’exception de la place de
Monemvasia qui restera vénitienne jusqu’en 1540. L’État de Trébizonde
suit en 1461, malgré son alliance avec Ouzoun-Hassan, chef de la Horde
turque du Mouton Blanc, qui a épousé la sœur du Basileus de Trébizonde,
Theodora Comnène. Mais les troupes d’Ouzoun-Hassan sont battues par les
Ottomans et contraintes d’accepter une paix fort humiliante. David,
dernier empereur de Trébizonde, est exilé. Theodora ne désarme pas :
elle enjoint en 1467 David et les siens d’envoyer un de leurs fils à la
cour des Moutons Blancs, pour qu’avec leur appui il redevienne Basileus
de Trébizonde. Mehmed II l’apprend et, furieux, ramène la famille exilée
à Constantinople, veut les obliger à se convertir ; devant leur refus,
il fait décapiter David et ses 7 fils. Louis Bréhier écrit, pour
terminer son livre magnifique sur l’histoire byzantine : « Par
l’héroïsme avec lequel il accepta le martyr, le dernier Basileus de
Trébizonde se montra digne du dernier Basileus de Constantinople ». La
civilisation byzantine venait d’expirer sans plus aucun espoir de
renaissance. Les Turcs ottomans sont désormais face aux forces
disparates de la Rome d’Occident, divisée en puissances antagonistes.
Ils espèrent pouvoir appliquer à leur profit le plan de reconquête mis
en œuvre par Justinien, 900 ans auparavant.
Mehmet
II continue à accroître sa puissance : de 1456, année où les Hongrois
de Hunyadi reprennent Belgrade, à 1480, il avance ses pions dans les
Balkans et, de 1463 à 1479, il entre en guerre avec Venise, qui n’avait
pas voulu faire cause commune avec les Albanais de Skanderbeg et
Alphonse d’Aragon. Le Sultan profite de toutes les dissensions entre
puissances chrétiennes, selon des stratégies éprouvées depuis les tout
premiers succès des Osmanlis d’Othman et d’Orhan. Les Turcs chassent
ensuite les Génois de la Mer Noire : le ressort principal du commerce
médiéval se voit ainsi brisé. On avait coutume de dire à l’époque :
“Amène n’importe quelle marchandise dans la Mer Noire (ou en Crimée) et
tu es sûr qu’elle sera vendue”. En effet, les caravanes mongoles
venaient les y chercher et les amenaient vers les camps de yourtes des
grands khans, vers la Perse, l’Inde et la Chine.
La
double chute de Constantinople et de Trébizonde, avant la découverte de
l’Amérique et le contournement de l’Afrique par les Portugais, isole
l’Europe, la coupe des immensités asiatiques et des débouchés qu’elles
autorisent, la condamne à n’être plus qu’un petit promontoire acculé à
un océan immense ne menant apparemment nulle part, sauf pour quelques
pêcheurs de morues, scandinaves ou normands, initiés aux vieilles routes
vikings menant au Groenland et au Labrador. La Hongrie, elle, résiste,
forme un verrou et protège le cœur germanique et alpin de l’Europe. Le
Sultan ne peut pas menacer Vienne, tant que les Hongrois tiennent
Belgrade. En 1472, Venise, alliée au Pape et au Royaume de Naples, lance
une vigoureuse contre-offensive : la flotte de la Sérénissime,
commandée par Pietro Mocenigo, et celle du Saint Siège, commandée par le
Cardinal Caraffa, attaque Satalia et Smyrne, qui est pillée. Les
Européens restent maîtres de la mer et, sur terre, règne le statu quo, grâce à la bonne organisation des défenses hongroises.
Premier siège de Rhodes et prise d’Otrante
Le dernier quart du XVe
siècle n’est pas aussi glorieux pour les Ottomans. Ceux-ci décident
toutefois de 2 coups de force en 1480. En mars, Mehmed II attaque Rhodes
parce que les Chevaliers, par leur présence et par leurs initiatives,
lui contestent la maîtrise de la mer. Le siège dure plusieurs mois, mais
c’est l’échec. Les Chevaliers résistent. Rhodes tient. L’Europe garde
son bastion et sa base dans le bassin oriental de la Méditerranée. En
août, 90 galères turques, flanquées de 20 navires de transport,
attaquent le port d’Otrante, en Apulie, dans le talon de la botte
italique, là où l’Adriatique est la plus étroite, une largeur de 75 km. à
peine. Après 2 semaines de siège, la ville tombe, le 11 août. Ses
défenseurs ont été héroïques mais trop peu nombreux pour faire face à
une armée ottomane que les sources estiment entre 18.000 et 100.000
hommes. De plus, la garnison d’Otrante ne disposait pas d’artillerie.
Malgré sa faiblesse, elle avait refusé la reddition immédiate. Elle est
livrée au pillage et au massacre. L’archevêque Stefano Pendinelli est
massacré sur le maître-autel de la cathédrale. Après la ville, les
campagnes environnantes subissent un sort tout aussi cruel.
Les
Ottomans disposent d’une tête de pont en Italie et cherchent très
vraisemblablement à prendre la “pomme rouge”, c’est-à-dire Rome, de
façon à ce que Mehmed II soit l’héritier des 2 empires romains, ce qui
était son rêve. En même temps qu’elle constitue une tête de pont sur le
sol italien, Otrante verrouille l’Adriatique et permet de tenir Venise
en échec, de la couper de ses possessions dans le bassin oriental de la
Méditerranée. Mais l’Apulie, à l’époque, est possession aragonaise :
l’honneur hispanique est donc bafoué. Mehmet II vient, en violant le sol
italien, de se donner des ennemis implacables : les Aragonais, qui,
bientôt alliés aux Castillans, vont lutter sans relâche contre les
flottes turques, jusqu’à Lépante. Sitôt la chute d’Otrante connue, le
fils du roi Ferdinand, Alphonse, Duc de Calabre, marche à la tête d’une
armée vers Otrante, bien décidé à bloquer les Ottomans, qui promettent,
pour le printemps, l’arrivée d’une nouvelle armée de 120.000 hommes,
prête à conquérir, annoncent-ils, toute la péninsule italique.
L’inquiétude
est à son comble en Italie. La zizanie règne cependant entre les
nombreux états et villes-États d’Italie. Aucune décision claire et
tranchée n’émane de cette cacophonie d’intérêts contradictoires et de
jalousies mutuelles. Seul le Pape promet argent et renfort. Finalement,
les secours ne viendront que d’Espagne, mandés par les Rois catholiques,
Ferdinand et Isabelle. Mais le 3 mai 1481, avant le choc entre les 2
armées, Mehmet II meurt inopinément. Le Duc de Calabre reprend la ville
et tous les prisonniers turcs, qu’il y faits, sont envoyés aux galères.
Pour la première fois, des musulmans rameront sur les galères
européennes. En 1489, Venise prend possession de Chypre, dont la chute,
quelques mois avant Lépante, provoquera une volonté de résistance et
conduira à l’émergence de la “Sainte Ligue” de 1571.
Nous arrivons au XVIe
siècle. Le décor est déjà planté. Le binôme Aragon-Castille, présent en
Italie du Sud et en Sicile, est bien décidé à ne plus tolérer
d’opérations ottomanes en Apulie ou en Sicile, a fortiori dans
le bassin occidental de la Méditerranée. Venise entre en guerre avec les
Turcs en 1499 et subit plusieurs revers, à La Sapienza (au sud de la
Grèce actuelle) et dans la Baie de Navarin. Ensuite, lors de la première
bataille de Lépante, le 25 août 1499, la flotte vénitienne est une
nouvelle fois battue. En 1500, nouveaux revers en Grèce. Venise doit
faire appel à l’Espagne qui affronte les Turcs pour la première fois
dans une opération navale d’envergure : la flotte du Capitaine-Général
Gonzalo de Cordova entre en action à l’automne 1500 et taille quelques
solides croupières aux Turcs. Mais, en fin de compte, les Ottomans sont
victorieux : lorsque la paix est signée en août 1503, Venise doit
renoncer à toutes ses places fortes grecques. Les Ottomans possèdent
désormais une flotte capable de damer le pion aux Européens, de leur
contester au moins l’accès à la Méditerranée orientale. La France promet
des secours mais ne les envoie pas. Seule l’Espagne est décidée à en
découdre avec les Turcs. Mais elle doit avoir les mains libres en
Méditerranée occidentale et la débarrasser des pirates barbaresques.
L’Espagne passe à l’attaque en Afrique du Nord
La
future alliance de Lépante se dessine déjà à l’horizon, bien qu’elle
connaîtra bon nombre de lézardes au cours des 7 premières décennies du
XVIe siècle, dues à
l’incapacité congénitale des Européens à faire front commun sur le long
terme contre un ennemi, qui, lui, a de la suite dans les idées, une
stratégie unitaire et un plan sur le très long terme. À l’époque seuls
les Espagnols et les Chevaliers de Rhodes conçoivent une stratégie de
même ampleur. Au moment même où les Vénitiens sont contraints d’accepter
les conditions du sultan et d’évacuer la plupart de leurs bases
grecques, les Chevaliers de Rhodes passent à l’attaque et détruisent une
flotte turque en août 1503, qui avait harcelé les côtes de l’île que
contrôlait leur Ordre de Saint-Jean. Pour affronter les Ottomans sur la
ligne Otrante/Malte et leur barrer la route de la Méditerranée
occidentale, les Espagnols doivent préalablement liquider les flottes
barbaresques qui écument le bassin occidental, razzient les côtes
espagnoles, italiennes et provençales, ainsi que les Baléares.
Une
fois le danger français éliminé en Italie en 1504, les Ibériques
passent à l’offensive en Afrique du Nord, sous l’impulsion d’un Cardinal
qui, assurément, préfère réfléchir aux meilleures stratégies navales
qu’aux arcanes fumeuses de la théologie : il s’appelle Francisco Ximenes
de Cisneros et est devenu Cardinal en 1507, par la grâce du pape Jules
II, pontife guerrier et protecteur des arts et de Michel-Ange. Deux ans
après sa nomination comme primat d’Espagne, Francisco Ximenes de
Cisneros décide une offensive de grande envergure en direction de
l’Afrique du Nord, dont les pirates ne cessent de menacer les côtes
espagnoles et italiennes. Le 18 mai 1509, les troupes hispaniques,
menées par le Cardinal en personne, prennent la ville d’Oran, qui,
depuis, en dépit de toutes les vicissitudes de l’histoire, revient de
droit à l’Espagne. Peut-être qu’un jour le drapeau “sang et or”
flottera-t-il à nouveau sur la ville ? Prions pour qu’alors, ce soit
pour l’éternité. L’armée espagnole ne prend pas seulement Oran, elle
prend aussi Bougie, après un débarquement dirigé par Pedro Navarro, et
enlève ensuite Tripoli en Libye, où elle installe une base qui demeurera
inexpugnable pendant quelques décennies. Elle ne peut pas aller plus
loin, malheureusement. Elle ne parvient pas à prendre pied à Djerba, au
large de la Tunisie. Elle doit lever le siège et une tempête détruit une
bonne partie de ses navires. Le Roi Ferdinand décide d’arrêter les
opérations en septembre 1511.
Les
Chevaliers de Rhodes prouvent qu’ils détiennent à l’époque la meilleure
intelligence géopolitique des enjeux. En 1510, ils détruisent une
flotte égyptienne à proximité d’Alexandrette. Immédiatement après leur
victoire sur mer, les Chevaliers débarquent dans le port et détruisent
tous les chantiers navals qui s’y trouvent parce qu’ils travaillaient à
armer une flotte mamelouk, destinée à lutter contre les Portugais en Mer
Rouge. Le contournement du bloc musulman par les Portugais était
l’entreprise stratégique de longue haleine la plus audacieuse de
l’Europe à l’époque. Elle avait commencé par les conquêtes de Henri le
Navigateur au XVe siècle, par
la maîtrise de Madère, des Açores et des Iles du Cap Vert. Les Portugais
étaient maintenant bien présents dans l’Océan Indien. Il ne fallait pas
que leur présence y soit mise en danger. Les Chevaliers y ont veillé en
1510. Aussitôt, bien évidemment, les Turcs prennent conscience du
danger mortel que représente leur présence à Rhodes. Ils savent
désormais qu’il est impératif pour eux de prendre l’île.
Sélim Ier s’empare de la Syrie et de l’Égypte
En
1515, une flotte espagnole commandée par Don Luis de Requesens bat une
flotte barbaresque à proximité de l’île de Pantelleria. En 1516, les
Espagnols débarquent près d’Alger dans l’espoir de prendre la ville et
d’éliminer ainsi la principale base de la piraterie nord-africaine.
Aroudj Barberousse, principal capitaine des Barbaresques, les bat sur
terre et l’escadre est détruite par une tempête. Sélim Ier,
devenu Sultan à Constantinople en 1512, est, de fait, coincé entre un
Occident européen désuni, dont la principale puissance est désormais
l’Espagne, qui passe à l’offensive, et un Orient perse, hostile aux
Ottomans, parce qu’ils leur barrent la route vers la Méditerranée. Par
la force des choses, par les lois de la géographie, Sélim est devenu, en
dépit de ses origines et de ses références turques, l’héritier du
territoire de Byzance, faute d’être l’héritier de son esprit grec et
orthodoxe. En tant que tel, il affronte un ouest et un est, qui sont,
peu ou prou, les mêmes que ceux qu’affrontait Justinien,
géographiquement parlant du moins.
3
faiblesses marquent son empire si on le compare justement à celui de
Justinien : il ne franchit pas la ligne Otrante / Malte ; il n’a aucune
base d’appui sur le continent africain ; sa frontière orientale reste
très vulnérable, face à une Perse qui renait alors de ses cendres sous
l’impulsion du fondateur de la dynastie séfévide, Shah Ismail I.
Celui-ci s’empare en effet de l’Azerbaïdjan en 1501 et de Bagdad en
1509. Sur mer, le danger vénitien semble conjuré depuis la victoire
ottomane de 1503, mais l’Espagne, maîtresse du Royaume de Naples, de la
Sicile et de la Sardaigne, se montre très offensive en Méditerranée
occidentale. Si elle s’assure une domination non partagée dans cette
partie de la Grande Bleue, elle disposera de bases solides pour passer à
l’offensive en Méditerranée orientale, où l’Égypte des Mamelouks, en
pleine déliquescence, est le maillon faible du monde musulman voire une
proie potentielle pour une croisade arc-boutée sur Chypre et Rhodes.
Sélim Ier
n’a pas beaucoup de choix : il doit trancher, il doit faire la guerre.
Et il la veut. Il accuse les Égyptiens de favoriser les desseins des
Perses, en laissant des troupes perses passer en Anatolie, via les
terres de la Haute Mésopotamie que contrôlent les Mamelouks. En 1516 et
en 1517, à la suite de campagnes rondement menées et avec l’appui d’une
puissante artillerie dont ne disposent pas les Égyptiens, Sélim Ier
s’empare de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte, qui sont
absorbées dans l’empire ottoman. Le Caire fut pillé de fond en comble et
Touman, le successeur de Kansouh, Sultan d’Égypte, qui avait tenté de
barrer la route aux Ottomans victorieux est pendu le 13 avril 1517,
après la décollation de 3 à 4.000 Mamelouks, dont une soixantaine
d’émirs. L’ancienne élite est exterminée sans pitié et remplacée par une
nouvelle élite entièrement ottomanisée.
Les Barberousse s’emparent de l’Afrique du Nord par le fer et par le feu
Sélim Ier,
par des campagnes éclairs, s’est donné des atouts géopolitiques majeurs
: la frontière orientale est sécurisée ; l’Anatolie ne peut plus être
envahie par le sud ; toute la côte orientale de la Méditerranée est sous
domination ottomane et potentiellement fermée au commerce des villes
italiennes ; la puissance ottomane a pris pied en Afrique, de la Mer
Rouge à la Cyrénaïque. Le Sultan peut faire sa jonction historique avec
les Barbaresques et absorber dans l’orbe ottomane presque tous les
territoires nord-africains que Justinien avait conquis en commençant par
s’attaquer à la puissance maritime des Vandales, établis sur le
territorie de la Tunisie actuelle. Justinien avait reconquis le sud de
l’Espagne contre les Wisigoths : avec l’aide des Maures d’Afrique du
Nord, des pirates des côtes algériennes et des Morisques demeurés en
Espagne après 1492, il compte bien, lui aussi, s’y établir. Par tous les
moyens, y compris les moins délicats.
Les
Barberousse, une famille d’origine albanaise résidant au départ à
Mytilène, une île de l’Égée, vont passer du bassin oriental au bassin
occidental de la Méditerranée, conquérir sans ménagement l’Afrique du
Nord, y introduire des armées de janissaires ottomans et y affronter les
Espagnols. Virtuellement, par l’intermédiaire de cette famille, les
Ottomans s’emparent du Maghreb, sauf du Maroc. En 1516, les Barberousse
prennent Alger, qui est soumise au pillage et au viol. On n’est pas plus
tendre avec les musulmans d’Alger qu’on ne l’a été avec les chrétiens
d’Otrante en 1480 !
En
1517, c’est au tour de Tlemcen de subir un sort aussi peu enviable. Les
7 fils du roi local sont égorgés et leurs corps pendus aux remparts de
la ville. Les Espagnols les vengeront l’année suivante : Aroudj,
poursuivi, est rattrapé, tué et décapité. L’Oranie et les confins du
Maroc échappent à l’emprise des Barberousse et de l’empire ottoman. En
revanche, les Espagnols ne prennent pas Alger. Kheir-ed-Din Barberousse,
le dernier survivant de sa phratrie, défend la ville avec succès en
1518. En maîtrisant Alger et bientôt l’ensemble de la Tunisie, en
pacifiant par le fer et par le feu la Kabylie, en soumettant la
population autochtone à une régime d’une sévérité inouïe, Kheir ed-Din
reconstitue, en quelque sorte, le royaume maritime et corsaire du chef
vandale Genséric, et s’attaque aux côtes de la Sicile et de l’Italie.
En
1519, ils écument le littoral de la Provence. Ils ne trouvent pas
d’adversaire à leur taille. Les Musulmans sont maîtres du bassin
occidental avant même d’être les maîtres incontestés du bassin oriental.
En effet, Rhodes tient toujours, alors que Kheir ed-Din, à Alger, dame
le pion aux Espagnols qui ne peuvent pas encore aligner un capitaine
aussi intrépide. Sauf peut-être cet Andrea Doria qui, en 1519, protège
avec succès, pour le compte du roi de France, les côtes provençales. Il
refera parler de lui. En attendant, l’oumma dispose de meilleurs pions
en Méditerranée occidentale, avec les corsaires barbaresques, qu’en
Méditerranée orientale, parce que les Chevaliers de Rhodes y sont
toujours présents, alors que la plus grande puissance musulmane est
maîtresse de toutes les terres de l’Orient méditerranéen.
Soliman Ier le Magnifique s’empare de Rhodes
En attendant, fort des succès de Kheir ed-Din dans le bassin occidental, le nouveau Sultan, Soliman Ier,
bientôt surnommé le “Magnifique”, décide, à son tour, de passer à
l’offensive : en 1521, il s’empare de Belgrade, démantelant du même coup
le système de défense hongrois dans les Balkans. La frontière
méridionale de la Hongrie est “démembrée” pour reprendre le vocabulaire
de Richelieu et de Vauban. La voie est ouverte pour une invasion future.
Elle ne tardera pas. Soliman Ier
ne règle pas tout de suite le compte de ses ennemis hongrois. En juin
1522, il fait débarquer 300.000 hommes à Rhodes, avec la ferme intention
de détruire la base des Chevaliers, afin d’être enfin maître de la
Méditerranée orientale. Le siège va durer 6 mois. L’île de Rhodes a grosso modo
la forme d’une ellipse, disposée selon un axe nord-est / sud-ouest. La
ville de Rhodes, et donc sa principale forteresse, se trouve sur la
pointe nord-est de l’île. Le 26 juin 1522, face aux troupes innombrables
de Soliman, il y a seulement 700 chevaliers, 500 archers crétois et
1.500 mercenaires d’origines diverses, auxquels se joignent bien entendu
tous les habitants chrétiens de l’île, mobilisés jusqu’au dernier
homme. Cette maigre garnison a toutefois l’avantage d’être à l’abri de
murs réputés imprenables et d’être dotée de réserves de munitions, d’eau
et de nourriture suffisantes. Le principal danger qui guettait les
défenseurs étaient les sapes des Ottomans, cherchant par tous les moyens
à ébranler les murailles de Rhodes, sans devoir donner un assaut qui
coûterait horriblement cher.
En
effet, en septembre déjà, les Chevaliers doivent constater que les
Turcs ont creusé une cinquantaine de tunnels sous les murailles de la
forteresse. Sous la direction d’un ingénieur militaire italien, Gabriele
Tadini, les assiégés parviennent très souvent à les détecter et les
mettre hors d’usage. Mais Tadini ne pouvait pas espérer gagner à tous
les coups. En septembre, une mine ottomane explose sous la section tenue
par les Chevaliers anglais, provoquant une brèche de 30 pieds (de 9 à
10 m.), dans laquelle tentent immédiatement de s’engouffrer les
premières troupes de Soliman. 2 heures de combats au corps à corps
s’ensuivent : les Chevaliers tiennent, les Ottomans doivent se retirer.
Ce sera quasiment le seul combat sur les remparts de Rhodes. Seul
l’épuisement des réserves fera fléchir les Chevaliers. Le lendemain du
jour de Noël, le Grand Maître Philippe de Villiers de l’Isle Adam
accepte la capitulation et invite le Sultan à Rhodes même pour négocier les termes de la reddition. Devant les portes de la ville, Soliman Ier
congédie ses gardes en leur disant : “Ma sécurité est garantie par la
parole du Grand Maître des Hospitaliers, ce qui est finalement plus sûr
que toutes les armées du monde”.
Le 1er janvier 1523, les Chevaliers quittent Rhodes pour la Crète : Soliman Ier,
dans un geste de magnanimité, leur a laissé la vie sauve et ne les a
pas réduits à l’esclavage. La chute de Rhodes est ressentie comme une
épouvantable catastrophe : en effet, Rhodes se trouve à mi-chemin entre
Constantinople et Le Caire, selon l’axe nord-sud, à mi-chemin entre la
Grèce et la Syrie, selon l’axe ouest-est. Pour l’historien anglais
Barnaby Rogerson : “Rhodes exerce une pression, comme celle d’un pouce,
sur les 2 artères des communications ottomanes”, du moins depuis la
double conquête de la Syrie et de l’Égypte. Pour Soliman Ier,
en effet, la présence des Chevaliers était devenue intolérable, une
question de survie, à laquelle il ne pouvait pas ne pas répondre. Mais
la question que tous se posent en Europe est la suivante : où Soliman Ier
va-t-il attaquer la prochaine fois ? Quels coups terribles va-t-il
bientôt infliger à la chrétienté européenne, déchirée par le conflit qui
oppose Charles-Quint à François Ier pour la maîtrise du Milanais, de la plaine du Pô et de la fenêtre sur l’Adriatique qu’elle offre ?
Victoire de Pavie et trahison du Pape Clément VII
Le
Pape Giulio de Medici, alias Clément VII, 2 ans après la chute de
Rhodes, n’appelle pas les grandes puissances européennes à enterrer
leurs conflits périphériques ; il n’exhorte pas François Ier
et Charles-Quint à unir leurs forces et leurs ressources pour sauver la
Méditerranée. Non, en reniant la politique pro-impériale et anti-turque
de ses prédécesseurs, il s’allie secrètement, en 1524, à la France de
François Ier, en même temps que
Florence et Venise, contre l’Espagne et le Saint-Empire qu’il estime
être redevenu “gibellin”, comme au temps des Hohenstaufen, dont la
couronne d’Aragon, finalement, était l’héritière en Sicile et à Naples.
Pour ce pape à courtes vues, pas question d’avoir un héritier des
Hohenstaufen tout à la fois en Italie du Nord et en Italie du Sud,
coinçant du même coup les États pontificaux entre une enclume
napolitaine et un marteau milanais. Fort de cette bénédiction d’un pape
sans culture géopolitique, le vaniteux François Ier,
dans l’intention de se saisir du Milanais, franchit les Alpes au Mont
Cenis et envahit la plaine du Pô. En octobre 1524, il s’empare déjà de
Milan et marche aussitôt sur Pavie, où il compte passer l’hiver.
Le
21 février 1525, l’armée impériale l’y surprend ; elle est commandée
par le Connétable Duc de Bourbon, un Français de haut lignage que
François Ier a lésé et offensé. L’armée de François Ier
est essentiellement composée de lansquenets suisses, maîtres dans l’art
de manier la pique. Face à eux, une armée impériale drillée à
l’espagnole, c’est-à-dire entraînée à combiner piques et arquebuses, une
stratégie qui parvient à briser les charges de cavalerie par le double
effet des murs de piques et des salves darquebuses. Au soir de la
bataille, François Ier est
prisonnier : il a rendu son épée au Comte Charles de Lannoy. Transféré à
Madrid, le roi de France promet de renoncer définitivement à la
Bourgogne, à Naples et à Milan. Une fois libéré, il s’empresse de renier
sa parole et de faire décréter le Traité de Madrid “nul et non avenu”.
Le 22 mai 1526, François Ier
adhère à la “Ligue de Cognac”, concoctée par le Pape Clément VII, petit
nationaliste avant la lettre, qui veut une Italie sans présence
impériale ou espagnole, avec, uniquement, à la rigueur, une armée
française comme masse de manœuvre pour contrer les autres et à laquelle
il ferait appel, si bon lui semble, avant de la congédier à sa guise. Du
danger turc ante portas, il n’a aucune idée, il ne prépare
aucun projet pour le conjurer. Charles Quint n’a pas la moindre
intention de défier l’église ou de supprimer la papauté comme le
demandent les luthériens qui embrasent l’Allemagne et en disloquent la
cohésion. Mais il ne peut pas admettre un pape aux vues aussi mesquines,
allié à des cités marchandes qui n’ont pas conscience de l’intérêt
général du continent et ne visent que leurs profits à court terme et à
un roi de France vaniteux qui ne se rend pas compte des enjeux réels en
Méditerranée ni de l’exiguïté de l’orbe euro-méditerranéen ni du danger
que représente une armée ottomane à Belgrade pour tout le centre de
l’Europe.
François Ier
n’a même pas conscience de l’intérêt à long terme de la France : les
Ottomans à Belgrade, cela signifie la présence d’une volonté
géopolitique non romaine, donc non européenne, sur une position clef des
réseaux fluvial et routier de l’Europe. Une volonté géopolitique
ennemie à Belgrade, cela signifie la porte ouverte vers Budapest,
Vienne, le Danube jusqu’à la Forêt Noire et, enfin, jusqu’à la trouée de
Bâle que les Allemands appellent la “Porte de Bourgogne”. Qui franchit
la “Porte de Bourgnogne” se trouve facilement en Bourgogne, par le
Doubs, sur le plateau de Langres, en Champagne et en Ile-de-France. Ce
savoir géographique, même en l’absence de cartes précises, était connu
et maîtrisé du temps des Romains. Et les Ottomans le connaissaient
aussi.
Quand
il adresse l’une de ses lettres de remontrances au pape, Charles Quint
lui rappelle, dans la langue de l’époque, compénétrée de vocables
religieux, qu’il “a failli à ses devoirs envers la chrétienté, l’Italie
et même le Saint Siège”. Faillir à ses devoirs envers la chrétienté,
cela signifie, en clair, faillir à ses devoirs envers l’Europe, avoir
désobéi aux lois de la géopolitique européenne. Le pape paiera cher son
étourderie : ses alliés milanais seront vaincus, François Ier
ne volera pas à son secours et, finalement, le 6 mai 1527, une armée
impériale germano-espagnole, sous le commandement du Connétable de
Bourbon, entre dans Rome. Presque immédiatement, le Connétable est tué
d’un coup d’arquebuse. Ses hommes vont le venger. Et très durement.
Rome, qui a trahi l’Europe et donc aussi la romanité, sera mise à sac
pendant 4 jours et 4 nuits, avant l’arrivée de Pompeio Colonna, un
Romain fidèle à l’Empire et à l’Espagne qui rétablira l’ordre avec ses
8.000 soldats.
Le désastre de Mohacs et le premier siège de Vienne
La
Hongrie était restée un bastion inexpugnable tant qu’y dominait le
système efficace, mis en place par Janos Hunyadi et son fils Matthias
Corvinus. Mais 2 rois, Vladislas II Jagellon et Louis II ruinent l’œuvre
politique des 2 grands “Gubernatores” de la Hongrie du XVe
siècle. L’armée redevient une “ost” médiévale, tenue par une
aristocratie trop faible en nombre. Le paysannat est privé de tout droit
et n’est plus appelé à servir pour faire masse face aux armées
ottomanes. Les Ottomans avaient déjà emporté une petite victoire
significative en avançant leurs troupes dans la vallée de la Save. En
1521, ils s’emparent de Belgrade. Louis II sait que son armée féodale
est insuffisamment nombreuse pour endiguer l’invasion. Il fait appel aux
souverains occidentaux : empétrés dans leurs propres guerres, ils ne
répondent pas à l’appel de la Hongrie, imaginant sans doute qu’elle est
toujours le solide bastion qu’en avaient fait Hunyadi et Corvinus.
Le
29 août 1526, alors que l’empereur Charles Quint doit toujours faire
face à l’alliance fatidique du pape Clément VII et du roi de France
François Ier, les Turcs passent
à l’offensive et battent à Mohacs l’armée royale hongroise de Louis II,
qui est tué dans la mêlée, avec l’archevêque Tomory de Kalocsa, dont la
tête sera promenée en trophée dans le camp ottoman. Parmi les morts :
un autre archevêque, celui de Gran, et 5 de ses évêques. Des 28.000
soldats hongrois, slavoniens et pontificaux qui participèrent à la
bataille, il n’y eu que 4.000 survivants. Le 10 septembre, le Sultan
entre triomphal dans la capitale, Buda, mais s’en retire dès le 17. Le
poète hongrois Vörösmarty écrivit un poème au XIXe siècle, résumant la tragédie hongroise de Mohacs :
“Mohacs, champ de deuil,
Trempé du sang des héros,
Où furent submergés les guerriers
Par le flot des Ottomans.
Mohacs, sur ton sol,
On porta en terre,
Le demi millénaire de grandeur
Du Royaume de Hongrie”.
Il
s’ensuivit une querelle intérieure : qui doit succéder au roi qui vient
de mourir au combat ? Janos Szapolyai, un Hongrois, ou Ferdinand de
Habsbourg, frère de Charles-Quint ? Et la querelle s’envenime, alors que
les Turcs n’avaient pas exploité immédiatement leur victoire et
s’étaient retirés vers le sud, sans doute par crainte de tomber sur
l’armée impériale. Les Européens, une fois de plus, perdent un précieux
temps à se quereller entre eux plutôt que d’affronter, toutes forces
mobilisées, l’ennemi commun. Ferdinand offre aux Hongrois cruellement
vaincus par les Turcs la garantie du secours de l’armée impériale en cas
de nouvelle offensive ennemie.
Szapolyai, en fin de course, s’allie aux Turcs et à François Ier, rappellant ainsi l’armée de Soliman Ier
en Hongrie. Elle s’avancera profondément dans l’espace danubien et
mettra une première fois le siège devant Vienne en 1529. En effet, le
Sultan estime la Hongrie trop éloignée de ses bases balkaniques et
anatoliennes, il préfère agir par personne interposée ; avec l’appui de
Szapolyai, il veut faire de la Hongrie un État tributaire et tampon,
qu’il n’annexe pas directement à son empire. La Hongrie est alors
divisée en 2 : la partie inféodée aux Ottomans par la soumission de
Szapolyai et celle que contrôle Ferdinand qui, en plus, s’empare
définitivement de la Bohème, de la Moravie et de la Silésie.
Après la défaite des Serbes et des Bulgares à la fin du XIVe
siècle, après celle des Hongrois à Mohacs en 1526, le bloc de
Ferdinand, avec l’Autriche, la Bohème, la Moravie et la Silésie
constitue dorénavant la première ligne européenne, au beau milieu du
continent. L’affrontement n’a plus lieu en périphérie du bloc
civilisationnel euro-chrétien, loin des centres névralgiques du
continent, mais en son centre même. Si celui-ci tombe, le continent est
perdu. Et le choc ne tarde pas.
Le
Sultan plante sa lance, ornée à la mode turco-mongole d’une queue de
cheval, dans le sol autrichien, devant les murs de Vienne, que les Turcs
appellent poétiquement la “pomme d’or”. Nous sommes le 12 septembre
1529. le Sultan a bien calculé son coup : Charles-Quint, il le sait,
affronte François Ier à l’Ouest
et ne pourra donc pas voler au secours de son frère. Il espère se
saisir de la “pomme d’or”, du siège de l’impérialité germanique. Vienne
est défendue par 8.000 lansquenets et 1.700 reîtres cuirassés, sous le
commandement du vieux Comte Niklas von Salm. 3 fois, les Ottomans, qui
n’ont pas d’artillerie lourde mais seulement quelques pièces légères,
ouvrent des brèches dans les murailles de la cité danubienne. Chaque
fois, les assauts des janissaires sont repoussés par les lansquenets
allemands. L’hiver arrive au secours des Impériaux. Le froid et les
pluies glacées, les frimas et la neige, ont raison du moral des
Ottomans, habitués à des climats plus cléments. Ferdinand rameute
catholiques et protestants et avance à marches forcées pour bouter
dehors les Turcs.
Avant l’arrivée de ces soldats, qui ne craignent pas l’hiver, Soliman Ier
lève le siège le 16 octobre. Les 150.000 soldats ottomans retournent à
Buda, avant de reprendre le chemin du sud. Ils reviendront narguer les
Viennois en 1532, en passant sous leurs murs, avant de ravager la Styrie
et de repartir vers la Hongrie. L’ami de Soliman Ier,
Ibrahim Pacha, menace : “Nous soutiendrons le roi Janos (Szapolyai)
tant et si bien que, lorsqu’il le voudra, nous réduirons non seulement
Ferdinand en poussière mais aussi ses amis (c’est-à-dire l’empereur
Charles) et, avec les sabots de nos chevaux, nous transformerons leurs
montagnes en plaines”. Après Mohacs, après les démonstrations de force
devant Vienne en 1529 et en 1532, les Ottomans sont bel et bien les
vainqueurs sur terre.
1530 : l’année où le vent a tourné
Au moment où Soliman Ier
quitte Vienne en octobre 1529, Kheir ed-Din attaque en mer, dans le
bassin occidental. Il envoie son lieutenant, le capitaine Caccia
Diabolo, comme le nomment les Italiens, vers les Baléares, où il bat la
flotte espagnole. Les Barbaresques pillent alors de fond en comble les
côtes du pays de Valence et reviennent en triomphe à Alger, chargés de
butin, avec des centaines de Morisques d’Espagne qui ont demandé à se
réfugier en Afrique du Nord, et 1.000 galériens musulmans libérés.
L’année 1529 a donc été une année terrible pour l’Europe : les Ottomans
se sont enfoncés profondément vers le cœur de l’Europe danubienne, ils
ont promené leurs chevaux au pied des Alpes de Carinthie, ils ont mis la
Styrie à feu et à sang. Les Barbaresques ont démontré, avec Caccia
Diabolo, qu’ils circulaient, combattaient et pillaient à leur guise en
Méditerranée occidentale. Tout cela, à cause de la sottise et de
l’impéritie d’un pape, Clément VII, et de la trahison du roi de France,
qui fournit aux pirates algérois des pièces d’artillerie lourde, qu’ils
utiliseront un an plus tard contre les Espagnols qui tiennent toujours
la Tour de Navarro en face du port d’Alger. En cette année fatidique,
l’Europe a frôlé l’anéantissement total.
L’Europe,
malgré ses divisions, malgré son incapacité à penser son propre destin
géopolitique, finit toujours par se sauver in extremis. L’historien
anglais Barnaby Rogerson estime, pour sa part, que c’est le revirement
de l’Amiral génois Andrea Doria qui va faire tourner la fortune des
armes. Gênes était l’alliée de François Ier,
donc, par ricochet, des Barbaresques et du Sultan. Andrea Doria a le
sentiment de servir là une bien mauvaise cause, d’autant plus que
l’arrogance des Français l’insupporte, car ils jouent de surcroît double
jeu en occupant les places fortes de Gênes, sous prétexte de les
protéger, et s’apprêtent à en ouvrir les portes aux Barbaresques, comme
ils le feront plus tard à Toulon. Refusant cette mainmise française sur
les terres génoises, Doria passe avec armes et bagages dans le camp de
la légitimité impériale et offre ses services à Charles Quint, qui ne
pourra que s’en féliciter. L’empereur lui laisse une grande liberté de
manœuvre, y compris pour ses activités de course. Les résultats ne se
feront pas attendre : Doria attaque le port de Cherchell à l’ouest
d’Alger en 1531. L’année suivante, il passe à l’attaque dans le bassin
oriental, et débarque en Grèce pour y mener avec succès des opérations
de harcèlement. L’Empire ottoman était loin d’être vaincu, mais nous
assistons aux premiers coups d’épingle de l’Europe assiégée, qui se bat
pour éviter l’étranglement total, où quelques esprits hardis commencent à
voir le véritable enjeu et le mortel danger que court la chrétienté.
La prise de Tunis
En
1530, Charles-Quint confie l’île de Malte et la place de Tripoli en
Libye aux Chevaliers de Rhodes. Ils feront de l’île une forteresse
inexpugnable. Dès 1531, ils alignent une grande caraque, la “Sant Anna”,
bien dotée en canons, qui, un jour, seule, met en déroute une flotte
turque de 25 bateaux. Pour venger ses déboires en Grèce et face à la
“Sant Anna”, Barberousse ravage la Calabre en 1534, prend la ville de
Reggio et réduit toute la population en esclavage, qui est amenée à
Constantinople. Charles Quint décide de réagir : l’armée
hispano-impériale débarque en juin 1535 à Tunis, que commande l’empereur
lui-même. La flotte avait été assemblée à Barcelone pour transporter
12.000 soldats. Elle passe ensuite au large des Baléares puis mouille en
Sardaigne, où 22.000 autres hommes de troupe s’embarquent pour la
Croisade : les peuples de la Méditerranée occidentale ont la claire
volonté de se défendre, d’éradiquer la piraterie nord-africaine, et
savent que la meilleure défense, c’est l’attaque.
Le
16 juin, la flotte impériale arrive dans le port de Carthage et établit
son camp, défendu par une centaine de pièces d’artillerie. Les
Européens sont revenus dans l’ancienne province romaine d’Africa.
Forteresse du lieu, La Goulette tombe en une matinée, le 14 juillet
1535, alors qu’elle est pourtant défendue par une armée de 14.000 Turcs.
Le 20 juillet, l’armée impériale marche sur Tunis et rencontre en
chemin la formidable armée de Kheir ed-Din : 150.000 hommes. Les
Impériaux sont à 1 contre 5. Ils repoussent les Barbaresques qui tentent
de se réfugier dans la médina et, là, surprise, les esclaves chrétiens,
révoltés, leur en barrent l’accès. Kheir ed-Din doit fuir vers Bône,
puis vers Alger. Il échappe de justesse à la capture. Tunis est
maintenant aux mains de l’empereur, qui délivre 20.000 Européens que les
Musulmans avaient réduits à l’esclavage. Charles-Quint remet en place
le roi de Tunis, qui lui fait allégeance car il est hostile à Kheir
ed-Din et à la présence des Turcs dans le Maghreb oriental. Une garnison
hispano-napolitaine tiendra La Goulette et les forts.
Au
retour, Messine fait à Charles Quint un triomphe inédit : le petit
peuple est en liesse, accourt pour le saluer car son roi et empereur l’a
sauvé des raids barbaresques. L’Europe célèbre “le divin Charles,
victorieux de l’Afrique”. On le compare à Scipion, vainqueur d’Hannibal.
À Rome, en 1536, devant toutes les autorités de la Ville et du
Saint-Siège, devant la noblesse italienne et les ambassadeurs de France
et de Venise, il déclare qu’après avoir vaincu Kheir ed-Din en Afrique,
il est bien décidé à se retourner contre l’allié principal du pirate :
François Ier. Charles Quint entre alors en Provence, avec ses troupes espagnoles et italiennes, tandis que Doria bloque les côtes.
La
Provence, qui avait été impériale jadis, puisque située sur la rive
gauche du Rhône, doit, dans l’esprit de Charles Quint, revenir dans le
giron du Saint-Empire et être réunie à la Savoie, pour reformer la
Bourgondie ou l’Arélat du XIe siècle. Charles-Quint avance jusqu’à Aix-en-Provence puis jusqu’aux portes de Marseille. Mais François Ier,
échaudé depuis Pavie, refuse la bataille et pratique la politique de la
“terre brûlée” : la pauvre Provence est transformée en un désert
inhospitalier, dans lequel aucune armée ne peut aisément manœuvrer ni
s’assurer une logistique convenable. L’empereur Charles, tenu en échec
par cette stratégie, doit rebrousser chemin, retourner à Gênes. Kheir
ed-Din court toujours et le roi François n’a pas été vaincu : au
contraire, il ravage les Pays-Bas. C’est là-bas qu’il faut maintenant
courir et porter le fer. Même si d’autres projets, de ce fait, ne
peuvent se réaliser.
30 ans de guerre sur mer avant Lépante
La
longue guerre, qui conduira à Lépante, se poursuit sur mer. La flotte
turque harcèle sans arrêt les littoraux d’Italie, razziés
systématiquement pour le butin et les esclaves. Andrea Doria, à la tête
des escadres espagnoles, désormais alliées à Venise, contre-attaque en
Mer Égée. Les Turcs s’empressent de riposter : en 1538, ils s’en
prennent aux comptoirs vénitiens de l’Égée, qui avaient justifié
l’intervention de Doria, pillent et rançonnent la Crète sous domination
vénitienne et passent en Mer Ionienne, en face du grand golfe que
constitue l’Adriatique, ce bras de mer qui mène directement au cœur de
l’Europe centrale.
Le
26 septembre 1538, c’est le choc. La flotte ottomane, commandée par
Kheir ed-Din en personne, se heurte à la flotte européenne d’Andrea
Doria. Celle-ci dispose de 171 bâtiments de combat, flanqués de 2 bonnes
centaines de petites embarcations de transport, destinées à amener
50.000 soldats en Grèce occidentale. Les Européens tentent de débarquer à
proximité de Preveza. Le débarquement échoue. La flotte doit se
retirer. Une brève bataille navale s’engage avec l’arrière-garde
chrétienne, un affrontement où Kheir ed-Din l’emporte, en dépit de son
infériorité numérique. Il capture 7 galères. Venise craint pour son
commerce. La “Sérénissime” demande la paix : elle s’incline devant le
fait accompli, les Turcs dominent presque entièrement le bassin
oriental, ils y sont la puissance hégémonique dorénavant inexpugnable.
Venise ne conteste plus ce fait et garde seulement la Crète, comme
comptoir et base avancée de son commerce.
33
ans plus tard, Lépante sera aussi, aux yeux des Espagnols et des
Vénitiens, la revanche pour l’échec de Preveza. Les hostilités se
poursuivent dans le bassin occidental : en juin 1540, les Espagnols
battent une escadre barbaresque au large de la Corse et capturent son
chef Turgut Raïs (ou Dragut), qui sera d’abord condamné à ramer sur la
galère de Doria puis sera libéré, moyennant une forte rançon. Un jour,
le Grand Maître de l’Ordre de Saint-Jean, Jean de La Valette, lui rend
visite sur son banc de chiourme et lui dit, laconiquement, “Usanza de
guerra” (Coutume de guerre), sur quoi le Barbaresque enchaîné aurait
répondu “Y mudanza de fortuna” (Et changement de fortune). En effet,
Jean de La Valette avait lui-même été prisonnier et avait ramé sur une
galère barbaresque. En septembre, les pirates algérois pillent Gibraltar
et détruisent tous les navires à quai, sans oser s’en prendre à la
forteresse, bien défendue. Le 1er
octobre, une escadre de 13 bateaux, sous le commandement de Bernardino
de Mendoza, se heurte à un parti barbaresque près d’Alboran. Les
Espagnols sont vainqueurs, prennent 400 prisonniers et délivrent 700
esclaves chrétiens, mais au prix de lourdes pertes. L’année suivante,
c’est le désastre d’Alger : Charles-Quint voulait en finir avec le
principal repère de la piraterie nord-africaine et protéger ainsi les
littoraux de ses domaines contre les razzias qu’elle ne cessait de
perpétrer. Il envoie une flotte de galères pour prendre la ville. Une
tempête la détruit : 8.000 hommes sur 25.000 périssent noyés ou sont
faits prisonniers et réduits en esclavage.
L’alliance franco-ottomane
Les malheurs de l’empereur ne sont pas terminés. En 1542, François Ier
s’allie officiellement aux Ottomans. Pendant 17 ans, la guerre fera
rage entre le binôme franco-turc et les autres puissances européennes.
Le premier acte de guerre a lieu en mai 1543 : la flotte de Charles
Quint quitte Barcelone sous les ordres de l’empereur lui-même, tandis
qu’au même moment la flotte turque, commandée par Kheir ed-Din, quitte
Modon / Methoni, un port du Péloponnèse. Elle est forte de 110 galères
et de 40 bateaux à voiles. Son objectif ? Ravager le bassin occidental, à
commencer par Reggio en Calabre. La malheureuse cité n’est pas la seule
à recevoir la visite de Barberousse : Terracina, Civitavecchia et
Piombino partagent bien vite son sort.
Après
avoir mis les côtes italiennes à feu et à sang, Kheir ed-Din cingle
vers Marseille pour faire jonction avec la flotte française, dont le
capitaine général est le Duc d’Enghien. Ensemble, ils prennent Nice,
alors italienne, et la mettent à sac. Les Français accordent aux Turcs
et aux Barbaresques le droit de mouiller et de passer l’hiver à Toulon,
qui est transformée en une enclave musulmane en terre provençale, une
enclave que les Français doivent alimenter et approvisionner en toutes
sortes de matériels. Après l’hiver, sur le chemin du retour, les Turcs
et les Barbaresques pillent à nouveau les côtes italiennes et ravagent
l’île de Lipari : 7.000 Italiens, réduits en esclavage, sont ramenés à
Constantinople et y sont vendus au marché.
Pour
leur barrer la route, pour verrouiller le bassin occidental, pour
éviter toute réédition de la campagne de 1543-44, les Espagnols décident
de prendre la place de Mahdia en Tunisie, afin de créer une ligne de
défense, à l’entrée du bassin occidental, joignant Mahdia, Malte et la
Sicile. De plus, les Chevaliers tiennent toujours Tripoli en Libye. La
stratégie des Espagnols et de l’Ordre de Saint-Jean est d’avancer un
premier pion dans le bassin oriental, d’y revenir et d’y
contre-attaquer. Le 10 septembre 1547, sous les coups d’une batterie
flottante, montée sur place, la forteresse tombe aux mains de l’armée de
Charles-Quint, ses murailles sont pulvérisées. L’enjeu de la guerre
sera désormais la maîtrise de la mer entre la Sicile, la Tunisie et la
province libyenne de Tripolitaine.
Mais 1547 est aussi une année-charnière dans l’histoire du XVIe siècle. Kheir ed-Din et Martin Luther meurent en 1546. Henri VIII et François Ier
en février et en mars 1547. Le siècle perd ainsi 4 de ses figures
emblématiques. De plus, Ferdinand de Habsbourg a été contraint de faire
la paix, vu la menace permanente qui pèse désormais sur Vienne, avec les
Turcs en Hongrie. Qui pis est, l’Allemagne est déstabilisée par les
guerres de religions. Et les troupes françaises peuvent à tout moment
attaquer les Pays-Bas ou envahir la Lorraine. Le cœur du continent est
disloqué de l’intérieur et fragilisé sur toutes ses frontières
extérieures.
Soliman Ier
le sait. Son armée permanente est faite pour faire la guerre, sans
trêve ni repos. Il la déménage sur la frontière avec la Perse, car les
Séfévides au pouvoir là-bas sont, de facto, les alliés de
revers de Charles-Quint. Les Espagnols et les Italiens réalisent en ce
moment un vaste programme de fortification des côtes, dressant partout
des réseaux de tours de guet et de tours de signalisation permettant de
repérer les corsaires barbaresques avant qu’ils ne débarquent et de
faire donner des troupes mobiles, capables de les refouler. Les espions
de Soliman Ier le renseignent ;
il sait dès lors que le danger n’est pas imminent en Méditerranée. Ce
qui lui permet de ramener sa flotte de la Mer Rouge au foyer, afin
d’attaquer les Portugais dans l’Océan Indien.
Ressac corsaire en Méditerranée, banqueroute espagnole, chaos au Maghreb et guerre dans la Corne de l’Afrique
Mais
la paix demeure précaire dans la zone maritime entre la Tunisie et la
Sicile. Dragut, qui remplace Kheir ed-Din décédé, prend Tripoli et en
chasse les Chevaliers en août 1551. L’élément le plus avancé de la ligne
de défense des Espagnols et des Chevaliers est perdu. Cette perte est
toutefois compensée par l’efficacité du nouveau système de défense des
côtes : “l’âge d’or des corsaires barbaresques touche à sa fin, écrit
Barnaby Rogerson, car les défenses côtières espagnoles fonctionnaient
toujours plus efficacement”. Le butin raflé lors des raids s’amenuise.
Seules victoires franco-ottomanes : l’invasion de la Corse en 1554 et
1555, après qu’elle ait été reprise par les troupes de Gênes. Dans la
région de Bastia, 6.000 captifs sont amenés en esclavage. Les défenses
côtières de la Corse sont partiellement détruites pour faciliter une
prochaine invasion française. Cependant, force est de constater que les
campagnes de Dragut n’apportent pas grand chose en matière de gains
territoriaux à l’empire ottoman, sauf, sans nul doute, la prise de
Bougie en 1555, l’année où Charles-Quint abdique à Bruxelles en faveur
de son fils Philippe II.
En
1557, l’Espagne, épuisée par une guerre sur plusieurs fronts, doit se
déclarer en état de banqueroute. Charles Quint, pour financer ses
guerres et malgré l’apport du trésor des Incas, envoyé par Pizzaro pour
permettre la prise de Tunis en 1535, a accumulé une dette colossale : 20
millions de ducats ! L’empereur ne peut même plus payer les intérêts de
cette créance. Mais les banquiers lui font quand même confiance ! Ils
savent que les lingots d’argent vont arriver du Pérou et en quantité
suffisante. En Afrique du Nord, la bonne fortune de l’Espagne vient de
la désunion entre musulmans : en Algérie, les tribus de l’intérieur
supportent mal le pouvoir du commandant des janissaires, Hasan Qusru.
Elles recevront l’appui d’une nouvelle dynastie marocaine qui conteste
aux Ottomans le droit d’administrer l’Afrique du Nord. Elle apporte son
soutien à l’ancienne dynastie zayyanide, exclue du pouvoir par les
Turcs. Ses adversaires marocains, les représentants de l’ancienne
dynastie évincée des Wattasides, eux, cherchent la protection ottomane.
Ces dissensions permettent aux Espagnols de se maintenir à Oran, tout en
soutenant les Saad chérifains du Maroc. Mais ils ne font que se
maintenir : ils ne progressent pas vers l’intérieur du pays.
Dans
l’Océan Indien, l’amiral et cartographe ottoman Piri Raïs attaque les
Portugais à Ormuz, prend la ville mais non la forteresse. C’est l’échec
et Soliman Ier, aigri, fait
exécuter cet excellent stratège, géopolitologue et tacticien, mais donne
tout de même l’ordre de réaliser les directives qu’il avait données,
avant de périr ignominieusement par la main de son maître ingrat : créer
une flotte pour le Golfe Persique et défendre les côtes de la Mer
Rouge. Pour suivre les instructions de Piri Raïs, l’Oumma attaque ainsi
l’Ethiopie copte au départ de la base de Suez. Les Portugais aident
l’empereur d’Abyssinie à lutter contre les tribus des Afars et des
Somalis, converties à l’islam. Un chef de guerre, Ahmad Gragn, s’était
rendu maître de Harare et c’est au départ de cette base maritime
somalienne qu’il harcèlera cruellement les Abyssins. Un chroniqueur,
cité par Rogerson, a décrit le sort tragique de l’Abyssinie copte :
« En chaque lieu où ils triomphèrent, ils ne laissèrent que destructions et ravages, transformèrent le pays en désert. Ils emportèrent des églises les calices d’argent et d’or, les précieux tissus d’Inde, ornés de pierres précieuses... et puis mirent le feu aux édifices, avant de jeter bas leurs murs sur le sol. Ils massacrèrent tous les chrétiens adultes qu’ils trouvèrent sur leur chemin et emportèrent les jeunes gens et les jeunes filles pour les vendre comme esclaves... Neuf hommes sur dix renièrent le christianisme et se convertirent à l’islam. Une terrible famine s’abattit sur le pays ».
En
1541, un fils de Vasco de Gama arrive avec une garnison portugaise pour
épauler les Abyssins. Le gouverneur ottoman du Yémen envoie 900
janissaires de sa garnison pour aider Ahmad Gragn. Le choc tourne au
désastre pour les Portugais et les Abyssins. La tête de Vasco de Gama,
plantée sur une javeline, est envoyée au Yémen en guise de trophée. Mais
les Portugais et les Abyssins se vengeront : le 21 février 1543, un
nouveau corps expéditionnaire portugais, arrivé quelques mois plus tôt
en Abyssinie en provenance des comptoirs lusitaniens d’Afrique
orientale, affronte les bandes d’Ahmad Gragn, qui tombe au combat,
frappé en pleine poitrine par la balle d’un arquebusier portugais. Il
faudra une campagne de 3 ans pour bouter les tribus afars et somalies
hors de l’Abyssinie copte, dévastée de fond en comble. Celle-ci retrouve
son indépendance et entame immédiatement sa reconstruction. Elle n’aura
jamais la force, malgré une présence portugaise constante pendant un
siècle, de reconquérir les côtes somaliennes.
La
situation actuelle dans la Corne de l’Afrique, avec la piraterie
somalienne et le conflit larvé de la Somalie avec l’Ethiopie, présente
d’étonnantes similitudes avec celle du XVIe
siècle. N’oublions pas que le destin de l’Europe s’est également joué
dans cette lointaine Corne de l’Afrique, que les opérations menées dans
cette région au XVIe siècle ont
exigé des Ottomans qu’ils y envoient des forces qui ont manqué en
Méditerranée et que la présence portugaise dans l’Océan Indien,
solidement implantée, a continuellement fragilisé le flanc sud de la
masse territoriale ottomane dans la péninsule arabique et permis à
l’Europe de contrôler entièrement, sans rivaux, les voies de
communications avec l’Inde et la Chine, tout en explorant le Pacifique,
afin de le préparer, à son tour, à son “européanisation”.
Le désastre chrétien de Djerba (1560)
En
1559, un an après la mort de Charles-Quint, dans sa retraite de Yuste
en Castille, la Paix de Cateau-Cambrésis met en terme à la guerre contre
la France, que les troupes espagnoles, “tercios” irlandais, castillans,
allemands et wallons confondus avaient durement étrillée en Picardie.
Mais la France s’est rendue maîtresse de la Lorraine, de la place de
Metz en particulier, et des Trois Évêchés depuis 1552 ; elle tient donc
les Pays-Bas, le Luxembourg et le Palatinat à sa merci. La guerre, si
elle se poursuit, risque d’être interminable, de ruiner tous ses
protagonistes. Les 2 camps décident donc de signer la paix. La guerre
contre les Turcs et les Barbaresques, elle, se poursuit. En 1560, les
Espagnols veulent reconquérir Tripoli en Libye. Le Duc de Medinaceli s’y
prépare activement dans les ports de Sicile. Les troupes appelées à
débarquer sont sous le commandement du général Alvaro de Sande et la
flotte sous celle du petit-neveu d’Andrea Doria, Gianandrea, âgé de 20
ans seulement. Son grand-oncle, toujours de la partie, l’épaule avec la
flotte génoise. Napolitains, Chevaliers de Malte, Siciliens et marins du
Pape se joignent à l’expédition, qui compte 50 galères et soixante
navires à voiles. L’objectif premier, avant la reconquête de Tripoli,
est de prendre Djerba, pour compléter le dispositif de défense et de
quadrillage de la Petite Syrte. L’île est prise sans grande difficulté.
L’Europe chrétienne dispose donc d’une base insulaire supplémentaire,
mais cet atout ne sera conservé que très brièvement.
Alerté,
Piali Pacha, nouveau commandant de la flotte ottomane, arrive le 11 mai
1560 devant Djerba avec 100 galères. C’est la panique chez les
chrétiens, qui ne s’attendaient pas à une réaction aussi rapide et à un
tel déploiement de force. Ils reculent en désordre et Piali Pacha leur
prend 27 galères et 20 voiliers. Il fait débarquer ses troupes, met le
siège devant la place forte espagnole, qui tombe au bout de 2 mois.
18.000 hommes sont tués ou prisonniers. C’est une victoire turque
retentissante, qui empêche la reprise de Tripoli et le contrôle de la
Tripolitaine, un territoire situé à mi-chemin entre le Maghreb et
l’Égypte. L’Europe a perdu la maîtrise de la Petite Syrte. C’est un
ressac stratégique important. Entre la victoire ottomane de Djerba et la
victoire chrétienne de Lépante, la puissance ottomane aura atteint son
zénith en Méditerranée, avec la prise de Djerba et la non reconquête de
Tripoli.
Piali
Pacha, enfant trouvé en Serbie et enrôlé dans le janissariat ottoman,
va vite exploiter sa victoire. Il attaque en Mer Tyrrhénienne. Il
capture force galères siciliennes. En mai 1563, le vice-roi Hassan Qusru
d’Alger attaque la garnison espagnole d’Oran, tandis que Dragut bloque
la ville par la mer avec une petite flotte barbaresque. Francisco de
Mendoza vient sauver les assiégés avec 34 galères, avant l’arrivée des
renforts turcs. Les Barbaresques sont vaincus au large de Mers-El-Kébir.
En septembre 1564, Garcia de Toledo conquiert avec 100 navires et
16.000 fantassins le Penon de Velez de Gomera, qui est toujours,
aujourd’hui, territoire sous souveraineté espagnole, malgré l’hostilité
marocaine à toute présence européenne sur les rivages de la Méditerranée
nord-africaine. On se souviendra de l’affaire de l’Ile du Persil
(Perejil), en juillet 2002, où une section de gendarmes marocains
avaient délibérément envahi l’îlot, qui fait également partie intégrante
du territoire espagnol. L’Espagne l’avait repris quelques jours plus
tard. Les guerres du XVIe siècle ne sont donc pas terminées... Elles sont suceptibles de réémerger à tout moment.
Le siège de Metz
Au
cours des 2 décennies suivantes, disons de 1540 à 1564, l’Espagne,
principale puissance méditerranéenne capable de faire face aux
Barbaresques et aux Turcs, connait aussi une histoire mouvementée. En
1547, son roi, l’empereur germanique Charles-Quint, bat à Mühlberg les
protestants de la Ligue de Smalkalde, qui fragilisaient ses arrières et
favorisaient par leur sédition le maintien de la présence ottomane en
Hongrie et les menées de François Ier
et de Henri II, qui venait de prendre sa succession, en Lorraine et aux
Pays-Bas. La Paix d’Augsbourg, qui s’ensuit, ne satisfait personne.
Henri II en profite pour occuper les Trois Evêchés lorrains de Metz,
Toul et Verdun, 3 positions clefs en direction du Rhin qui, en passant
entre ses mains, disloquent totalement le Duché de Lorraine, démembrent
ses frontières et compliquent ses communications internes. Les Impériaux
ne parviennent pas à reprendre Metz, en dépit du ralliement des
protestants à Charles Quint, qui, en tant qu’Allemands, ne peuvent
accepter la présence française à Metz, une présence qui menace
directement le Luxembourg, l’Alsace et la Rhénanie.
Le
commandant des troupes impériales allemandes, qui se présentent devant
Metz, le 19 octobre 1552, est un Espagnol, le fameux Duc d’Albe. Pour
l’appuyer, il y a l’armée des Pays-Bas, accourue des places-fortes de
Namur et de Luxembourg, à l’initiative de la Régente Marie de Hongrie. À
ces 2 colonnes s’ajoute celle d’un gentilhomme à moitié brigand, qui
tente d’abord de se vendre au plus offrant, le Marquis Albert de
Brandebourg. Il finit par se soumettre à Charles Quint. La place de Metz
est tenue par le Duc de Guise. Elle est quasi imprenable et l’empereur
n’a plus assez d’argent pour payer ses soldats et a fortiori
pour en recruter d’autres. L’hiver arrive et les épidémies se répandent
dans le camp impérial, qui se mue en un cloaque immonde où pourrissent
cadavres d’hommes et de chevaux. Il faut lever le siège. Metz est perdue
pour le Saint-Empire.
Union anglo-espagnole et guerre en Picardie
En
1554, l’héritier de la couronne d’Espagne et du Cercle de Bourgogne
(les Pays-Bas), Philippe II, épouse Mary Tudor, Reine d’Angleterre. Ce
mariage fusionnera, on l’oublie trop souvent, l’Angleterre et l’Espagne
en un bloc. Mary Tudor, fille d’Henri VIII et de Catherine d’Aragon,
s’emploiera à re-catholiciser l’Angleterre et, ainsi, à la resouder au
continent. La réaction anti-protestante, qu’elle déclenche, est brutale :
les partis anglican et protestant, qui parleront dorénavant d’elle en
la surnommant avec horreur et mépris “Mary la Sanglante”, subissent une
répression féroce, assortie de quelques 300 exécutions capitales.
Pendant 4 ans donc, les Pays-Bas, l’Angleterre, l’Espagne, le Milanais
et le Royaume de Naples et des Deux-Siciles connaîtront une direction
unique, celle de Philippe II, allié aux Habsbourgs d’Autriche, qui
détiennent la titulature impériale. Les troupes anglaises de Mary Tudor
appuient les forces impériales et espagnoles en Picardie contre Henri
II, qui a, face à lui, un capitaine exceptionnel, Emmanuel-Philibert de
Savoie.
Celui-ci
écrase l’armée française à La Fère, mais sans prendre immédiatement
Saint Quentin. La route de Paris est toutefois ouverte. Mais Philippe II
temporise, surtout parce que l’espace entre les régions de Flandre et
de Hainaut, provinces densément peuplées, et Paris est bien plus vide,
doté de bien moins de réserves confiscables, pour nourrir l’armée en
campagne. Les routes sont longues et les approvisionnements ne se font
pas à temps. Le siège de Saint Quentin, lui aussi, dure trop longtemps.
Henri II peut en profiter pour reconstituer son armée, avec des
mercenaires suisses, et aussi en rameutant le ban et l’arrière-ban de la
noblesse et en ramenant toute une armée d’Italie. Paris, où la panique
avait régné, respire. Le Duc Philibert prend encore Noyon, mais, face à
lui, la nouvelle armée de Henri II s’approche, forte de 50.000 hommes.
Paris est sauvé. Et Philippe II n’a plus d’argent, l’Espagne est en état
de faillite. Henri II peut reprendre l’offensive et s’emparer de
Calais, qu’il arrache à Mary Tudor, dès le 7 janvier 1558. L’Angleterre
perd définitivement ce port sur la rive continentale de la Mer du Nord,
auquel elle tenait beaucoup.
Le
21 septembre 1558, Charles Quint meurt à Yuste. Sa belle-fille Mary
Tudor le suit de près, elle s’éteint le 17 novembre. Les conséquences de
cette mort prématurée sont catastrophiques pour l’Espagne, les
Pays-Bas, le Saint-Empire et, finalement, l’Europe entière.
L’unification européenne, presque achevée, s’effrite et perd les Iles
Britanniques. La France va survivre. L’empire ottoman va continuer
encore longtemps à régner sur la péninsule balkanique et la Hongrie, à
dominer la Méditerranée, et, évidence plus funeste encore, la piraterie
barbaresque ne sera pas éradiquée avant le débarquement des troupes
françaises en 1830, sous le commandement du Maréchal de Bourmont. La fin
du binôme anglo-espagnol est l’une des pires catastrophes de l’histoire
européenne ; en effet, imaginons la présence de marins anglais sous une
direction commune européenne en Méditerranée occidentale, imaginons le
débarquement de “tercios” irlandais, anglais et écossais en Oranie pour
appuyer leurs homologues castillans, galiciens et aragonais. La bataille
de Lépante n’aurait peut-être pas eu lieu, parce que le problème turc
aurait été réglé plus tôt, et Chypre ne serait pas tombée aux mains des
Ottomans.
Anarchie dans les Pays-Bas et révolte des Alpujarras
Le
Traité de Cateau-Cambrésis, signé le 3 avril 1559, laisse les Trois
Evêchés à la France, qui, en revanche, doit rendre aux Lorrains et aux
Espagnols (aux Luxembourgeois) Thionville (Diedenhofen), Montmédy et
Danvilliers. Philippe II épouse en troisièmes noces Isabelle de Valois,
fille de Henri II. La sœur du Roi de France, elle, épouse
Emmanuel-Philibert de Savoie. La paix est signée et une nouvelle période
de paix s’ouvre, scellée par une alliance dynastique. Philippe II n’est
toutefois pas au bout de ses peines. En 1566, les iconoclastes, des
fondamentalistes protestants hostiles aux cultes des saints et de la
Vierge, ravagent la Flandre et le Hainaut, brisant toutes les œuvres
d’art religieuses qui leur tombent sous la main. Les Pays-Bas sont
livrés au désordre, à une anarchie semée par des fanatiques religieux
intraitables, ne respectant aucune convention, aucune tradition dans un
pays plutôt iconodule.
Il
faut envoyer une armée aux Pays-Bas, sous le commandement du Duc
d’Albe, qui se heurtera à un sentiment local de liberté, surtout dans
une noblesse habituée aux fastes de l’ancienne cour de Bourgogne,
appréciés par Charles Quint, et assez rétive à l’austérité espagnole,
chère à Philippe II. Liquider les “casseurs” de 1566, oui, mais attenter
aux libertés traditionnelles en introduisant une inquisition aussi
rigoureuse qu’en péninsule ibérique, non. Cette mécompréhension mutuelle
et cette confusion n’arrangent pas les choses ; le pouvoir de Philippe
II, incarné par l’ecclésiastique franc-comtois Granvelle, vacille dans
les Pays-Bas. Philippe II perd la confiance d’une noblesse qui,
pourtant, avait suivi fidèlement Charles Quint dans toutes ses
aventures. Le roi d’Espagne craint aussi la contagion huguenote en
Catalogne. Il s’affolle et demande à l’Inquisition de donner encore un
tour de vis. Pire pour le royaume d’Espagne, la piraterie anglaise
infeste le Golfe de Gascogne au risque de couper durablement les
communications entre la Galice et les Flandres.
Le 1er
janvier 1567, en Espagne même, Philippe II fait appliquer les mesures
qu’il a décidées en novembre 1566, en l’occurrence : interdiction aux
Morisques d’Espagne d’user de la langue arabe et de se vêtir à la façon
mauresque. Philippe II veut l’unité religieuse de son royaume, l’unité
des mœurs et des coutumes, et surtout craint la présence d’une
“cinquième colonne” potentielle en cas de débarquement turc ou
barbaresque. Un complot musulman avait été éventé en 1565 : en cas de
victoire ottomane à Malte, les musulmans d’Andalousie devaient amorcer
une révolte pour favoriser un débarquement et jeter les bases d’une
reconquête de la péninsule ibérique. La nuit de Noël 1568, une bande de
hors-la-loi musulmans, sous la direction d’un certain Farax Abenfarax,
fait irruption dans la ville de Grenade et annonce que les Alpujarras,
dans le pays de Grenade, dans les montagnes et les hautes vallées, sont
entrés en rébellion. L’insurrection musulmane va durer 2 ans en
Andalousie et répéter une révolte antérieure, qui avait eu lieu en 1499.
Les Turcs ne l’exploiteront pas, surtout parce que les révoltés ne
tiennent aucun port et luttent dans les montagnes, inaccessibles depuis
la mer. Finalement ce sera Don Juan d’Autriche, demi-frère du roi, le
futur vainqueur de Lépante, qui matera définitivement la révolte : les
Morisques d’Andalousie seront dispersés dans toute la péninsule, pour
éviter qu’une trop grande concentration de musulmans constitue un danger
permanent dans une province exposée à l’invasion. Nous sommes à
l’automne 1570, un peu moins d’un an avant Lépante.
L’échec ottoman devant Malte (1565)
La
guerre sur mer, elle, connaît pendant la période de paix, suite au
traité de Cateau-Cambrésis, un événement majeur : l’échec ottoman devant
Malte de mai à septembre 1565. Si, au début de son règne, Soliman Ier
devait prendre Rhodes pour s’assurer le contrôle complet du bassin
oriental et pour couvrir les conquêtes syriennes et égyptiennes de son
prédécesseur, il doit, plus de 40 ans plus tard, en toute bonne logique,
déloger les Chevaliers de leur nouvelle position, Malte. Au départ de
l’île, en effet, les Chevaliers ne cessent de perpétrer des incursions
en Égée. À 2 reprises, le Chevalier Romegas attaque le delta du Nil. Par
ses espions, le Sultan apprend que Philippe II investit une bonne part
du trésor espagnol dans les chantiers navals de Barcelone, de Gênes et
de Messine.
Il
faut agir avant que cette nouvelle flotte espagnole soit
opérationnelle. Et il faut prendre Malte comme Piali Pacha a pris Djerba
5 ans plus tôt. L’empire ottoman sera alors maître de la Méditerranée
centrale et pourra passer, avec les Barbaresques, à l’offensive dans le
bassin occidental. La flotte ottomane quitte ses bases vers la mi-avril
1565 et arrive à Malte le 18 mai. Piali Pacha commande la flotte et
Mustafa Pacha les troupes terrestres qui vont débarquer. Dans les forts
de l’île, 700 Chevaliers, 4000 fantassins et cavaliers maltais et un bon
nombre de gentilhommes volontaires et de mercenaires sont prêts à
recevoir les envahisseurs. Les Français sont les plus déterminés car ils
veulent rendre à leur pays son honneur, perdu, estiment-ils, à la suite
de l’alliance franco-ottomane qui est une trahison envers l’esprit de
croisade qu’ils ont toujours incarné.
Philippe
II hésite à s’engager, justement, parce que les Chevaliers sont
français pour la plupart, et il doute de leur fiabilité : le XVIe
siècle fait émerger les premiers réflexes particularistes et
nationalistes et disparaître l’esprit européen et croisé, multinational
dans son essence. De plus, les Chevaliers ont fait allégeance au pape
et, celui-ci, Pie IV, est farouchement hostile à l’Espagne, parce qu’il
veut une Italie débarrassée de toute présence étrangère. On a beaucoup
épilogué sur le comportement de Philippe II : a-t-il délibérément
“trainé les pieds” ou a-t-il espéré garder Malte pour lui, de peur que
des Chevaliers français la remettent un jour aux mains de son ennemi le
roi de France ? Ou, plus simplement, n’avait-il plus assez d’argent pour
envoyer des secours, ayant misé tout sur ses chantiers navals ?
Malte
était défendue par 2 forts, le Fort Saint-Elme et le Fort Saint-Ange.
Les Ottomans vont d’abord concentrer leurs attaques et leurs
bombardements sur le Fort Saint-Elme, qui encaissera le choc le plus
violent. La garnison tiendra longtemps. Elle recevra même le renfort de
42 Chevaliers allemands, accompagnés de 600 fantassins. Le 21 juin, les
canons maltais tirent une salve qui emporte Dragut (Turgut) Pacha. Sa
succession est prise par Ouloudj Ali, Italien converti à l’islam, qui
s’illustrera 6 ans plus tard à Lépante. Avant de mourir, Dragut avait
hermétisé l’encerclement du Fort Saint-Elme. Ni renforts ni vivres ni
munitions ne peuvent plus venir en aide à la garnison.
Après un premier assaut ottoman, repoussé in extremis,
“il n’y avait plus un seul homme qui ne soit pas couvert de son propre
sang et de celui de l’ennemi et plus aucun n’avait encore de munitions”.
Saint-Elme va tomber : tous les Chevaliers pris prisonniers, à
l’exception de 9 d’entre eux, seront égorgés, leurs corps dénudés,
démembrés, on leur coupera les mains, la tête et les parties génitales,
ensuite on entaillera leurs torses d’un motif cruciforme et on clouera
leurs troncs sur des croix de bois que les Ottomans lanceront à la mer
pour que les oiseaux charognards s’en repaissent.
Outré,
Jean de la Valette ordonne des représailles : tous les prisonniers
musulmans sont amenés au sommet des donjons, décapités et jetés bas les
murailles. Leurs têtes sont catapultées dans le camp ottoman. Dans la
forteresse Saint-Ange règne une hygiène rigoureuse, inspirée de la
tradition hospitalière. La garnison ne connaît pas d’épidémies. Dans le
camp turc en revanche, les cadavres ne peuvent être enterrés
profondément, la terre maltaise étant trop chiche. Les Chevaliers
disposent de citernes d’eau douce abondante. L’approvisionnement en eau
est problématique pour les Ottomans, pourtant habitués, eux aussi, à une
grande hygiène. La maladie se répand au plus fort de l’été dans les
campements des soldats turcs. Barnaby Rogerson écrit :
« Vers la moitié de l’été, les corps en putréfaction, à demi-enterrés dans les tranchées ou ensevelis sous les décombres des murailles ou dans les tranchées bombardées, ajoutent l’élément complémentaire qui répandra la maladie. Un déserteur ottoman apprend aux défenseurs que les blessures des soldats turcs ne guérissent pas, que la maladie régnait dans le camp et qu’ils ne recevaient qu’une ration de biscuit de 10 onces par jour ».
Les
Turcs tentent un assaut général le 7 août : il est repoussé et la
cavalerie maltaise opère une vigoureuse sortie qui sème le désordre dans
le camp ottoman. Le siège va encore durer 30 jours. Mais la famine et
la maladie minent le moral des Turcs, qui craignent de voir débouler la
flotte espagnole, qui, effectivement, est en Sicile, avec autant de
bâtiments que compte la flotte de Piali Pacha. Une tempête retarde les
Espagnols. Le 5 septembre 1565, 5.000 hommes débarquent à Malte pour
soulager les assiégés. Les Turcs se retirent en bon ordre. La dernière
galère ottomane quitte Malte le 12 septembre. Un tiers des Chevaliers
ont été tués, tous les autres avaient été blessés. Jean de la Valette
avait 9.000 hommes sous ses ordres au début du siège : quand les
Ottomans abandonnent la partie, il n’en a plus que 900.
Débarquement turc à Chypre et chute de Nicosie
Soliman Ier
meurt en 1566 : il laisse à son héritier un empire ottoman qui s’est
transformé au fil des décennies en une machine qui fonctionne à la
perfection et qui s’étend sur 2.500.000 km2. Selim II, dit Selim le Sot
vu sa propension pour la dive bouteille, prend sa succession. Mais Sélim
II n’est pas aussi “sot” que veulent bien le croire ses adversaires.
Pendant les 8 années où il exercera le pouvoir, il défendra bien les
positions de l’empire ottoman, même si c’est sous son règne que les
Turcs perdent la bataille de Lépante. Les Turcs n’ont pas pris Malte
mais ils vont, dès 1567, arrondir leurs possessions en Égée : ils
prennent Naxos. Le commandant général de la flotte espagnole de la
Méditerranée, Garcia de Toledo, cède sa place à Don Juan d’Autriche,
encore occupé à mater la révolte des Alpujarras en Andalousie. Les
événements qui vont immédiatement précéder Lépante se mettent en place :
nous savons que l’île de Djerba est tombée en 1560, que Malte a failli
être enlevée aux Chevaliers en 1565 ; en 1570, Ouloudj Ali reprend Tunis
mais est contraint de laisser la forteresse de La Goulette aux
Espagnols.
En
février 1570, un ambassadeur turc arrive à Venise et demande la
rétrocession de Chypre. Sélim II croit qu’un incendie a ravagé de fond
en comble l’arsenal de Venise et que la ville marchande n’a plus de
flotte pour défendre ses possessions. En réalité, l’incendie n’a détruit
que 4 galères. Délibérément les Ottomans provoquent les Vénitiens :
l’ambassadeur de Venise s’entend dire par le vizir Sököllü que “Chypre
appartient historiquement à l’empire ottoman”. Les marchands vénitiens
sont arrêtés à Istanbul et les embarcations vénitiennes saisies. Le 1er
juillet 1570, la flotte de Piali Pacha débarque les troupes ottomanes,
fortes de 52.000 hommes, sur la côte méridionale de Chypre. Ils
commencent la conquête de l’île.
Nicosie
tombe le 9 septembre 1570. Ses murailles étaient trop anciennes,
n’avaient pas pu résister à un bombardement d’artillerie. La garnison,
commandée par Niccolo Dandolo, était mal équipée et mal entraînée ; les
soldats n’avaient reçu aucune instruction pour manier les 1.040
arquebuses que Venise avait livrées. Dandolo était un chef timoré, qui a
sans doute raté quelques bonnes occasions d’étriller l’armée turque,
mais, malgré les lacunes qu’on a pu lui reprocher, il tient 45 jours
devant les soldats de Lala Mustafa et repousse 14 assauts d’envergure.
Au moment de la reddition, habillé de velours rouge pour recevoir
dignement le vainqueur, Dandolo a la tête tranchée par un Turc, avant
d’avoir pu prononcer un mot. “Massacres, écartèlements, empalements,
profanations d’église et viols d’adolescents des deux sexes”, s’ensuit,
écrit l’historien anglais Julius J. Norwich. La flotte de secours, qui
cingle vers Chypre, apprend la chute de Nicosie et hésite à entrer en
action.
La chute de Famagouste et le sort épouvantable de Marcantonio Bragadin
[Situation en mer ionienne en 1571. Les territoires en rouge sont des possessions vénitiennes]
Lala
Mustafa ne perd pas de temps : le 11 septembre, il envoie aux
défenseurs de Famagouste un ultimatum leur ordonnant de se rendre sans
tergiverser et, pour appuyer son ordre, joint la tête tranchée du
malheureux Dandolo. Malgré leur supériorité en nombre et en matériel,
les Turcs avaient buté pendant 45 jours contre une cité mal défendue.
Famagouste, au contraire, est une ville correctement fortifiée et
commandée par 2 officiers de belle prestance : Marcantonio Bragadin et
Astorre Baglioni de Pérouse (Perugia). Le siège sera long : il va durer
du 17 septembre 1570 au 5 août 1571.
Les
assiégés, peu nombreux mais bien entraînés, feront de nombreuses
sorties, menant bataille jusqu’au centre même du camp de Lala Mustafa.
Ce dernier fait appel à des sapeurs arméniens pour creuser des sapes
sous les murailles de Famagouste. Un impressionnant réseau de tranchées
entoure la ville. 10 tours de siège canardent les défenseurs de haut. En
juillet, tous les animaux de la ville ont été mangés : il ne reste aux
assiégés que du pain et des fayots. Des 8.000 hommes de la garnison, il
n’y en a plus que 500 de valides et ils tombent de sommeil et
d’épuisement. Il faut se rendre. Les 2 commandants font hisser le
drapeau blanc sur les remparts.
Lala
Mustafa, écrit J. J. Norwich, fait une offre très chevaleresque : tous
les Italiens pourront rembarquer, et tous les autres habitants, quelle
que soit leur nationalité, pourront les accompagner. Le document porte
la signature de Lala Mustafa et le sceau du sultan. En outre, Lala
Mustafa complimente ses adversaires pour leur courage et leur
ingéniosité à défendre leur ville. Bragadin et Baglioni se rendent
alors, en grande pompe, dans le camp de Lala Mustafa pour lui remettre
solennellement les clefs de la cité vaincue. Dans un premier temps, il
reçoit la délégation avec courtoisie puis, soudain, change d’attitude,
injurie de la manière la plus obscène ses interlocuteurs, sort un
coutelas et tranche une oreille de Bragadin, tout en ordonnant à l’un de
ses assistants de lui couper l’autre oreille et le nez. Les gardes,
eux, reçoivent l’ordre d’exécuter immédiatement tous les membres de la
délégation. Baglioni est décapité ainsi que le capitaine des artilleurs
vénitiens, Luigi Martinengo. Près de 350 têtes seront ainsi empilées
devant la tente du pacha, furieux, en fait, d’avoir perdu près de 50.000
hommes dans l’aventure.
Bragadin
est emprisonné, ses plaies, non soignées, deviennent purulentes. Il est
dans un état de faiblesse épouvantable. Les Turcs l’extraient de sa
prison, le chargent de sacs de pierres ou de terre et le promènent,
ainsi chargé, autour des murs de la ville. On le hisse ensuite, ligoté
sur une chaise, au mât du navire amiral turc, pour l’exposer aux
moqueries des marins, qui lui lancent : “Vois-tu, chien, ta flotte de
chrétiens approcher ?”. Sur une place de Famagouste, on l’attache à une
colonne et le bourreau commence à l’écorcher vif. Bragadin meurt quand
l’exécuteur lui entame la taille. Son cadavre est décapité, puis
écartelé. On emplit sa peau de paille et de coton, on hisse ce sinistre
mannequin sur une vache et on le promène dans les rues.
Quand
Lala Mustafa retourne à Istanbul, il emporte avec lui les têtes de ses
principaux adversaires et le mannequin confectionné avec la peau de
Bragadin : il exhibe ces trophées à son sultan. Le sort de Marcantonio
Bragadin crie vengeance. Pie V avait appelé Espagnols et Vénitiens à la
réconciliation : déjà, en juillet 1570, pendant le siège de Nicosie, le
projet d’une nouvelle “Sainte Ligue” est soumis et aux doges et à
Philippe II. Le 25 mai 1571, sa constitution est officiellement
proclamée sous les voûtes de Saint-Pierre à Rome. Cette Ligue devait
être perpétuelle, offensive aussi bien que défensive et dirigée contre
l’empire ottoman et ses vassaux nord-africains.
La Sainte-Ligue et la bataille de Lépante
Après
avoir quitté Chypre, les Turcs cinglent vers la Mer Ionienne et
l’Adriatique ; ils débarquent à Corfou et sur les côtes dalmates. Ils
pensent que rien ne les arrêtera et qu’ils seront bientôt à Venise même.
La flotte de la Sainte-Ligue, dont ils avaient sous-estimé l’ampleur,
s’est rassemblée à Messine en août. Son centre est commandé par Don Juan
d’Autriche, demi-frère de Philippe II, par le Vénitien Venier et le
Romain Colonna, amiral de la flotte papale. L’aile droite est sous les
ordres de Doria. L’aile gauche sous les ordres du Vénitien Augustino
Barbarigo. 2 petites escadres, servant d’avant-garde et d’arrière-garde,
sont sous le commandement de Don Juan de Cardona et du Marquis de Santa
Cruz. En apprenant que cette formidable armada s’approche de leurs
positions, les Turcs se réfugient dans leurs bases grecques. Les
Européens ont réellement envie d’en découdre. Ils viennent d’apprendre
le sort de Bragadin et veulent à tout prix le venger.
Les
2 flottes se rencontrent à l’aube du 7 octobre, à l’entrée du Golfe de
Patras. La Sainte-Ligue aligne 206 galères ; chacune d’elle transporte
de 200 à 400 hommes, dont 100 soldats. Sur la proue de chaque galère, on
a installé une plateforme avec 5, 6 ou 7 canons. Les Vénitiens alignent
en plus 6 galéasses,
de grosses galères de 6 mâts, portant une cinquantaine de canons. La
flotte turque, elle, dispose de 220 galères, portant peu de canons. Les
Ottomans n’ont pas de galéasses : ils ignorent l’existence de cette
arme, inspiré par la grande caraque “Sant’Anna” de l’Ordre de
Saint-Jean. Comme convenu à Messine en août, Don Juan dispose sa flotte
en 3 parties : le centre, qu’il commande lui-même, une aile gauche et
une aile droite. Devant chacune de ces formations, Don Juan fait placer 2
galéasses. Les Turcs optent pour une dispositif similaire.
Leur
centre est constitué de 90 galères dirigées par Ali Pacha, grand amiral
ottoman. L’aile gauche est commandée par Ouloudj Ali, le rénégat
calabrais, et composée pour l’essentiel de galères algéroises, également
90 en tout. L’aile droite est sous les ordres de Mohammed Scirocco et
aligne 60 galères. Les effectifs embarqués de la Sainte-Ligue s’élèvent à
80.000 hommes, dont 40.000 rameurs, condamnés ou volontaires, mais
quasiment tous chrétiens. Les effectifs ottomans sont du même ordre,
mais les galériens sont des chrétiens réduits à l’esclavage. Le temps
est beau, la tempête des jours précédents s’est apaisée. “Assez de
paroles, le temps des conseils est passé : ne vous préoccupez plus que
de combattre”, réplique Don Juan à ceux qui veulent encore délibérer,
avant la bataille, au sein d’une alliance somme toute fragile. Les
soldats l’acclament, il inspire l’enthousiasme et l’obéissance. Sur le
plan moral, il a déjà gagné.
Le feu irrésistible des galéasses des frères Bragadin
[Ci-dessous : La galiace, emprunté de l'italien galeazza
(XVe s.). Type de galère lourde, munie d'une importante artillerie, en
usage aux XVIe et XVIIe siècles, qui n'existait que chez les Vénitiens
et les Turcs, et que ceux-ci appelaient mahonne. Elle devait
rassembler sur un même bâtiment les qualités des galions (robustesse,
tonnage, autonomie, artillerie) et des galères (manœuvrabilité,
indépendance par rapport au vent), mais elle était en fait presque
incapable de manœuvrer. Équipée d'un pont qui recouvrait les rameurs,
elle portait une puissante artillerie qui la rendait redoutable au
combat. Ce sont ces navires qui ont contribué à la victoire des
Vénitiens à Lépante. Les Espagnols tentèrent de l'alléger en
construisant la galizabra, que l'on continua d'appeler ailleurs
galéasse. Une division de 4 galères de ce type fit partie de
l'Invincible Armada]
Dès
qu’elles s’aperçoivent, les 2 flottes avancent l’une vers l’autre,
chacune selon un dispositif en croissant, avec les ailes légèrement
avancées par rapport au centre. Le front de la bataille est de 7 km
maximum. Les ailes adverses, que les commandants ont placées au nord de
leurs dispositifs, sont proches de la côte. L’artillerie des galéasses
vénitiennes amorce la bataille. Ces énormes embarcations, une innovation
des ingénieurs vénitiens, sont très mobiles, combinent rames et voiles,
et peuvent faire feu dans toutes les directions. 4 d’entre elles vont
détruire en une demie-heure le tiers de la flotte d’Ali Pacha. Parmi les
commandants de ces galléasses, 2 frères de Marcantonio Bragadin,
Antonio et Ambrogio. Ils vont venger le martyr de Famagouste. Ils
hurlent leurs ordres à leurs canonniers pour qu’ils arrosent d’un feu
nourri les galères turques. On est bien d’accord sur toutes les galères
et galéasses de Venise que pour venger Dandolo, Baglioni, Martinengo et
surtout Bragadin, on ne fera aucun prisonnier. Avant même que la
bataille ne commence vraiment, les galéasses avait mis hors de combat ou
tué 10.000 Turcs. La mer était déjà couverte de noyés, de mâts ou de
rames rompus, de morceaux de coque et de débris de toutes natures :
jamais on n’avait encore vu de telles destructions lors d’une bataille
navale, en si peu de temps.
Pour
galvaniser les Turcs, qui avaient paniqué devant le feu dense des
galéasses, la galère amirale d’Ali Pacha, la “Sultana”, fonce vers “La
Reale” de Don Juan, accompagnée de 96 autres galères. En voyant foncer
ainsi le centre du dispositif turc sur eux, les prêtres espagnols et
italiens, qui, tous, portent l’épée et ont bien l’intention de s’en
servir, bénissent rameurs et soldats. Don Juan harangue ses troupes
quelques minutes avant le choc : “Mes enfants, nous sommes ici pour
conquérir ou pour mourir, comme le Ciel le voudra”. Les Européens, ce
jour-là, sont chauffés à blanc : ils se batteront comme des possédés,
mus essentiellement, sinon par la foi chrétienne, par l’ivresse de la
vengeance pour les atrocités ottomanes commises à Chypre et à Corfou.
Les soldats espagnols et italiens, issus des villes littorales, veulent
venger les leurs tués ou enlevés lors des razzias ottomanes ou
barbaresques, perpétrées depuis des décennies.
Don Juan à la pointe du combat sur la Sultana d’Ali Pacha
Et
c’est le choc, brutal, les soldats espagnols et allemands de Don Juan,
sautent sur le pont de la Sultana d’Ali Pacha, qui est une merveille
esthétique mais ne dispose pas de balustrades et de parapets pour
protéger ses superstructures, comme leur propre galère amirale, La
Reale. C’est sur le pont de la Sultana que la bataille rangée aura lieu.
Les soldats de la Sainte Ligue ont l’avantage d’être cuirassés et
casqués, face aux Turcs coiffés de turbans. Par 2 fois, ils approchent
la personne d’Ali Pacha, mais les petits bâtiments turcs déversent sans
cesse des renforts sur la Sultana, en espérant que le nombre et le
courage des janissaires viendra à bout de ces soldats bardés de fer, qui
manient l’arquebuse à merveille, avec une discipline de groupe sans
pareille. Les embarcations espagnoles ont un pont surélevé par rapport à
leurs équivalentes turques : de là, les arquebusiers des tercios peuvent canarder les Turcs et surtout leurs archers, qui sont, dans le camp ottoman, les combattants les plus dangereux.
Longtemps,
c’est une mêlée effroyable, sur l’espace restreint de quelques planches
flottantes. La fumée de la poudre aveugle tous les combattants. Don
Juan est devant, en première ligne, à côté de ses valeureux soldats. Don
Luis de Requesens l’exhorte à ne pas s’exposer. Il répond : “Ma vie ne
vaut pas mieux en ce moment que celle du dernier des soldats. Je
vaincrai ou je mourrai l’épée à la main : ne pensez qu’à votre devoir,
comme je pense au mien. Chacun de nous est maintenant à la miséricorde
de Dieu”. Don Luis obtempère et la fine fleur de l’aristocratie
espagnole se range autour du jeune chef aimé et incontesté. Il y a là le
Comte de Priego, Rodrigo de Benavidès, Luis de Cardora, Philippe de
Heredia, Ruy Diaz de Mendoza, Juan de Guzman et une flopée de jeunes
nobles qui veulent, ce jour-là, dans cette effroyable mêlée, gagner
quelques morceaux de gloire. Ils attaquent. Ils sont repoussés. Ils
attaquent encore. Le régiment de Sardaigne de Don Lopez de Figueroa plie
sous l’assaut turc.
[Ci-dessous : Bataille navale de Lépante (détail), Andrea Micheli dit Il Vicentino]
Don
Bernardino de Cardenas est renversé par un coup d’espingole et Don Juan
le remplace aussitôt à la tête de ses soldats. En face d’eux, Ali Pacha
en personne, qui délaisse son arc pour combattre au corps à corps son
adversaire, le fils de Charles Quint. À ce moment-là, nous rappelle
l’écrivain wallon Maurice des Ombiaux, le capitaine général de la
chrétienté, le brave amiral du pape, Marco Antonio Colonna, avec le
navire du bey ottoman de l’Eubée (le Négropont) dont il vient de
s’emparer, fonce à toute vitesse sur la Sultana. La proue de la galère
turque capturée s’enfonce profondément dans le navire amiral d’Ali
Pacha. Les arquebusiers du pape mitraillent les Turcs et Don Juan lance
un nouvel assaut. Le fils de Charles Quint tient une hache et une épée à
large lame. Sardes et Espagnols sont galvanisés : plus rien ne les
arrête, leur fureur balaie le pont, plus aucun janissaire ne résiste.
Ils prennent l’étendard du Prophète venu de La Mecque. Ali Pacha est
blessé, une balle d’arquebuse l’a frappé au front. Il s’écroule. Un
soldat lui tranche la tête et la fiche sur une pique. Don Juan est
horrifié et fait immédiatement jeter la tête à la mer. Le centre de la
Sainte Ligue a gagné la partie : la Sultana est aux mains de ses
soldats. Parmi eux, Miguel de Cervantès, qui vient de perdre sa main
gauche dans un corps à corps, pour la “plus grande gloire de la droite”,
qui écrira le fameux roman Don Quichotte, où est évoquée la bataille de
Lépante.
L’aile gauche venge cruellement la mort atroce de Bragadin
L’aile
gauche de la Sainte Ligue, commandée par le Vénitien Barbarigo encaisse
d’abord un assaut impétueux, lancé par Mohammed Scirocco, qui tente de
pousser ses ennemis vers la côte. Barbarigo, inébranlable, électrise ses
soldats et ses marins, qui retournent la situation en leur faveur :
cette fois, ce sont les Turcs qui sont acculés au littoral. Pour se
dégager, ils doivent donner l’assaut, mais sous le feu nourri des
arquebusiers vénitiens. Un archer ottoman envoie une flèche dans l’œil
de Barberigo qui lui transperce la moitié du crâne. Il mourra après la
bataille. Son neveu, Giovanni Mario Contarini, prend le commandement.
Les janissaires, plus nombreux que leurs adversaires, montent à
l’abordage et sont refoulés ; les soldats croates, italiens et dalmates
de la Sérénissime s’emparent rapidement de la galère de Scirocco.
La
discipline des soldats de la Ligue, leur habilité à manier l’arquebuse
et leurs casques et cuirasses compensent facilement leur infériorité
numérique. Scirocco, vice-roi d’Alexandrie, est tué, décapité et jeté à
la mer. Une première vengeance vénitienne pour la mort de Bragadin. Mais
ce ne sera pas tout : les Vénitiens de Barbarigo et Contarini vont
systématiquement massacrer tous les marins et soldats turcs qui
tomberont entre leurs mains. Les 15.000 galériens chrétiens de la flotte
de Mohammed Scirocco sont libérés. Les galères turques, prises de
panique, se rabattent sur la côte et s’échouent. Il ne reste rien,
absolument rien de la flotte du vice-roi d’Alexandrie. Au nord de l’aire
de combat, la victoire est acquise à la Sainte Ligue mais au prix fort :
les capitaines Contarini, Barbarigo et Querini sont morts au combat ou
succomberont à leurs blessures.
Bonnes manœuvres et erreur d’Ouloudj Ali
Au
sud, Gianandrea Doria s’était laissé enveloppé par le redoutable
corsaire algérois Ouloudj Ali. Le centre, qui vient de vaincre et n’a
plus devant lui que des carcasses de galères incendiées, se voit
subitement menacé sur ses arrières par les galères d’Ouloudj Ali. La
capitane de Malte fait face à 7 galères algéroises, 10 navires vénitiens
sont encerclés. Les arrières-gardes de Don Juan de Cardona et du
Marquis de Santa-Cruz foncent à la rescousse. Les 2 commandants sont
touchés mais restent à leur poste. Doria se rend compte de son erreur et
revient en toute hâte au combat. Don Juan rameute une douzaine de
galères encore en bon état et fonce sur le dispositif d’Oulouch Ali.
La
situation est redressée de justesse et la majeure partie des pertes
européennes, en cette journée de Lépante, sont dues aux coups du pirate
algérois. Qui a commis toutefois une erreur grave : au lieu de
s’attaquer à davantage de galères chrétiennes, il fait une pause pour
tenter de remorquer ses prises, dont 3 galères de l’Ordre de Saint-Jean.
Il perd un précieux temps qui permet aux arrière-gardes espagnoles et à
Don Juan de passer à l’attaque. Il n’emportera même pas ses prises, il
doit les larguer pour fuir plus vite. Ouloudj Ali n’a plus qu’une
solution : sauver sa flotte, quitter le lieu des combats et se réfugier à
Alger, sa place forte.
Pourquoi la Sainte Ligue a-t-elle vaincu à Lépante ?
La
victoire est totale pour la Ligue. Comment les écoles militaires
expliquent-elles aujourd’hui cette victoire ? Le professeur américain
Victor Davis Hanson attribue cette victoire aux galéasses, bien
évidemment, et à leur puissance de feu, qui valait celle d’une douzaine
de galères ottomanes. Don Juan avait fait scier les proues de ses
navires pour installer des canons capables de tirer de face et non pas
latéralement. Ce dispositif permettait de tirer des boulets sur la ligne
de flottaison des galères ottomanes. Privées de ce dispositif, les
galères turques tiraient généralement trop haut, ne provoquant aucun
dommage chez leurs adversaires. L’infanterie espagnole et allemande
(7.300 mercenaires levés en Allemagne pour un total de 27.800 soldats de
Philippe II) a prouvé sa supériorité lors de la bataille de Lépante ;
elle disposait d’arquebuses relativement légères (de 7,5 à 10 kg) dont
la portée était de 350 à 450 m. ; elle était cuirassée et casquée ; elle
misait sur la solidarité du groupe et sur la discipline, non sur
l’héroïsme personnel. Ensuite, bien sûr, la qualité de l’artillerie
vénitienne et l’excellence de la tactique du feu nourri qu’elle
inaugurait, ont largement contribué à la victoire de la Ligue. Hanson
rappelle aussi que la Ligue disposait de 1.815 canons et les Turcs de
750 seulement. Ce sont ces atouts-là, dit Hanson, voix très écoutée
aujourd’hui en matière d’histoire militaire, qui ont donné la victoire à
Don Juan. La bataille n’a duré que 4 bonnes heures, nous rappelle
l’historien militaire américain. Au cours de ce laps de temps finalement
fort bref, 150 hommes ont été tués par minute, ce qui nous amène à
quelque 40.000 morts, un taux de mortalité effrayant comparable à celui
de la bataille de la Somme pendant la première guerre mondiale.
L’historien militaire allemand Helmut Pemsel détaille dans son ouvrage destiné aux officiers de la Bundesmarine
les pertes de la journée de Lépante : les Turcs auraient perdu 150
navires, dont 110 sont pris par la Sainte Ligue et 30 échoués sur les
côtes du Cap Scrophia, à l’entrée du Golfe de Patras. On aurait dénombré
25.000 morts chez les Turcs et 5.000 prisonniers. Les marins de la
Sainte Ligue auraient libéré 12.000 galériens chrétiens (et non 15.000
comme l’affirment d’autres sources). Les chrétiens auraient perdu 8000
hommes au combat et leurs rangs auraient compté 20.000 blessés, dont
Cervantès. Ils n’auraient perdu en outre que de 12 à 15 bateaux, surtout
sur le front tenu par Ouloudj Ali. Pemsel conclut : « Lépante a été
l’une des plus grandes batailles navales de l’histoire, la dernière
bataille de galères et, pour une longue période, la dernière bataille
décisive dans l’espace méditerranéen. Mais la bataille n’a eu aucun
effet stratégique sur le long terme, car la coalition chrétienne s’est
rapidement disloquée ». Après l’hiver, en effet, les partenaires de la
Sainte Ligue ne parviennent plus à accorder leurs violons. Philippe II
est très réticent. Il se borne à maintenir sa flotte dans les eaux
italiennes, au cas où une flotte turque reconstituée, ou la flotte
d’Ouloudj Ali, qui a échappé au désastre, reviendrait ravager
l’Adriatique ou la Tyrrhénienne.
Pour
le reste, le roi d’Espagne se dit plus préoccupé des troubles aux
Pays-Bas et de la situation en Angleterre, où les pirates, avec la
complicité tacite de la nouvelle reine Élizabeth Ire
d’Angleterre, risquent fort bien de s’en prendre aux ports galiciens ou
asturiens et de couper les communications entre l’Espagne et les
Flandres. Qui plus est, les corsaires anglais attaquent les navires
espagnols dans les Caraïbes. Philippe II rappelle une bonne partie de sa
flotte pour protéger les Pays-Bas que menacent un débarquement anglais
ou une intervention huguenote française en faveur des insurgés
calvinistes et protestants de Hollande. Il faut aussi préciser que
l’Espagne est présente depuis février 1565 dans le Pacifique, dans les
Philippines. 3 et 4 ans après Lépante, en 1574 et 1575, Juan de Salcedo,
commandant de la garnison espagnole des Philippines, réussit à enrayer
la conquête de l’archipel par les pirates chinois de Li-Ma-Hong.
Quelques réflexions sur l’après-Lépante
Lépante,
comme le dit bien Pemsel, est une des dernières batailles décisives en
Méditerranée, avant que les enjeux stratégiques majeurs, y compris pour
l’Espagne, ne passent de l’antique “Mare Nostrum” des Romains à
l’Atlantique. Philippe II, poussé par ces contingences nouvelles,
concentre désormais ses efforts sur l’Atlantique et laisse, dans le
bassin occidental de la Grande Bleue, une œuvre inachevée : la piraterie
barbaresque y est toujours présente et ne cessera définitivement de
menacer l’Europe, y compris sa façade atlantique, qu’au début du XIXe
siècle. En 1823, la Ligue Hanséatique de Hambourg se plaint d’un raid
de corsaires algériens ou marocains dans les eaux de la Mer du Nord ! La
conquête française de l’Algérie mettra un terme à ces actions de
piraterie.
L’après-Lépante
est marqué par l’inaction. Venise ne récupère pas Chypre. Les Ottomans
réarment une flotte. Le sultan peut dire avec ironie : “En prenant
Chypre, nous vous avons coupé le bras. En détruisant notre flotte, vous
nous avez rasé la barbe. Un bras ne repousse jamais ; la barbe repousse
toujours”. De fait, la perte de Chypre est un désastre pour l’Europe et
l’acharnement des gouvernements turcs successifs à vouloir conserver à
tout prix la reconquête de l’île, réalisée pendant l’été 1974, s’inscrit
bien dans la logique géopolitique et stratégique qui se profile
derrière la boutade du sultan ottoman. Pour la Turquie, c’est une
question de prestige de rester à Chypre, même si la non reconnaissance
par Ankara de l’État cypriote grec empêche l’État turc de devenir membre
à part entière de l’UE. Où le sultan s’est avéré moins pertinent, c’est
quand il a évoqué sa nouvelle flotte. Elle était certes aussi nombreuse
que celle perdue à Lépante, mais nettement moins bien dotée en canons
que ses homologues vénitiennes ou espagnoles. Les forges de l’arsenal de
Venise étaient bien plus efficaces que les pauvres ateliers ottomans.
Pire, ajoute Hanson, les Ottomans dotent encore, après Lépante, leurs
galères de canons pris à l’ennemi. La structure économique de l’empire
ottoman, ajoute-t-il, ne permet pas de créer des manufactures capables
de produire en masse un armement standardisé et moderne.
Les combats sur mer en Méditerranée après Lépante
Sur
le terrain, 10 mois après Lépante, Colonna rencontre la nouvelle flotte
turque au Cap Matapan. C’est Ouloudj Ali qui la commande et elle compte
225 galères. Celle de Colonna est composée de 127 galères, 6 galéasses
et 24 voiliers. Ouloudj Ali préfère éviter le combat. Il se retire sans
perdre un navire. Une vingtaine de jours plus tard, les Espagnols
rejoignent Colonna, avec, à leur tête, Don Juan. Les 2 flottes font
jonction à Corfou, mais aucun engagement n’a lieu. En 1573, Venise signe
une paix séparée avec les Turcs : la sainte Ligue cesse automatiquement
d’exister. L’âme de l’unité de la Sainte Ligue, Pie V, était décédé en
mai 1572. Le principal événement à signaler dans l’après-Lépante, c’est
la reprise de Tunis en octobre 1573 par les Espagnols de Don Juan.
Victoire éphémère : Ouloudj Ali reprend définitivement la ville en
juillet 1574, avec 70.000 hommes qu’amène son futur successeur, Sinan
Pacha. La perte définitive de Tunis scelle la fin du rêve espagnol de
contrôler l’Afrique du Nord. L’Espagne se tourne pour de bon vers
l’Atlantique, car c’est au-delà de l’Atlantique que réside désormais sa
richesse et son empire. L’annexion du Portugal en 1580 accentue encore
davantage ce tropisme atlantique. La Turquie abandonne aussi l’idée
d’intervenir dans le bassin occidental car elle entre dans une longue
guerre contre les Perses qui durera de 1578 à 1590. En juillet 1586, 7
galères algéroises attaquent Lanzarote dans les Canaries et capturent
200 Canariens : c’est la première attaque des Barbaresques d’Algérie
dans l’Océan Atlantique.
Il faudra attendre le début du XVIIe
siècle pour revoir des combats sporadiques en Méditerranée. À signaler :
une bataille au large de la Sardaigne, le 3 octobre 1624, où une flotte
italienne détruit un parti algérois. En août 1640, la flotte des
Chevaliers de Malte, sous la direction du Comte Ludwig von Hessen,
capture 6 grands voiliers barbaresques devant Tunis. Le 28 septembre
1644, 6 galères maltaises capturent au large de Chypre un galéon turc
avec, à son bord, l’une des épouses favorites du sultan. Le 4 avril
1655, l’Amiral anglais Blake, avant de se tourner contre l’Espagne,
détruit Porto Farina près de Tunis et fait taire les canons du fort à
l’aide de ses propres batteries : c’est la première fois qu’une
artillerie montée sur vaisseaux parvient à neutraliser une citadelle.
Il faudra attendre la guerre de Crète
(1645-1669) pour qu’un conflit d’envergure, s’inscrivant dans la longue
guerre euro-turque, réanime le théâtre méditerranéen et pour que
l’empire ottoman enregistre l’un de ses derniers triomphes. Le prétexte
de cette guerre est la capture en 1644 de la belle épouse du sultan par
les Chevaliers de Malte. En représailles, les Turcs débarquent en Crète
et s’emparent de l’île, que personne ne pourra leur arracher. Venise ne
parvient pas à briser les lignes de communications turques : elle doit
demander la paix et abandonner la Crète. La dernière grande île du
bassin oriental tombe aux mains des Turcs, 98 ans après Lépante. Avec la
marche de Kara Mustafa sur Vienne en 1683, ce sera le chant du cygne de
l’empire ottoman. La défaite devant Vienne annonce la perte de la
Hongrie et du Nord de la péninsule balkanique. La Sublime Porte est sur
le déclin, sous les coups de boutoirs des armées habsbourgeoises,
dirigées par ce génie militaire que fut le Prince Eugène de
Savoie-Carignan. L’empire ottoman ne menacera plus l’Europe. Et les
Européens s’empresseront d’oublier le danger turc.
Aujourd’hui,
avec le déclin démographique de l’Europe et l’amnésie généralisée qui
s’est emparé de nos peuples dans l’euphorie d’une société de
consommation, le danger turc est pourtant bien présent. Une adhésion à
l’UE submergerait l’Europe et lui ferait perdre son identité
géopolitique, forgée justement pendant plus d’un millénaire de lutte
contre les irruptions centre-asiatiques dans sa périphérie ou carrément
dans son espace médian. L’Europe doit être vigilante et ne tolérer aucun
empiètement supplémentaire de son territoire : à Chypre, dans l’Égée,
dans le Caucase, sur le littoral nord-africain où subsistent les
“presidios” espagnols, dans les Canaries, il faut être intransigeant.
Mais dans quel esprit doit s’inscrire cette intransigeance ? Dans
l’esprit de l’Ordre de Saint-Jean, bien évidemment, qui a toujours
refusé de lutter contre une puissance chrétienne ou de s’embarquer dans
des alliances qui s’opposaient à d’autres pactes où des puissances
chrétiennes étaient parties prenantes : on a en tête les alliances
contre-nature que concoctaient les Byzantins sur leur déclin et qui ont
amené les Turcs en Thrace. L’Ordre a toujours su désigner l’ennemi
géopolitique et en a tiré les conséquences voulues.
L’idéal bourguignon du XVe
siècle, très bien décrit dans le beau livre de Bertrand Schnerb,
correspond parfaitement à ce qu’il faudrait penser aujourd’hui, au-delà
des misères idéologiques dominantes et des bricolages insipides de nos
intellectuels désincarnés ou de nos médiacrates festivistes. Notre idéal
remonte en effet à Philippe le Bon, le fils de Jean sans Peur et d’une
duchesse bavaroise, qui prête à Lille, le 17 février 1454, le fameux
“Vœu du Faisan”, un an après la chute de Constantinople. Le “Vœu du
Faisan” est effectivement resté un simple vœu, parce que Trébizonde est
tombée à son tour. Les Ducs de Bourgogne voulaient intervenir en Mer
Noire et harceler les Ottomans par le Nord. Deux hommes ont tenté de
traduire ce projet dans les faits : Waleran de Wavrin et Geoffroy de
Thoisy. L’idéal de la Toison d’Or et l’idéal alexandrin de l’époque
s’inscrivent aussi dans ce “Vœu” et dans ces projets : il convient de
méditer cet état de choses et de l’actualiser, à l’heure où ces mêmes
régions balkaniques, pontiques et caucasiennes entrent en turbulences.
Et où, avec Davutoglu, la Turquie s’est donné un ministre des affaires
étrangères qui qualifie ses options géopolitiques de “néo-ottomanes”.
Lépante
est l’aboutissement d’une guerre longue. Nous l’avons vu. Après
Lépante, cette guerre longue a connu une accalmie. Plusieurs signes
indiquent aujourd’hui que les quelques braises aux trois quarts éteintes
qui sommeillaient encore vaille que vaille dans les reliefs du vieil
incendie sont en train de se raviver, de rougeoyer dangereusement.
Allumeront-elles un nouvel incendie ? Sans doute. La longue mémoire,
dans les guerres longues, est une arme redoutable. Songeons-y. Et
préparons-nous.
► Robert Steuckers, achevé à Forest-Flotzenberg, 15 novembre 2009.
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• Noel MALCOLM, Bosnia – A Short History, Macmillan/Papermac, London, 1994
• Robert MANTRAN, Histoire de la Turquie, PUF (qsj?, n°539), 7ème éd., 1993
• Colin McEVEDY, The New Penguin Atlas of Medieval History, Penguin, London, 1961-1992
• John Julius NORWICH, The Middle Sea – A History of the Mediterranean, Vintage Books, London, 2007
• Geoffrey PARKER, “Le monde politique de Charles-Quint”, in Hugo SOLY (éd.), Charles Quint 1500-1558 – L’empereur et son temps, Fonds Mercator, Anvers, 1999
• Helmut PEMSEL, Seeherrschaft – Eine maritime Weltgeschichte von den Anfängen der Seefahrt bis zur Gegenwart, Berard & Graefe Verlag, 1985
• Henri PIGAILLEM, La Bataille de Lépante (1571), Economica, 2003
• Barnaby ROGERSON, The Last Crusaders – The Hundred-Year Battle for the Centre of the World, Little/Brown, London, 2009
• Jean-Paul ROUX, Histoire des Turcs – Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée, Fayard, 1984
• Jean-Paul ROUX, Un choc de religions – La longue guerre de l’islam et de la chrétienté – 622-2007, Fayard, 2007
• Ferdinand SCHEVILL, A History of the Balkans – From the Earliest Times to the Present Day, Dorset Press, New York, 1991
• Reinhold SCHNEIDER, Philipp der Zweite oder Religion und Macht, Fischer, Frankfurt a. M., 1953-1958
• Bertrand SCHNERB, L’État bourguignon 1363-1477, Perrin (coll. Tempus, n°105), 2005 (pour le chap. 8, consacré au désastre de Nicopolis ; pour le chap. 19, sur les projets bourguignons de Croisade)
• Peter SCHOLL-LATOUR, Im Fadenkreuz der Mächte – Gespenster am Balkan, C. Bertelsmann, München, 1994
• Peter SCHOLL-LATOUR, Allahs Schatten über Atatürk – Die Türkei in der Zerreissprobe – Zwischen Kurdistan und Kosovo, Goldmann, Munich, 2001 (livre consacré à l’actualité turque mais illustré de nombreuses références et exemples historiques, nous permettant de lier l’actualité à l’histoire)
• Jean-François SOLNON, Le turban et la stambouline – L’empire ottoman et l’Europe, XIV°-XX° siècle, affrontement et fascination réciproques, Perrin, 2009
• Yves TERNON, Empire ottoman – le déclin, la chute, l’effacement, éd. Michel de Maule / Félin, s. l., 2005
• Carmen UTRERA & Dolores CRUZ, Cronologia de la Historia de España (I) – Desde la Prehistoria hasta el siglo XV, Acento Editorial, Madrid, 1999
• Chris VAN DER HEIJDEN, Zwarte Renaissance – Spanje en de wereld 1492-1536, Olympus, s.l., 1998-2003
• Hendrik VERBRUGGE, Keizer Karel – Testament van een Habsburger, Lannoo, Tielt, 2000
• Michael W. WEITHMANN, Balkan-Chronik – 2000 Jahre zwischen Orient und Okzident, Pustet/Styria, Regensburg/Graz, 1995
• Michael W. WEITHMANN, Die Donau – Ein europäischer Fluss und seine 3000-jährige Geschichte, Pustet/Styria, Regensburg/Graz, 2000
• Andrew WHEATCROFT, The Enemy at the Gate – Habsburgs, Ottomans and the Battle for Europe, Pimlico, London, 2008
• Alvise ZORZI, Histoire de Venise – La République du Lion, Perrin, coll. Tempus, n°95, 2005 (3ème éd.)
• Jack BEECHING, Don Juan d’Austria – Sieger von Lepanto, Prestel-Verlag, München, 1983
• Wim BLOCKMANS, Keizer Karel – 1500-1558 – de utopie van het keizerschap, Uitgeverij Van Halewyck, Leuven, 2000-2001
• Alain BLONDY, Geschiedenis van Cyprus, Uitgeverij Voltaire, ’s Hertogenbosch, 2000
• Henry BOGDAN, Histoire de la Hongrie, PUF (qsj?, n°678), 1966
• Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, 2 tomes, 1966-1985 (6ème éd.)
• Fernand BRAUDEL, Autour de la Méditerranée, Fallois (Livre de Poche, coll. “Références”, n°460), 1996
• Louis BRÉHIER, Vie et mort de Byzance, Albin Michel, 1946-1969
• Gérard CHALIAND, Guerres et civilisations, Odile Jacob, 2005
• Edmonde CHARLES-ROUX, Don Juan d’Autriche, bâtard de Charles-Quint, éd. Racines, Bruxelles, 2003
• Aymeric CHAUPRADE, “Civilisations turque et européenne : 3.000 ans d’opposition”, in Revue française de géopolitique n°4, “Géopolitique de la Turquie”, Ellipses, 2006
• André CLOT, Soliman le Magnifique, Fayard, 1983
• Philippe CONRAD, “Tableau historique de l’affrontement entre Européens et Turcs”, in Revue française de géopolitique n°4, “Géopolitique de la Turquie”, Ellipses, 2006
• Roger CROWLEY, Empires of the Sea – The Final Battle for the Mediterranean – 1521-1580, Faber and Faber, London, 2008
• Dolores CRUZ & Carmen UTRERA, Cronologia de la Historia de España (II) – Desde los Reyes Catolicos hasta Carlos IV (Siglos XVI, XVII y XVIII), Acento Editorial, Madrid, 1999
• Ghislaine DE BOOM, Les voyages de Charles-Quint, Office de publicité, Bruxelles, 1957
• Maurice DES OMBIAUX, Le dernier des paladins – Don Juan, fils de Charles-Quint, L’édition d’art, Paris, 1926
• Hellmut DIWALD, Der Kampf um die Weltmeere, Droemer Knaur, München/Zürich, 1980
• John H. ELLIOTT, Imperial Spain – 1469-1716, Penguin, Harmondsworth, 1970
• Claire-Eliane ENGEL, L’Ordre de Malte en Méditerranée (1530-1798), Rocher, Monaco, 1957
• Dominique FARALE, Les Turcs face à l’Occident – Des origines aux Seldjoukides, Economica, 2008
• Dominique FARALE, La Turquie ottomane et l’Europe. Du XIVe siècle à nos jours, Economica, 2009
• Orestes FERRARA, Philippe II, Albin Michel, 1961
• Giuliana GEMELLI, Fernand Braudel e l’Europe universale, Marsilio Editore, Venezia, 1990
• Jacques GODECHOT, Histoire de Malte, PUF (coll. qsj?, n°509), 1952
• Jason GOODWIN, Lords of the Horizons - A History of the Ottoman Empire, Vintage Books, London, 1999
• Victor Davis HANSON, Why the West Has Won – Carnage and Culture from Salamis to Vietnam, Faber and Faber, London, 2001
• Jacques HEERS, Les Barbaresques – La course et la guerre en Méditerranée – XIVe-XVIe siècle, Perrin, coll. Tempus, n°220, 2001
• Jérôme HELIE, Petit atlas historique des temps modernes, 2ème éd., A. Colin, 2007
• Philipp HILTEBRANDT, Der Kampf um Mittelmeer, Union Deutsche Verlagsgesellschaft, Stuttgart, 1940
• Charles KING, The Black Sea – A History, Oxford Univ. Press, 2004
• Dimitri KITSIKIS, L’empire ottoman, PUF (QSJ? n°2222), 1985
• Angus KONSTAM, Lepanto 1571 – The Greatest Naval Battle of the Renaissance, Osprey, Oxford (UK), 2003 (Illustrated by Tony Bryan)
• Henry LEMONNIER, Henri II, la lutte contre la Maison d’Autriche 1519-1559, Tallandier, 1983
• Paul LENDVAI, Die Ungarn – Eine tausendjährige Geschichte, Goldmann, München, 2001
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• Yves TERNON, Empire ottoman – le déclin, la chute, l’effacement, éd. Michel de Maule / Félin, s. l., 2005
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• Andrew WHEATCROFT, The Enemy at the Gate – Habsburgs, Ottomans and the Battle for Europe, Pimlico, London, 2008
• Alvise ZORZI, Histoire de Venise – La République du Lion, Perrin, coll. Tempus, n°95, 2005 (3ème éd.)