Michael Marder
Par EROE
• Analyse : Pyropolitics : When the World is Ablaze, Michael Marder, Rowman and Littlefield, London, 2015.
[Ci-contre
: couverture du livre de M. Marder. Y est exposée une inspirée théorie
politique, explorant les flamboiements, au sens littéral et
métaphorique, dans la théologie politique, la pensée révolutionnaire,
les manifestations radicales et la production mondiale d'énergie]
Qu’entendent
les quelques politologues contemporains par « pyropolitique », concept
qui vient d’être formé, notamment par le Professeur Michael Marder (cf. infra) ?
Pour comprendre le contexte dans lequel ce vocable nouveau a émergé, il
convient d’explorer deux domaines particuliers, exploration qui nous
permettra de cerner le contenu même de la pyropolitique.
Le premier de ces domaines est celui de la théologie politique, avec, notamment, les réflexions de Juan Donoso Cortès
sur le libéralisme, le socialisme et le catholicisme (posé, dans son
œuvre, comme la « Tradition » à l’état pur). Il faudra aussi, en
explorant ce domaine de la théologie politique, relire les textes où Carl Schmitt affirme que tout concept politique moderne recèle en lui-même, quelque part, une racine théologique.
Deuxième
domaine à explorer dans l’œuvre politologique de Carl Schmitt : le
corpus dans lequel le juriste de Plettenberg pose les confrontations du
monde contemporain comme un choc permanent entre forces élémentaires
brutes, de pré-socratique mémoire, en l’occurrence l’affrontement entre
l’élément Terre et l’élément Eau. Toute expression réelle du politique (das Politische)
étant, dans cette optique, une expression du facteur élémentaire
« Terre », le politique en soi ne pouvant avoir qu’un ancrage
tellurique, continental. Le véritable homme politique est alors une
sorte de géomètre romain, explique Carl Schmitt dans son Glossarium publié après sa mort. Un géomètre qui mesure et organise le territoire qui tombe sous sa juridiction.
Suite
aux deux défaites allemandes de 1918 et de 1945, la Terre n’a plus été
l’élément dominant de la politique mondiale : elle a été remplacée par
l’Eau, élément du Léviathan thalassocratique. D’où Carl Schmitt démontre
quelle dialectique subversive et mortifère se profile derrière la lutte
de la Terre (Land) contre la Mer (Meer). L’Eau/la mer arrache finalement la victoire au détriment des forces telluriques et des puissances continentales. Dans son Glossarium,
Carl Schmitt insiste lourdement sur les effets désastreux, pour toute
civilisation, de l’écrasante victoire de l’hydropolitique américaine.
« Pyros »
signifie « feu » en grec ancien et représente un autre élément
fondamental selon Michael Marder, qui combine en son sein plusieurs
aspects : celui d’un feu omni-dévorant, aux flammes destructrices, mais
aussi des corollaires comme la lumière et la chaleur, aspects autres, et
tout aussi fondamentaux, de l’élément « feu ». Si Schmitt avait campé
le choc animant la scène internationale comme le choc entre les deux
éléments « Eau » et « Terre », cela ne signifie pas que les éléments
« air » et « feu » n’existaient pas, ne jouaient aucun rôle dans le
politique, même si cela ne transparaissait pas aussi clairement aux
époques vécues par Schmitt.
L’élément
« Feu » recouvre dès lors plusieurs significations : il est la force
brûlante/dévorante de la destruction (que l’on retrouve dans les
révolutions anti-traditionnelles) ; il est aussi la
« lumière-sans-chaleur » de l’idéologie des Lumières ou encore la
chaleur couvant sous la cendre, celle de la révolte silencieuse contre
les institutions abstraites et anti-traditionnelles issues des divers
corpus modernistes du XVIIIe siècle des Lumières.
Dès le moment historique où il n’y a plus aucun territoire vierge à conquérir et à organiser sur la planète (voir les thèses de Toynbee
à ce sujet), à la mode tellurique/continentale des géomètres romains,
la « Terre », en tant qu’élément structurant du véritable politique,
cède graduellement sa place prépondérante, non seulement à l’Eau mais
aussi au Feu. L’Eau est l’élément qui symbolise par excellence le
libéralisme marchand des thalassocraties, des sociétés manchestériennes,
des ploutocraties : voilà pourquoi un monde dominé par l’élément Eau
refuse de reconnaître limites et frontières, les harmonies paisiblement
soustraites à toute fébrilité permanente (Carl Schmitt rappelle dans son
Glossarium que qui cherche le repos, immobile, en mer coule et se noie). Il n’y a plus d’otium (de repos fructueux, d’introspection, de méditation, de transmission sereine) possible, il n’y a plus que du neg-otium (de la nervosité fébrile, des activités matérielles, acquisitives et cumulantes, sans repos). Seul ce neg-otium permanent
et ubiquitaire survit et se développe de manière anarchique et
exponentielle, submergeant tout sous son flux. Nous vivons alors dans
des sociétés ou une accélération sans arrêt (Beschleunigung) domine et annule toutes les tentatives raisonnables de procéder à une « décélération » (Entschleunigung). Dans cette perspective, toute véritable pensée écologique,
et donc non politicienne, vise à ramener l’élément Terre à l’avant-plan
de la scène où se joue le politique (même si la plupart de ces menées
écologiques sont maladroites et empêtrées dans des fatras de vœux pieux
impolitiques).
La
domination de l’hydropolitique, par l’intermédiaire des superpuissances
maritimes, conduit donc à la dissolution des frontières, comme nous
pouvons très clairement le percevoir aujourd’hui, à la suprématie
mondiale de l’économique et aux règles hypermoralistes du nouveau droit
international, inauguré par le wilsonisme dès la Première Guerre
mondiale. L’économique et l’hypermoralisme juridique étant
diamétralement contraires aux fondements du politique vrai, c’est-à-dire
du politique tellurique et romain.
Cependant,
même si la Terre est aujourd’hui un élément dominé, houspillé, cela ne
veut pas dire qu’elle cesse d’exister, de constituer un facteur toujours
potentiellement virulent : elle est simplement profondément blessée,
elle gémit dans une hibernation forcée. Les forces hydropolitiques
cherchent à détruire par tous moyens possibles cette terre qui ne cesse
de résister. Pour parvenir à cette fin, l’hydropolitique cherchera à
provoquer des explosions sur les lambeaux de continent toujours
résistants ou même simplement survivants. L’hydropolitique
thalassocratique va alors chercher à mobiliser à son profit l’élément
Feu comme allié, un Feu qu’elle ne va pas manier directement mais
confier à des forces mercenaires, recrutées secrètement dans des pays ou
des zones urbaines en déréliction, disposant d’une jeunesse masculine
surabondante et sans emplois utiles. Ces forces mercenaires seront en
charge des sales boulots de destruction pure, de destruction de tout se
qui ne s’était pas encore laissé submerger.
L’apogée
des forces thalassocratiques, flanquées de leurs forces aériennes, a pu
s’observer lors de la destruction de l’Irak de Saddam Hussein en 2003,
sans que ne jouent ni l’adversaire continental russe ni les forces
alliées demeurées continentales (l’Axe Paris-Berlin-Moscou). Il y avait donc de la résistance tellurique en Europe et en Russie.
Mais
la guerre contre l’Irak baathiste n’a pas conduit à une victoire totale
pour l’agresseur néoconservateur américain. Les puissances
thalassocratiques n’étant pas des puissances telluriques/continentales,
elles éprouvent toujours des difficultés à organiser des territoires non
littoraux comme le faisaient les géomètres romains. Les terres de
l’intérieur de l’Irak arabe et post-baathiste résistaient par inertie
plus que par volonté de libération, ne passaient pas immédiatement au
diapason moderniste voulu par les puissances maritimes qui avaient
détruit le pays. Cette résistance, même ténue, recelait sans doute un
maigre espoir de renaissance. Or cet intérieur irakien, mésopotamien,
doit être maintenu dans un état de déréliction totale : la
thalassocratie dominante a eu recours à l’élément Feu pour parfaire
cette politique négative. Le Feu est ici l’incendie destructeur allumé
par le terrorisme qui fait sauter immeubles et populations au nom d’un
fanatisme religieux ardent (« ardent » dérivant du latin ardere
qui signifie « brûler »). Les attentats terroristes récurrents contre
les marchés chiites à Bagdad (et plus tard au Yémen) constituent ici les
actions les plus horribles et les plus spectaculaires dans le retour de
cette violente pyropolitique. Le même modèle de mobilisation
pyropolitique sera appliqué en Libye à partir de 2011.
Lorsque
l’on refuse les compétences du géomètre, ou qu’aucune compétence de
géomètre n’est disponible, et lorsque l’on ne désire pas créer un nouvel
État sur les ruines de celui que l’on a délibérément détruit, nous
observons alors une transition vers une pyropolitique terroriste et
destructrice. L’ex-élite militaire baathiste, dont les objectifs
politiques étaient telluriques, ont été mises hors jeu, ont cherché
emploi et vengeance : elles ont alors opté pour la pyropolitique en
créant partiellement l’EIIL, l’État islamique, qui s’est rapidement
propagé dans le voisinage immédiat de l’Irak meurtri, aidé par d’autres
facteurs et d’autres soutiens, aux intentions divergentes. Aux sources
de l’État islamique, nous trouvons donc des facteurs divergents : une
révolte (assez légitime) contre le chaos généré par l’agression
néoconservatrice menée par les présidents Bush (père et fils) et une
manipulation secrète et illégitime perpétrée par les puissances hydro-
et thalassopolitiques et leurs alliés saoudiens. L’objectif est de
mettre littéralement le feu aux pays indésirables, c’est-à-dire aux pays
qui, malgré tout, conservent une dimension politique tellurique.
L’objectif suivant, après la destruction de l’Irak et de la Syrie, sera
d’amener le Feu terroriste chez les concurrents les plus directs du
monde sur-développé : en Europe d’abord, aujourd’hui havre de réfugiés
proche- et moyen-orientaux parmi lesquels se cachent des terroristes
infiltrés, puis en Russie où les terroristes tchétchènes ou daghestanais
sont d’ores et déjà liés aux réseaux wahhabites.
Conclusion :
la stratégie thalassocratique de mettre le Feu à des régions entières
du globe en incitant à des révoltes, en ranimant des haines religieuses
ou des conflits tribaux n’est certes pas nouvelle mais vient de prendre
récemment des proportions plus gigantesques qu’auparavant dans
l’histoire. C’est là le défi majeur lancé à l’Europe en cette deuxième
décennie du XXIe siècle.
La
pyropolitique de l’État islamique a un effet collatéral : celui de
ridiculiser — définitivement, espérons-le — les idéologies de
« lumière-sans-chaleur », dérivées des Lumières et professées par les
élites eurocratiques. La lumière seule, la trop forte luminosité sans
chaleur, aveugle les peuples et ne génère aucune solution aux problèmes
nouveaux qui ont été fabriqués délibérément par l’ennemi hydro- et
pyropolitique, qui a l’habitude de se déguiser en « allié »
indispensable. Toute idéologie politique déterminée uniquement par
l’élément « lumière » est aveuglante, dans la perspective qu’inaugure
Michael Marder en sciences politiques ; elle est aussi dépourvue de tous
sentiments chaleureux, déterminés par l’aspect « chaleur » de l’élément
Feu. Cette absence de « chaleur » empêche tout élan correcteur, venu du
peuple (du pays réel), et ôte tout sentiment de sécurité. Toute
idéologie de « lumière sans chaleur » est, par voie de conséquence,
condamnée à échouer dans ses programmes d’organisation des sociétés et
des États. Les États européens sont devenus des États faillis (failed States)
justement parce que leurs élites dévoyées n’adhèrent qu’à des
idéologies de « lumière-sans-chaleur ». Dans les circonstances
actuelles, ces élites ne sont faiblement défiées que par des mouvements
plus ou moins populistes, exigeant le facteur « chaleur » (la Pologne
fait exception).
L’Europe
d’aujourd’hui subit une double agression, procédant de deux menaces
distinctes, de nature différente : la première de ces menaces provient
des systèmes idéologico-politiques relevant de la « lumière seule »
parce qu’ils nous conduisent tout droit à cet effondrement planétaire
dans la trivialité qu’Ernst Jünger
avait appelé la « post-histoire ». L’autre menace est plus visible et
plus spectaculaire : c’est celle que représente la pyropolitique
importée depuis le monde islamisé, littéralement incendié depuis deux ou
trois décennies par divers facteurs, dont le plus déterminant a été la
destruction de l’Irak baathiste de Saddam Hussein. La pyropolitique de
l’État islamique vise désormais à bouter le feu aux pays de l’Europe
occidentale, tenus erronément pour responsables de l’effondrement total
du Proche- et du Moyen-Orient. La pyropolitique de l’État islamique est
un phénomène complexe : la dimension religieuse, qu’elle recèle, se
révolte avec sauvagerie contre l’idéologie dominante de l’Occident et de
la globalisation, qui est, répétons-le, une idéologie de lumière
froide, de lumière sans chaleur. Exactement comme pourrait aussi se
révolter un pendant européen de ce déchaînement féroce de feu et de
chaleur, qui agite le monde islamisé. Ce pendant européen viserait alors
le remplacement définitif des nuisances idéologiques aujourd’hui
vermoulues, qualifiables de « lumière seule ». Le piètre fatras
libéralo-eurocratique, condamnant les peuples au dessèchement et au
piétinement mortifères et post-historiques, cèderait le terrain à de
nouveaux systèmes politiques de cœur et de chaleur. L’avatar néolibéral
des idéologies de « lumière seule » cèderait ainsi devant un solidarisme
générateur de chaleur sociale, c’est-à-dire devant un socialisme
dépouillé de toute cette froideur qu’avait attribué aux communismes
soviétique et français Kostas Papaïoannou, une voix critique du camp marxiste dans les années 60 et 70 en France.
La
pyropolitique salafiste/wahhabite n’est pas seulement une critique,
compréhensible, de la froideur des idéologies de la globalisation ; elle
recèle aussi un aspect « dévorateur » et extrêmement destructeur, celui
qu’ont cruellement démontré les explosions et les mitraillades de Paris
et de Bruxelles ou que mettent en exergue certaines exécutions
publiques par le feu dans les zones syriennes conquises par l’État
islamique. Ces attentats et ces exécutions visent à insuffler de la
terreur en Europe par le truchement des effets médiatiques qu’ils
provoquent.
L’utilisation de ces dimensions-là de la pyropolitique, et le fait qu’elles soient dirigées contre nous, en Europe,
constituent une déclaration de guerre à toutes les parties du monde où
la religiosité absolue (sans syncrétisme aucun) des wahhabites et des
salafistes n’a jamais eu sa place. Le monde, dans leur perspective, est
un monde constitué d’ennemis absolus (Dar-el-Harb). Nous faisons partie,
avec les orthodoxes russes, les Chinois ou les bouddhistes thaïlandais,
de cet univers d’ennemis absolus. Position qu’il nous est impossible
d’accepter car, qu’on le veuille ou non, on est toujours inévitablement
l’ennemi de celui qui nous désigne comme tel. Carl Schmitt et Julien Freund insistaient tous deux dans leurs œuvres sur l’inévitabilité de l’inimitié politique.
Personne
ne peut accepter d’être rejeté, d’être la cible d’un tel projet de
destruction, sans automatiquement se renier, sans aussitôt renoncer à
son droit de vivre. C’est là que le bât blesse dans l’Europe anémiée,
marinant dans les trivialités de la post-histoire : le système politique
qui la régit (mal) relève, comme nous venons de le dire, d’une
idéologie de lumière sans chaleur, mise au point au cours des cinq
dernières décennies par Jürgen Habermas.
Cette idéologie et sa praxis proposée par Habermas n’acceptent pas
l’idée agonale (polémique) de l’ennemi. Dans son optique, aucun ennemi
n’existe : évoquer son éventuelle existence relève d’une mentalité
paranoïaque ou obsidionale (assimilée à un « fascisme » irréel et
fantasmagorique). Aux yeux d’Habermas et de ses nombreux disciples
(souvent peu originaux), l’ennemi n’existe pas : il n’y a que des
partenaires de discussion. Avec qui on organisera des débats, suite
auxquels on trouvera immanquablement une solution. Mais si ce
partenaire, toujours idéal, venait un jour à refuser tout débat, cessant
du même coup d’être idéal ? Le choc est alors inévitable. L’élite
dominante, constitué de disciples conscients ou inconscients de
l’idéologie naïve et puérile des habermassiens, se retrouve sans réponse
au défi, comme l’eurocratisme néolibéral ou social-libéral aujourd’hui
face à l’État islamique et ses avatars (en amont et en aval de la chaîne
de la radicalisation). De telles élites n’ont plus leur place au devant
de la scène. Elles doivent être remplacées. Ce sera le travail ardu de
ceux qui se sont toujours souvenu des enseignements de Carl Schmitt et
de Julien Freund.
► Robert Steuckers, Forest-Flotzenberg, mai 2016.
***
•
Lectures complémentaires (articles du Michael Marder, professeur de
recherche en philosophie à l’Université du Pays Basque, Vitoria-Gasteiz,
Espagne) :
« The Enlightenment, Pyropolitics, and the Problem of Evil », Political Theology, 16(2), 2015, pp. 146-158.
« La Política del Fuego : El Desplazamiento Contemporáneo del Paradigma Geopolítico », Isegoría, 49, July-December 2013, pp. 599-613.
« After the Fire : The Politics of Ashes », Telos, 161, Winter 2012, pp. 163-180. (special issue on Politics after Metaphysics)
« The Elemental Regimes of Carl Schmitt, or the ABC of Pyropolitics », Revista de Ciencias Sociales / Journal of Social Sciences, 60, Summer 2012, pp. 253-277. (special issue on Carl Schmitt)
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• Note à l'attention des lecteurs :
La version originale de ce texte est anglaise et a paru pour la première fois le 6 mai 2016 sur le site américain (Californie) Counter-Currents Publishing dont le webmaster Greg Johnson a eu l'amabilité de relire ce texte et de le corriger. Merci !
La version espagnole est parue sur le site Katehon, lié aux activités d'A. Douguine et de L. Savin. Merci au traducteur !
La version tchèque est parue sur le site Délský potápěč. Merci au traducteur !