♦ Ce texte est la traduction d’une partie du chapitre VII de Philosophical Grounds (Peter Lang, New York, 1991).
Le
progrès amène ainsi l’homme à de nouvelles contradictions et à la prise
de conscience que son autonomie, une fois achevée, est de nouveau à la
recherche de l’hétéronomie. Et alors il est piégé. Non seulement par son
orgueil qui ne se résout pas à extérioriser sa thèse ; mais aussi par
l’abolition des structures externes et par leur remplacement par une
culpabilité interne, qui étrangement, intensifie le mérite de
l’individu.
***
Le
principe de l’autonomie de l’homme, cet idéal qu’on a poursuivi des
siècles durant, se trouve être un fardeau. L’histoire et la pensée
modernes ont été façonnées par l’attente de l’indépendance
progressivement réalisée dans tous les domaines. Indépendance de tout
contrôle cosmique ou divin, indépendance de toute direction morale
assurée par des institutions et en fin de compte, indépendance de toute
structure ou modèle de pensée. La raison, par exemple, pour laquelle le
régime bolchevique a représenté pendant des décennies un espoir absolu
pour un très grand nombre de gens était que sa réelle brutalité pouvait
être interprétée comme le présage de l’émancipation totale à venir.
Les
souffrances qu’il infligeait étaient ressenties comme proportionnées à
l’obscurantisme de l’histoire, des griffes duquel il essayait maintenant
de sortir l’humanité. Qu’un système de salut aussi faux ait connu en ce
siècle une fin honteuse n’a pas éteint la foi constamment renouvelée
dans le fait qu’il valait la peine de payer le prix des échecs et des
défaites puisque les chaînes devaient tomber. Cependant, malgré quelques
étincelles qui maintenaient une lueur d’espoir, les illusions n’ont pu
empêcher l’angoisse grandissante à l’idée que l’homme moderne ne pouvait
assumer sa liberté.
Il
semblait être parvenu rapidement aux limites de celle-ci lorsque
soudain un abîme s’est ouvert : il s’est vu lui-même comme le héros
d’efforts spéculatifs, mais aussi comme piètre constructeur de systèmes.
Plus il s’entourait de garanties contre les risques, contre les
maladies, la domination politique et le contrôle moral de ses actions,
plus il devenait fragile, fatigué, dépendant, exploité par le système
auquel il avait contribué, et qui prenait la forme d’une nouvelle
prison. La conclusion inévitable que seuls quelques-uns en ont tiré fut
que nous créons des systèmes pour les détruire ensuite et en créer
d’autres à partir de leurs disjecta membra. (De là la vogue du
structuralisme qui enseigne que les phénomènes se présentent comme
éléments d’une structure à l’intérieur de laquelle, et seulement à
l’intérieur de laquelle, ils prennent un sens).
La
conséquence en est que l’homme moderne a été saturé de liberté et qu’il
aspire maintenant à l’asservissement, ou au moins à la stabilité qu’une
structure extérieure qu’il n’aurait pas construite, et qu’une autorité
peuvent offrir. Cette aspiration se manifeste de nombreuses manières.
L’individualisme et ses droits apparaissent soudain comme excessifs car
les gens sont séparés les uns des autres et manquent de solidarité et de
convivialité. L’absence imprévue de sentiments communautaires suggère
que les liens traditionnels, les conventions sociales, l’autorité
politique ne sont pas des entraves contraignantes comme la modernité a
voulu le faire croire, mais des institutions grandement bénéfiques,
justement parce qu’elles sont respectées et officiellement encouragées.
Cela
est vrai pour les liens de citoyenneté, l’appartenance à une communauté
qu’on n’a pas choisie comme le groupe linguistique, la nation ou
l’église particulière. On a constaté que dans la mesure même où les
liens antérieurs s’affaiblissaient, de nouveaux se formaient : à la
place de l’Église, la secte ; à la place de l’autorité institutionnelle,
le gourou escroc ; à la place de la nation, le groupe ethnique ; à la
place de la grande communauté, la communauté californienne. La
caractéristique de ces nouvelles configurations est leur caractère
informel et en dehors de toute institution.
Mais
là n’est pas l’aspect essentiel, et on en arrive bientôt à être soumis à
la contrainte et à la rigidité. Il est significatif que
l’individualisme soit maintenant en déclin : il est de plus en plus
considéré comme un fardeau, il n’apparaît plus comme un horizon doré.
Cependant, la société officielle reste empêtrée dans une référence à
elle-même exclusive de toute autre, dans une souveraineté qu’elle
s’arroge, dans l’autorité qu’elle se confère elle-même. Le peuple sent
que ce ne sont que des formules creuses et que l’autorité qui ne vient
pas de l’extérieur n’est pas authentique. Jean-Pierre Dupuy fournit
d’intéressants commentaires : quand les lois sont produites par une
société sans référence extérieure ni transcendance, les gens commencent
par être flattés, puis rassurés, mais à la fin, ils se posent la
question suivante : pourquoi, si je me suis donné une loi, Devrais-je y
obéir lorsque elle est momentanément contraire à mes intérêts ou à mes
caprices ? Et : si je suis mon propre souverain, pourquoi aurais-je
besoin de lois ?
De
ces contradictions de plus en plus évidentes de la modernité, il
s’ensuit que des conflits s’engendrent à l’intérieur des formes
actuelles de coexistence sociale, conflits accompagnés d’une sorte de
clause tacite selon laquelle ils ne pourraient être résolus. Cela sonne
comme une énormité, contraire à la nature humaine et à ses inclinations.
Cependant, une brève réflexion peut éclairer cette proposition. Le
philosophe Marcel Gauchet a, à cet égard, une remarque profonde : «
Quand les dieux désertent le monde, quand ils cessent de venir signifier
leur altérité, c’est le monde lui-même qui se met à nous apparaître
autre, à révéler une profondeur imaginaire » (Le désenchantement du monde, Gal., 1985, p. 297).
L’objet
de la quête de l’homme aujourd’hui est le monde dans toute son opacité
puisqu’il n’est transparent que lorsque nous percevons au-delà de lui un
créateur. On pensait autrefois que les conflits avaient pour cause des
agents qui du dehors dressaient les hommes les uns contre les autres,
parfois pour un bien ultérieur, parfois pour une harmonie subséquente
mais non visible. Quand les conflits n’ont pas de justification
transcendante aux yeux des participants, ils deviennent la raison d’être
de l’existence, un poids qui enracine les hommes dans ce monde. Ils
leur permettent de ressentir leur humanité.
Le
conflit se transforme en lutte des classes, problèmes sociaux, etc.,
tumulte grâce auquel des perfectionnements pourront avoir lieu. En bref,
le conflit donne aux hommes un sentiment de densité, la sensation d’une
existence remplie, face à un arrière-plan de vide. Nous pourrions nous
intéresser aux conséquences à travers la réflexion d’un autre philosophe
social, Louis Dumont (Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983).
La
question à laquelle il essaie de répondre est celle de savoir quel
enjeu représente l’individualisme moderne pour l’humanité. Sa réponse
est que l’individualisme, non en tant que caractère, mais en tant
qu’idéologie, requiert une « complète légitimation du monde » et par
conséquent, « le transfert complet de l’individu sur le monde » présumé
être le monde des traditions et des structures traditionnelles, avec en
arrière-plan, la famille et la communauté, et plus particulièrement
l’univers invisible.
Quand
toute réalité ontologique a été liquidée au profit de l’individuel et
du particulier (c’est le triomphe du nominalisme), l’individu et ses
actions acquièrent le statut d’uniques existants. Et c’est ainsi que
l’homme moderne se présente à nous. Nous sommes prêts à comprendre que
ses conflits ne peuvent pas être expliqués plus longtemps par l’ironie
supérieure d’un dieu, mais plutôt par l’analyse sociologique des
intérêts et des droits respectifs, des motifs psychologiques, de
l’arrière-plan idéologique et de l’orientation politique. Nous avons
choisi le conflit comme thermomètre des relations humaines et sociales
modernes, mais d’autres exemples auraient tout autant été valables.
Ils
montrent tous le fardeau écrasant que l’homme a pris l’habitude de
partager avec Dieu, que ce soit par le péché et le châtiment, ou la
destinée et la puissance. L’homme n’a plus de co-agent. Maintenant, il
croit, en tant qu’individu fièrement autonome et souverain, qu’il n’a
plus de fardeaux à porter. Les fardeaux font partie du passé. L’homme
postmoderne est capable de monter partout où il pose les yeux. La vérité
est que, en réalité, les fardeaux sont maintenant de nature différente :
c’étaient autrefois les lois imposées, les décisions des supérieurs, la
vie en référence aux autres et aux nombreuses servitudes qu’ils
impliquent. Les fardeaux ont maintenant changé, ils se nomment solitude,
sentiment de culpabilité, et, comme nous l’avons vu plus haut,
structures auto-construites.
Ces
nouveaux fardeaux sont aussi lourds à porter que l’était le poids des
contraintes institutionnelles anciennes. L’homme postmoderne n’est pas
non plus exempté des systèmes de croyance qui enfermaient ses ancêtres
dans un réseau concentrique de prétendues superstitions aliénantes. Dans
la mesure même où l’homme moderne insistait sur la rationalisation des
mythes immémoriaux et des vérités qui entouraient sa vie, il a commencé à
recréer, de façon très inconsciente, des systèmes de substitution
irrationnels. Après avoir désenchanté l’univers et l’avoir retiré du
cercle des forces occultes, il a commencé à s’effrayer de ne plus
trouver d’esprits ou de fantômes nulle part, et il a essayé d’échapper à
ce désenchantement. Il s’est retrouvé à nouveau dans un monde de magie,
de trompe-l’œil, d’angoisse et de terrifiants symboles de domination.
En
bref, “l’univers ouvert” aspirait à se refermer. C’est un lieu commun
de dire que l’homme postmoderne se sent oppressé et coupable : les
romans, les poèmes, les pièces et les essais philosophiques s’en font
tous l’écho. La liberté du Kirilov des Possédés nous plonge
dans un abîme puisqu’elle nous apporte la très coûteuse nouvelle que
c’est l’homme, et non Dieu, qui est le pire oppresseur de lui-même et
que c’est l’opprimé qui se sent coupable. « Nous avons tué Dieu », comme
le résume Nietzsche. L’oppresseur et l’instigateur de la culpabilité ne
sont plus des êtres transcendants, ce sont de nouvelles structures, le
travail de nos propres mains : la structure épistémologique, sociale,
culturelle, politique, la structure de l’âme et de la conscience
elle-même.
Alors
que le péché originel est ridiculisé comme invention d’hommes
alarmistes, comme astuce de curés ou comme signe d’une conscience
mutilée, la culpabilité est brusquement redécouverte comme quelque chose
qui ne peut s’expliquer d’aucune façon et qui ne peut certainement pas
s’effacer. Elle est intégrée aux structures, à toutes les structures.
Plus nous effectuerons des recherches sur le corps humain, sur l’âme et
sur les paramètres de l’existence, et plus nous serons appelés de façon
urgente à réhabiliter la vieille sagesse, et peut-être aussi les vieux
démons
Le
progrès amène ainsi l’homme à de nouvelles contradictions et à la prise
de conscience que son autonomie, une fois achevée, est de nouveau à la
recherche de l’hétéronomie. Et alors il est piégé. Non seulement par son
orgueil qui ne se résout pas à extérioriser sa thèse ; mais aussi par
l’abolition des structures externes et par leur remplacement par une
culpabilité interne, qui étrangement, intensifie le mérite de
l’individu. L’oppression est humiliante en plus du fait qu’elle est
douloureuse ; la culpabilité rassemble les éléments significatifs en
l’homme, le transforme en objet d’importance à ses propres yeux, le
mesure à la hauteur du mal. Aussi étrange que cela puisse paraître,
alors que nous sommes certains de pas être épris d’oppression, nous
sommes indissociables du sentiment de culpabilité, il ne fait qu’un avec
notre moi. Quoi qu’il en soit, il est notre propre création,
particulièrement lorsque, comme aujourd’hui, il n’est pas perçu comme un
acte objectif de désobéissance (péché originel), mais comme un acte qui
se retourne sur lui-même.
Que
l’homme libéré puisse se sentir à nouveau opprimé, c’est là la
véritable condition postmoderne qui remet en question les idéaux
modernes de liberté, de connaissance, de progrès, de lois qu’on se donne
à soi-même, pour lesquels on a combattu et souffert pendant des
siècles. Comme si elle avait atteint les limites de son expansion et de
son auto-accroissement, l’humanité semble maintenant être confrontée à
ce qu’on doit bien appeler une tragédie. Pour paraphraser Malraux à
l’Unesco en 1948, si l’homme ne peut trouver son propre visage divin, il
sera moins qu’un homme au siècle prochain. Cependant, découvrir un
visage divin est impossible pour l’homme moderne car il a délibérément
sculpté sa propre image avec des outils anti-divins.
Quoi
qu’il fasse (lui, ou son nouvel avatar, l’homme postmoderne), ses
actions l’enfoncent plus profondément à l’intérieur de structures
d’auto-oppression que la majorité appelle encore libération. L’aspect
est alors celui de l’homme problématique qui vient juste d’apprendre
qu’il est enfermé dans un système, une succession de systèmes. Ni la
linguistique, ni la psychanalyse, ces bulldozers de l’interprétation, ne
peuvent en ouvrir les portes. Nous préférons alors appeler cette sombre
conception « lucidité », et contempler notre vie en prison sans
illusions.
Mais
une nouvelle ironie nous attend : en même temps que nous produisons un
système et que nous en devenons prisonniers, nous produisons aussi
l’illusion que le système peut être forcé. Mais le système et le fait de
croire que nous pouvons avoir le dessus sont nés tous les deux d’une
même impulsion humaine. Ceci pourrait être la découverte philosophique
centrale de l’âge postmoderne. En effet la captivité dans un système
nous permet de scruter pour ainsi dire par derrière la condition humaine
et de reconnaître son aspect nocturne, la culpabilité de
l’inachèvement.
De là s’ouvrent deux possibilités, l’une pour les lamentations désespérées du prisonnier, l’autre pour sa métanoïa,
sa conversion et l’acceptation de sa condition de créature. À vrai
dire, cette dernière option est aussi un « système », mais elle apporte
justification et apaisement.
► Thomas Molnar, Catholica n°34, 1992.