• Pour vous la disparition du spirituel et du sacré dans notre société a-t-elle pour cause la modernité ?
Je
préfère inverser les termes et dire que la modernité se définit comme
la disparition du spirituel et du sacré dans notre société. Il s'agit
d'un réseau de pensée qui s'est substitué graduellement — peu importe le
moment du débat historique — aux réseaux traditionnels et en a redéfini
les termes et la signification.
• Comment l'Église universelle peut-elle s'opposer au mondialisme ?
Elle
ne s'y oppose guère sauf dans certains cas et certains moments, et là
aussi d'une manière plutôt inefficace. Ayant accepté, avec enthousiasme
ou résignation, sa nouvelle position de lobby (depuis Vatican II),
l'Église s'intègre à la société civile, ses présupposés philosophiques,
sa mentalité, sa politique. Un jour, un changement pourra, bien sûr,
intervenir, mais pas avant que la structure de la société civile
elle-même ne démontre ses propres insuffisances. Donc, le changement ne
viendra pas de l'Église dont le personnel perd la foi et se
bureaucratise. Dans l'avenir prévisible, les grandes initiatives
culturelles et spirituelles n'émaneront pas de l'Église. Plus ou moins
consciente de cette réalité, l'Église se rallie en ce moment au
mondialisme, religion nouvelle des siècles devant nous.
• S'opposer au modernisme et au mondialisme, n'est-ce pas refuser le progrès ?
Le
mondialisme rétrécit le progrès, il ne s'identifie plus à lui. C'est
que la bureaucratie universelle et ses immenses lourdeurs et notoires
incompétences bloquent les initiatives dont la source ultime est
l'individu, le petit groupe, la continuité, l'indépendance régionale,
enfin la souveraineté de l'État face aux pressions impérialistes et
idéologiques. Aujourd'hui, le "progrès" (terme particulièrement pauvre
et ne recouvrant aucune réalité intelligible) s'inverse, la société perd
ses assises, l'anarchie règne. Nous allons vers le phalanstère sans
âme. Bientôt viendra l'épuisement technologique, car l'élan nécessaire
pour toute chose humaine même matérielle, s'amoindrira, s'essoufflera.
L'homme désacralisé ne connaît que la routine, assassine de l'âme.
• À vous lire, il semble que le sacré n'est pas divin. Pouvez-vous expliquer cette approche ?
Le
sacré n'est pas divin dans le sens "substantiel" du mot ; il médiatise
le divin, il l'active en quelque sorte. D'abord, le sacré change d'une
religion à l'autre, il attire et ordonne d'autres groupes humains
(Chartres a été bâtie sur un lieu déjà sacré pour les druides, mais ces
sacrés superposés n'expriment pas la même "sacralité"). Le sacré nous
révèle la présence divine, cependant le lieu, le temps, les objets, les
actes sacralisateurs varient.
• Croyez-vous à une régénération du spirituel et du sacré en France et en Europe ?
Il
n'existe pas de technique de régénération spirituelle technique que
l'on utilise à volonté. L'Europe vit aujourd'hui à l'ombre des
États-Unis ; elle importe les idées et les choses dont elle pense avoir
besoin. Elle est donc menée par la mode qui est le déchet de la
civilisation d'outre-mer. Bref, l'Europe ne croit pas à sa propre
identité, et encore moins à ce qui la dépasse : une transcendance ou un telos
[finalité]. "L'unité" européenne n'est qu'un leurre, on joue à
l'Amérique, on fait semblant d'être adulte. En réalité, on tourne le dos
au passé gréco-chrétien et le plus grotesque de tout, on veut
désespérément devenir un "creuset", rêve américain qui agonise déjà
là-bas.
Tout
cela n'exclut pas la régénération, qui part toujours d'un élan inédit,
de la méditation d'un petit groupe. Aussi ne sommes-nous pas capables de
le prévoir, de faire des projets, en un mot de décider du choix d'une
technique efficace. Sans parler du fait que la structure démocratique
neutralise les éventuels grands esprits qui nous sortiraient du marasme.
Sur le marché des soi-disant "valeurs", on nous impose la plus chétive,
les fausses valeurs qui court-circuitent les meilleures volontés et les
talents authentiques. Si le sacré a une chance de resurgir sur le sol
européen, le premier signe en sera le NON à l'imitation. Ce que je dis
n'est pas nouveau, mais force m'est de constater dans les "deux
Europes", Est et Ouest, l'impression du déjà-vu : l'Europe,
dans son ensemble c'est Athènes plongée dans la décadence et l'Amérique,
nouvelle Rome, mais d'ores et déjà à son déclin. La régénération ne
peut être qu'imprévue.
• Sans ce renouveau spirituel, que peut-il se passer en France et Europe ?
À
court terme, des possibilités politiques existent, et la France
pourrait y apporter sa part. L'Europe qui se prépare sera germanique et
anglo-saxonne, la surpuissance de la moitié nord se trouve déjà
programmée. Or, c'est la rupture de l'équilibre historique, car la latinitas
n'a jamais été à tel point refoulée que de nos jours. La France
pourrait donc redevenir l'atelier politico-culturel de la nouvelle
Europe, grâce à son esprit et son intelligence des réalités dans leurs
profondeurs. Bientôt, l'Europe en aura assez des nouveaux maîtres qui
apportent l'esprit de géométrie, la bureaucratie la plus lourde, la
mécanisation de l'âme. La France doit être celle qui crie « Halte ! »
et, pour cela, pénétrer le continent, porteuse et l'alternative.
► propos recueillis par Xavier Cheneseau, Nouvelles de Synergies Européennes n°41, 1999.
◘ Bibliographie sélective :
- 1968 - Sartre, philosophe de la contestation
- 1970 - La gauche vue d'en face
- 1972 - La Contre-révolution
- 1974 - L'animal politique
- 1976 - Dieu et la connaissance du réel
- 1976 - Le socialisme sans visage
- 1978 - Le modèle défiguré : l'Amérique de Tocqueville à Carter
- 1982 - Le Dieu immanent
- 1982 - L'Éclipse du sacré
- 1990 - L'Europe entre parenthèses
- 1991 - L'américanologie : triomphe d'un modèle planétaire ?
- 1991 - L'hégémonie libérale
- 1996 - Du mal moderne : symptômes et antidotes
- 1999 - Moi, Symmaque (suivi de L'âme et la machine)
◘ Hommages :