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lundi 22 mai 2017

L'Europe entre parenthèses

Molnar

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à propos d'une étude du Prof. Thomas Molnar

[Caricature de Rauch parue dans Die Zeit]

Grâce à l'action conjointe de la classe politique et des médias, l'Europe de 1992 est en passe de devenir le grand mythe de la fin du siècle. Mais de quelle Europe s'agit-il ? Cette question essentielle a été posée en ces termes au ministre français des Affaires étrangères, Roland Dumas : « Qu'attendez-vous au juste du grand marché de 1992 ? » La réponse ne brille guère par son originalité mais elle reflète fidèlement l'opinion majoritaire de nos gouvernants : « D'abord, un moyen de lutte contre le chômage. Ne perdons jamais de vue que c'est la structure fédérale américaine qui ressemble beaucoup à un marché unique, qui a amené l'expansion économique aux États-Unis. Le grand marché devrait permettre d'accroître le revenu par habitant. Enfin, il générera une meilleure harmonisation politique. Bien que sa vocation soit économique, il amènera en effet les Européens à se rencontrer, à échanger, à vivre ensemble et fera donc apparaître des conditions nouvelles propices à l'épanouissement de l'unité politique ».

« Des mots, des illusions, de l'ignorance aussi », commente le professeur Thomas Molnar, dans un essai décapant, sans concessions pour « l'état d'hypnose de la classe politique en Europe vis-à-vis du modèle américain ». Le fonctionnement du grand marché commun, note Molnar, ne présuppose pas un système politico-juridique fédéral, comme l'affirment les prétendus "européistes" mais avant tout l'homogénéité culturelle d'une population conditionnée. L'économie en tant que telle n'apporte pas la paix mais souvent la guerre. Carlyle ou Maurras avaient bien vu que le matériel, l'économique, "les affaires matérielles" divisent autant qu'elles unissent. Comment croire que dans l'affaire du Koweït le bellicisme des dirigeants occidentaux a pour fondement des considérations humanitaires ?
Écrivain et essayiste d'origine hongroise, professeur de philosophie à l'Université de New York, Thomas Molnar est établi aux États-Unis depuis plus de 30 ans. Spécialiste des idées et des faits politiques des deux continents, infatigable conférencier et globe-trotter, nul n'était mieux placé que lui pour dénoncer la récupération et la trahison de l'idée d'Europe et pour dresser le constat honnête et désintéressé de la mentalité collaborationniste qui anime nos clercs et nos gouvernants européens.

L'Europe des patries, chère au général de Gaulle et aux rédacteurs de la revue du Front national, Identité, semble emporter la sympathie du professeur Molnar. Elle ne se confond pas avec l'Europe des peuples, défendue depuis vingt ans par les représentants de la Nouvelle Droite européenne, mais dans les deux cas le diagnostic concorde. Entre Europe - Tiers-monde même combat (1986) d'Alain de Benoist, le Nouveau discours à la nation européenne (1985) de Guillaume Faye, les prises de position de l'ancien ministre des affaires étrangères, Michel Jobert, partisan déterminé du rapprochement entre l'Europe et le monde arabe et les analyses de Molnar, les parallélismes sont frappants.

La thèse de L'Europe entre parenthèses est qu'un danger menace l'Europe : « l'effacement de son identité multinationale et multiculturelle, au profit d'une sorte de désert où l'économique serait dominant et où les valeurs spirituelles seraient plus refoulées encore qu'aujourd'hui ». Sous prétexte de préserver la paix et de répandre le bien-être, nos gouvernants veulent généraliser le matérialisme. L'esclave heureux, le bonheur par le bien-être comme loi suprême, cette invention petite bourgeoise récupérée par le néo-libéralisme et son allié la social-démocratie, constitue, disait Jacques Ellul, « la trahison suprême de la quête du Graal que fut l'histoire de l'Occident » en dépit de ses pages les plus noires.

L'Europe dépolitisée a perdu la maîtrise de son destin

jam210.gif[Ci-contre : caricature de Jam parue dans la Brüsseler Zeitung, le 17 février 1944. Eleonor et Franklin Roosevelt élabore des plans pour les villes européennes détruites par l'aviation américaine. Une nouvelle cathédrale de Cologne avec piscine sur le toit et bar au 20ème étage ?]

Molnar ne mâche pas ses mots. À l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, deux modèles de sociétés se sont imposés sur le continent européen : le modèle soviéto-marxiste à l'Est, le libéralisme "made in USA" à l'ouest. L'Europe dépolitisée a perdu la maîtrise de son destin. Les Européens n'ont pas d'idéologie qui leur permette d'exprimer leur identité : les Américains ont le capitalisme, les Soviétiques ont (faudra-t-il bientôt dire "avaient") le marxisme. Pendant des décennies, Moscou a intimidé l'Europe de l'Ouest pour en extorquer des avantages et Washington a entretenu un climat de panique qui lui permettait d'imposer dans cette même Europe de l'Ouest ses systèmes d'armement et de s'attacher ses vassaux. Les deux super-puissances se sont entendues à merveille pour maintenir le statu quo et perpétuer la servitude européenne.

Avec pertinence, Molnar relève qu'à l'Ouest le modèle américain, en soi, n'alimente pas les débats et n'est pas évoqué dans les manuels de sciences politiques mais qu'il n'en est pas moins la référence tacite. « Lorsque son côté "capitaliste" s'accentue, écrit-il, (not. sous la présidence de Reagan), même les gouvernements socialistes de l'Europe — la France, l'Espagne, l'Italie — infléchissent leur ligne de conduite dans le sens de la privatisation des industries et des services ; lorsque le vent "démocrate" souffle de Washington, un autre son de cloche se fait entendre en Europe ». L'affaire du Golfe n'est-elle pas une illustration récente de cette dépendance ?

Le gauchisme, avant-garde du capitalisme triomphant

À partir d'analyses semblables, peu de temps avant de mourir, le philosophe catholique, Augusto del Noce, concluait que le marxisme est mort à l'Est parce que, d'une certaine façon, il s'est réalisé à l'Ouest. Et en effet, l'athéisme radical, le matérialisme, la non-appartenance universelle, le primat de la praxis et la mort de la philosophie, la domination de la production, la manipulation universelle de la nature, le faustisme technologique, l'égalitarisme et la réduction de l'homme au rang de moyen sont autant de similitudes qui font du néo-libéralisme le rejeton adultérin du libéralisme capitaliste et du socialisme marxiste.

Paradoxalement, la contestation de 1968 aura scellé l'alliance de l'esprit révolutionnaire et du néo-libéralisme bourgeois. Elle aura brisé, non pas les soutiens et les alliances du capitalisme, comme les gauchistes le souhaitaient, mais les dernières digues contre lui, leur ennemi le plus implacable : les valeurs traditionnelles. Comme l'ont fort bien montré Paul Gottfried dans The Conservative Movement (1988) et Marcello Veneziani dans Processo all' Occidente (1990), d'une part, le socialisme n'aura été qu'une étape, une phase de transition du libéralisme au néo-libéralisme, d'autre part, le libéralisme ne sera parvenu à se rendre maître du jeu qu'après s'être transformé en néo-libéralisme, c'est-à-dire après avoir renversé son propre fondement illuministe et ce qui était sa plus haute expression : la morale kantienne.
L'objectif : une planète entièrement américanisée
0,1020,1064352,00.jpg[La clochardisation de la population russe (dont un quart vit actuellement dans la pauvreté). Les pénuries, dues non pas au manque de matières premières mais à la désorganisation de moyens de transport, affligent la population russe et font que l'homme de la rue en vient à croire aux vertus du capitalisme made in USA. Photo Reuters]
L'intérêt des oligarchies néo-libérales, ploutocratiques, au pouvoir, ne peut donc être de construire l'Europe sur les nations, mais, comme le souligne Molnar, de la réduire à un immense marché transnational de l'Oural à la West Coast des États-Unis : l'Europe marchande absorbée par une planète américanisée. Telle est l'idée technocratique que caressent les "eurocrates" qui se nourrissent de l'illusion selon laquelle les vrais problèmes ne sont pas d'ordre politique mais technique. La dépendance et l'aveuglement ne semblent plus avoir de limites : la classe politique se persuade et prétend convaincre les gouvernés que l'étape des "souverainetés nationales" touche à sa fin, cédant le pas au mondialisme, à la coopération planétaire. Mais cela n'empêche pas les super-puissances de poursuivre leurs propres fins, de défendre leurs intérêts, de gérer leurs dominations en toute indépendance.
À l'Ouest, les États-Unis ne sont aucunement disposés à voir leur hégémonie commerciale contestée par les Européens. Molnar a donc raison d'annoncer que tôt ou tard l'Europe économique devra se politiser, que le modèle américain "États-Unis d'Europe" finira par céder le pas à une Europe réarticulée selon des intérêts et des volontés nationaux, régionaux, ethniques, géopolitiques, militaires et autres dont nous ne connaissons pas encore l'identité, ni le poids.
Par delà les clivages partisans, les esprits les plus lucides en conviennent. Il est même étonnant de voir combien convergent les analyses des auteurs qui, à droite comme à gauche, demeurent indépendants et libres de toutes compromissions à l'égard de la "partitocratie", dont Gonzalo Fernandez de la Mora a décrit les mœurs délétères (La partitocratie, 1977). Ainsi, après A. del Noce, Claude Polin, A. de Benoist et T. Molnar, l'ancien compagnon de route de Che Guevara, le socialiste Régis Debray, rappelle dans un article publié dans Le Monde, le 17 novembre 1989, que les peuples et les cultures sont « les véritables sujets de l'histoire ». Il écrit : « Le capitalisme démocratique reste bien maître du terrain. Mais il s'abuserait lui-même en supposant qu'il le contrôle, et que l'histoire s'arrête avec son triomphe. Son indéniable victoire du moment pourrait bien porter dans ses flancs sa propre défaite à long terme, lorsque se sera dissipée l'illusion économique qu'il partageait avec feu son challenger. Libéralisme et marxisme ont communié en effet pendant un siècle dans le même présupposé, à savoir que dans la hiérarchie des choses sérieuses, l'économie occupe la première place, avant la politique, suivie elle même par la culture. Or, le jour n'est pas loin où l'on s'apercevra, dans notre monde post-industriel, que l'ordre des préséances devrait se lire en sens inverse. Que la culture est la première par rapport à la politique, elle-même plus importante que l'économie ».
1496264065.jpgPendant des décennies, des auteurs non-conformistes de droite l'ont dit et répété sans obtenir le moindre écho. Mais les années 90 s'annoncent enfin, n'en déplaise à Francis Fukuyama ou Willy Brandt, comme celles du "retour de l'histoire". Le monde arabe est en effervescence. En Europe, la renaissance des identités nationales, le réveil des communautés, des ethnies, des religions, contrarie le cosmopolitisme néo-libéral. Le réveil des peuples d'Europe s'accompagne de l'éclipse des empires. L'Empire soviétique se défait. L'Empire américain semble en panne. Selon Paul Kennedy, les États-Unis sont parvenus à ce point où les empires déclinent, à cause des fardeaux qu'ils accumulent, de leur expansion excessive et d'une cassure de leur grand projet, de leur volonté de puissance et de mission universelle. Le destin du vieux continent se joue déjà autour de l'Allemagne. Concluons avec Molnar : « Menacée d'être "exclue de l'histoire", l'Europe des peuples s'est ressaisie à la dernière minute, Anno Domini 1989 ».

♦ Thomas Molnar, L'Europe entre parenthèses, La Table Ronde, 1990, 148 p.
► Arnaud Imatz, Vouloir n°73/75, 1991.