Molnar
Par EROE
à propos d'une étude du Prof. Thomas Molnar
[Caricature de Rauch parue dans Die Zeit]
Grâce
à l'action conjointe de la classe politique et des médias, l'Europe de
1992 est en passe de devenir le grand mythe de la fin du siècle. Mais de
quelle Europe s'agit-il ? Cette question essentielle a été posée en ces
termes au ministre français des Affaires étrangères, Roland Dumas : «
Qu'attendez-vous au juste du grand marché de 1992 ? » La réponse ne
brille guère par son originalité mais elle reflète fidèlement l'opinion
majoritaire de nos gouvernants : « D'abord, un moyen de lutte contre le
chômage. Ne perdons jamais de vue que c'est la structure fédérale
américaine qui ressemble beaucoup à un marché unique, qui a amené
l'expansion économique aux États-Unis. Le grand marché devrait permettre
d'accroître le revenu par habitant. Enfin, il générera une meilleure
harmonisation politique. Bien que sa vocation soit économique, il
amènera en effet les Européens à se rencontrer, à échanger, à vivre
ensemble et fera donc apparaître des conditions nouvelles propices à
l'épanouissement de l'unité politique ».
« Des mots, des illusions, de l'ignorance aussi », commente le professeur Thomas Molnar,
dans un essai décapant, sans concessions pour « l'état d'hypnose de la
classe politique en Europe vis-à-vis du modèle américain ». Le
fonctionnement du grand marché commun, note Molnar, ne présuppose pas un
système politico-juridique fédéral, comme l'affirment les prétendus
"européistes" mais avant tout l'homogénéité culturelle d'une population
conditionnée. L'économie en tant que telle n'apporte pas la paix mais
souvent la guerre. Carlyle ou Maurras
avaient bien vu que le matériel, l'économique, "les affaires
matérielles" divisent autant qu'elles unissent. Comment croire que dans
l'affaire du Koweït le bellicisme des dirigeants occidentaux a pour
fondement des considérations humanitaires ?
Écrivain
et essayiste d'origine hongroise, professeur de philosophie à
l'Université de New York, Thomas Molnar est établi aux États-Unis depuis
plus de 30 ans. Spécialiste des idées et des faits politiques des deux
continents, infatigable conférencier et globe-trotter, nul
n'était mieux placé que lui pour dénoncer la récupération et la trahison
de l'idée d'Europe et pour dresser le constat honnête et désintéressé
de la mentalité collaborationniste qui anime nos clercs et nos
gouvernants européens.
L'Europe des patries, chère au général de Gaulle et aux rédacteurs de la revue du Front national, Identité,
semble emporter la sympathie du professeur Molnar. Elle ne se confond
pas avec l'Europe des peuples, défendue depuis vingt ans par les
représentants de la Nouvelle Droite européenne, mais dans les deux cas
le diagnostic concorde. Entre Europe - Tiers-monde même combat (1986) d'Alain de Benoist, le Nouveau discours à la nation européenne
(1985) de Guillaume Faye, les prises de position de l'ancien ministre
des affaires étrangères, Michel Jobert, partisan déterminé du
rapprochement entre l'Europe et le monde arabe et les analyses de
Molnar, les parallélismes sont frappants.
La thèse de L'Europe entre parenthèses
est qu'un danger menace l'Europe : « l'effacement de son identité
multinationale et multiculturelle, au profit d'une sorte de désert où
l'économique serait dominant et où les valeurs spirituelles seraient
plus refoulées encore qu'aujourd'hui ». Sous prétexte de préserver la
paix et de répandre le bien-être, nos gouvernants veulent généraliser le
matérialisme. L'esclave heureux, le bonheur par le bien-être comme loi
suprême, cette invention petite bourgeoise récupérée par le
néo-libéralisme et son allié la social-démocratie, constitue, disait
Jacques Ellul, « la trahison suprême de la quête du Graal que fut
l'histoire de l'Occident » en dépit de ses pages les plus noires.
L'Europe dépolitisée a perdu la maîtrise de son destin
[Ci-contre : caricature de Jam parue dans la Brüsseler Zeitung,
le 17 février 1944. Eleonor et Franklin Roosevelt élabore des plans
pour les villes européennes détruites par l'aviation américaine. Une
nouvelle cathédrale de Cologne avec piscine sur le toit et bar au 20ème étage ?]
Molnar
ne mâche pas ses mots. À l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, deux
modèles de sociétés se sont imposés sur le continent européen : le
modèle soviéto-marxiste à l'Est, le libéralisme "made in USA" à l'ouest.
L'Europe dépolitisée a perdu la maîtrise de son destin. Les Européens
n'ont pas d'idéologie qui leur permette d'exprimer leur identité : les
Américains ont le capitalisme, les Soviétiques ont (faudra-t-il bientôt
dire "avaient") le marxisme. Pendant des décennies, Moscou a intimidé
l'Europe de l'Ouest pour en extorquer des avantages et Washington a
entretenu un climat de panique qui lui permettait d'imposer dans cette
même Europe de l'Ouest ses systèmes d'armement et de s'attacher ses
vassaux. Les deux super-puissances se sont entendues à merveille pour
maintenir le statu quo et perpétuer la servitude européenne.
Avec
pertinence, Molnar relève qu'à l'Ouest le modèle américain, en soi,
n'alimente pas les débats et n'est pas évoqué dans les manuels de
sciences politiques mais qu'il n'en est pas moins la référence tacite. «
Lorsque son côté "capitaliste" s'accentue, écrit-il, (not. sous la
présidence de Reagan), même les gouvernements socialistes de l'Europe —
la France, l'Espagne, l'Italie — infléchissent leur ligne de conduite
dans le sens de la privatisation des industries et des services ;
lorsque le vent "démocrate" souffle de Washington, un autre son de
cloche se fait entendre en Europe ». L'affaire du Golfe n'est-elle pas une illustration récente de cette dépendance ?
Le gauchisme, avant-garde du capitalisme triomphant
À
partir d'analyses semblables, peu de temps avant de mourir, le
philosophe catholique, Augusto del Noce, concluait que le marxisme est
mort à l'Est parce que, d'une certaine façon, il s'est réalisé à
l'Ouest. Et en effet, l'athéisme radical, le matérialisme, la
non-appartenance universelle, le primat de la praxis et la mort de la
philosophie, la domination de la production, la manipulation universelle
de la nature, le faustisme technologique, l'égalitarisme et la
réduction de l'homme au rang de moyen sont autant de similitudes qui
font du néo-libéralisme le rejeton adultérin du libéralisme capitaliste
et du socialisme marxiste.
Paradoxalement,
la contestation de 1968 aura scellé l'alliance de l'esprit
révolutionnaire et du néo-libéralisme bourgeois. Elle aura brisé, non
pas les soutiens et les alliances du capitalisme, comme les gauchistes
le souhaitaient, mais les dernières digues contre lui, leur ennemi le
plus implacable : les valeurs traditionnelles. Comme l'ont fort bien
montré Paul Gottfried dans The Conservative Movement (1988) et Marcello Veneziani dans Processo all' Occidente
(1990), d'une part, le socialisme n'aura été qu'une étape, une phase de
transition du libéralisme au néo-libéralisme, d'autre part, le
libéralisme ne sera parvenu à se rendre maître du jeu qu'après s'être
transformé en néo-libéralisme, c'est-à-dire après avoir renversé son
propre fondement illuministe et ce qui était sa plus haute expression :
la morale kantienne.
L'objectif : une planète entièrement américanisée
[La clochardisation de la population russe (dont un quart vit actuellement dans la pauvreté).
Les pénuries, dues non pas au manque de matières premières mais à la
désorganisation de moyens de transport, affligent la population russe et
font que l'homme de la rue en vient à croire aux vertus du capitalisme made in USA. Photo Reuters]
L'intérêt
des oligarchies néo-libérales, ploutocratiques, au pouvoir, ne peut
donc être de construire l'Europe sur les nations, mais, comme le
souligne Molnar, de la réduire à un immense marché transnational de
l'Oural à la West Coast des États-Unis : l'Europe marchande
absorbée par une planète américanisée. Telle est l'idée technocratique
que caressent les "eurocrates" qui se nourrissent de l'illusion selon
laquelle les vrais problèmes ne sont pas d'ordre politique mais
technique. La dépendance et l'aveuglement ne semblent plus avoir de
limites : la classe politique se persuade et prétend convaincre les
gouvernés que l'étape des "souverainetés nationales" touche à sa fin,
cédant le pas au mondialisme, à la coopération planétaire. Mais cela
n'empêche pas les super-puissances de poursuivre leurs propres fins, de
défendre leurs intérêts, de gérer leurs dominations en toute
indépendance.
À
l'Ouest, les États-Unis ne sont aucunement disposés à voir leur
hégémonie commerciale contestée par les Européens. Molnar a donc raison
d'annoncer que tôt ou tard l'Europe économique devra se politiser, que
le modèle américain "États-Unis d'Europe" finira par céder le pas à une
Europe réarticulée selon des intérêts et des volontés nationaux,
régionaux, ethniques, géopolitiques, militaires et autres dont nous ne
connaissons pas encore l'identité, ni le poids.
Par
delà les clivages partisans, les esprits les plus lucides en
conviennent. Il est même étonnant de voir combien convergent les
analyses des auteurs qui, à droite comme à gauche, demeurent
indépendants et libres de toutes compromissions à l'égard de la
"partitocratie", dont Gonzalo Fernandez de la Mora a décrit les mœurs
délétères (La partitocratie, 1977). Ainsi, après A. del Noce,
Claude Polin, A. de Benoist et T. Molnar, l'ancien compagnon de route de
Che Guevara, le socialiste Régis Debray, rappelle dans un article publié dans Le Monde,
le 17 novembre 1989, que les peuples et les cultures sont « les
véritables sujets de l'histoire ». Il écrit : « Le capitalisme
démocratique reste bien maître du terrain. Mais il s'abuserait lui-même
en supposant qu'il le contrôle, et que l'histoire s'arrête avec son
triomphe. Son indéniable victoire du moment pourrait bien porter dans
ses flancs sa propre défaite à long terme, lorsque se sera dissipée
l'illusion économique qu'il partageait avec feu son challenger.
Libéralisme et marxisme ont communié en effet pendant un siècle dans le
même présupposé, à savoir que dans la hiérarchie des choses sérieuses,
l'économie occupe la première place, avant la politique, suivie elle
même par la culture. Or, le jour n'est pas loin où l'on s'apercevra,
dans notre monde post-industriel, que l'ordre des préséances devrait se
lire en sens inverse. Que la culture est la première par rapport à la
politique, elle-même plus importante que l'économie ».
Pendant
des décennies, des auteurs non-conformistes de droite l'ont dit et
répété sans obtenir le moindre écho. Mais les années 90 s'annoncent
enfin, n'en déplaise à Francis Fukuyama ou Willy Brandt, comme celles du
"retour de l'histoire". Le monde arabe est en effervescence. En Europe,
la renaissance des identités nationales, le réveil des communautés, des
ethnies, des religions, contrarie le cosmopolitisme néo-libéral. Le
réveil des peuples d'Europe s'accompagne de l'éclipse des empires.
L'Empire soviétique se défait. L'Empire américain semble en panne. Selon
Paul Kennedy, les États-Unis sont parvenus à ce point où les empires
déclinent, à cause des fardeaux qu'ils accumulent, de leur expansion
excessive et d'une cassure de leur grand projet, de leur volonté de
puissance et de mission universelle. Le destin du vieux continent se
joue déjà autour de l'Allemagne. Concluons avec Molnar : « Menacée
d'être "exclue de l'histoire", l'Europe des peuples s'est ressaisie à la
dernière minute, Anno Domini 1989 ».
♦ Thomas Molnar, L'Europe entre parenthèses, La Table Ronde, 1990, 148 p.
► Arnaud Imatz, Vouloir n°73/75, 1991.