Kropotkine
Par Martin Buber
Extrait de Utopie et socialisme, L'échappée, 2016, pp. 81-91
[…]
Né voici cent ans, au moment précis où Proudhon a engagé sa lutte
contre l'injustice de la propriété privée, la propriété comme « vol »,
il [Kropotkine] prend consciemment en charge son testament dans le but
de l'achever. Ce faisant, il le simplifie, mais sa contribution est en
partie productive et utile. Dans la mesure où il réduit l'éventail des
contradictions, sa simplification est une perte, mais en tant qu'il fait
en même temps passer Proudhon au plan historique, c'est un gain. Bien
que pensant historiquement, Kropotkine n'est pas un historien. Géographe
social, il décrit les situations du monde, mais il le fait dans une
pensée de type historique.
La
simplification de Proudhon opérée par Kropotkine consiste tout d'abord à
substituer aux multiples « antinomie sociales » l'opposition simple
entre le principe de la lutte pour l'existence et celui de l'aide
mutuelle. Cette opposition des principes, il entreprend de la fonder
biologiquement, ethnologiquement et historiquement. Historiquement
(influencé sans doute très fortement par la présentation de la dualité
historique issue de Kireïevski en 1852), il la voit se condenser d'un
côté dans l'ordre contraignant de l'État, de l'autre dans les multiples
formes d'association, l'association de district, la communauté, la
guilde, la jurande, jusqu'aux formes modernes de la coopérative. Dans
une formulation encore exagérée et insuffisamment fondée sur le plan
historique, Kropotkine en 1894 expose ainsi cette opposition : « L'État
est une croissance historique qui, dans la vie de tous les peuples à une
époque déterminée, s'est lentement et progressivement mis à la place
des confédérations libres des tribus, des communautés, des unions
tribales, des villages et des guildes de producteurs, et a livré aux
minorités un soutien fécond pour domestiquer les masses – cette
croissance historique et tout ce qu'il en a dérivé, c'est ce contre quoi
nous luttons. » Plus tard (dans le livre La Science moderne et
l'Anarchie dont l'édition française complète parut en 1913), Kropotkine a
trouvé une formulation plus exacte qui devient plus conforme aux faits
de l'histoire. « À travers toute l'histoire de notre civilisation,
dit-il, deux tendances opposées se sont trouvées en présence : la
tradition romaine et la tradition populaire, la tradition impériale et
la tradition fédéraliste, la tradition autoritaire et la tradition
libertaire. Et de nouveau, à la veille de la révolution sociale, ces
deux traditions se trouvent face à face. » Ici (probablement sous
l'influence de Gierke qui nomme les deux principes opposés :
souveraineté et libre association) se trouve indiquée, encore liée à un
point de vue historique, l'idée que dans l'histoire universelle le
conflit de deux puissances spirituelles se poursuit aussi à l'intérieur
du mouvement social, entre le socialisme centraliste et le socialisme
fédéraliste.
Certes, le
concept d'État de Kropotkine est trop étroit : il n'est pas possible
d'identifier l'État centraliste avec l'État en général. Il y a dans
l'histoire non seulement l'État comme une parenthèse qui enserre en
l'étouffant l'être propre des petites associations, mais aussi l'État
comme cadre à l'intérieur duquel elles s'assemblent ; il n'y a pas
seulement le « grand Léviathan » dont l'autorité selon Hobbes est fondée
sur la « terreur » (terror), mais aussi la grande mère nourricière qui soigne sur son sein ses enfants, les communes ; il n'y a pas seulement la machina machinarum qui fait de tout ce qui lui appartient des éléments mécaniques constitutifs d'un mécanisme unique, mais aussi la communitas communitatum
qui fait de l'association des communautés la communauté à l'intérieur
de laquelle « une vie commune propre et autonome des associations de
membres » peut se déployer. Par contre, Kropotkine a presque raison de
ne dater que du XVIème siècle la naissance de l'État moderne centralisé –
qu'il qualifiait de manière erronée d'État en général – dans la mesure
où c'est à cette époque que fut achevée « la défaite des communes libres
par l'anéantissement de tous les contrats libres : communautés de
village, guildes, compagnonnages, fraternités, confédérations
médiévales ». « Nous pouvons dire avec quelque assurance, écrit
l'historien anglais du droit Maitland, qu'à la fin du Moyen Âge s'est
opéré un grand changement dans la pensée des hommes sur les groupements
humains. » Dès lors, « l'État absolu se trouvait en face de l'individu
absolu ». Ou pour le dire avec les mots de Gierke : « Tandis que l'État
souverain et l'individu souverain se contestaient les frontières
assignées à leurs sphères par le droit naturel, toutes les associations
intermédiaires furent réduites à l'état se simples créatures plus ou
moins arbitraires du droit positif et finirent par être broyées. » En
définitive, rien ne reste que l'État souverain qui, à mesure qu'il se
technicise, absorbe tout ce qui est vivant. Rien d'organique ne résiste
au « mécanisme de commandement, strictement centralisé et préparé grâce
aux plus hautes dépenses d'intelligence humaine à diriger par
l'intermédiaire d'un bouton sur le tableau de bord » (ainsi Carl
Schmitt, l'interprète plein d'esprit du totalitarisme, appelle-t-il le
Léviathan). Celui pour qui la sauvegarde des individus – en tant que but
pour lequel le Léviathan est considéré comme indispensable – n'est pas
ce qu'il y a de plus important, parce qu'il privilégie plutôt la
conservation de la substance communautaire, le renouvellement de la vie
communautaire dans l'espèce humaine, celui-là doit combattre chaque
doctrine qui se fait le champion du centralisme. « Il n'y a aucune
superstition plus dangereuse, dit l'historien de l'Église Figgis, que
cet atomisme politique qui conteste aux sociétés comme telles tout
pouvoir, mais attribue à la grandiose unité de l'État une compétences
absolument illimitée sur le corps, l'âme et l'esprit. C'est en effet
''le grand Léviathan'' composé de petits hommes, comme sur la page de
titre du livre de Hobbes, mais nous ne pouvons découvrir aucune raison
d'adorer cette image d'or. » Pour autant que Kropotkine ne combat pas
l'ordre de l'État en général, mais son appareil centraliste, il a dans
la science de solides alliés. Sans doute les penseurs académiques
retiendront-ils contre un tel « pluralisme » le fait que l'État moderne,
dans la mesure où il n'est pas totalitaire mais pluraliste, apparaît
comme « un objet de compromis entre groupes de puissance sociaux et
économiques, un agglomérat de facteurs hétérogènes, partis, associations
d'intérêts, consortiums, syndicats, églises, etc. » (Carl Schmitt).
Mais avec cela rien n'est dit contre une reconstruction socialiste de
l'État en vue d'une communauté des communautés, à condition que les
communautés soient de réelles communautés ; car alors tous les genres de
groupes cités par Schmitt ou bien ne seront plus, ou bien seront
quelque chose d'autre que ce qu'ils sont maintenant, et l'association
des groupes ne sera pas un agglomérat, mais selon un mot de Landauer
« une association d'associations ». ce qui s'y maintiendra encore sous
l'ordre de la contrainte ne sera que l'indice du stade de développement
respectif de l'homme, mais ne sera plus l'exploitation de l'immaturité
et des oppositions humaines. Les oppositions entre individus et entre
groupes ne cesseront probablement jamais et même ne le doivent pas ;
elles doivent être poussées à bout ; mais nous pouvons et nous devons
aspirer à une situation où les conflits particuliers ne s'étendent pas
aux grand ensembles qui n'y participent pas, et ne se laissent pas non
plus utiliser pour l'établissement d'une domination centraliste
inconditionnée.
Comme
dans la distinction imparfaite entre l'État excessif et l'État légitime,
entre l'État superflu et l'État nécessaire, le coup d'œil de Kropotkine
présente également un autre intérêt, quoiqu'il saisisse d'une manière
non encore suffisamment réaliste de nombreux rapports historiques restés
inobservés de Proudhon. Il dit un jour qu'on reprocherait peut-être à
son éloge de la commune médiévale d'oublier ses luttes intestines. Il
n'entend nullement le faire. Mais l'histoire montre que « ces luttes
furent la garantie même de la vie libre dans la cité libre », que les
communes grandissaient à travers elles et en sortaient rajeunies. En
contraste avec les guerres entre États, cette lutte est menée dans la
commune « pour la conquête et le maintien de la liberté de l'individu,
pour le principe fédératif, pour le droit de s'unir et d'agir ». Les
époques de conflits librement débattus, sans que le poids d'une autorité
constituée fût jeté d'un côté de la balance, furent les époques du plus
grand développement du génie humain. » Cela est juste pour l'essentiel,
et cependant un point décisif n'est suffisamment perçu. Dans la
communauté autonome, le danger de l'égoïsme collectif, de même que celui
de la désintégration et de l'oppression, est à peine moindre en
proportion que dans la nation ou dans le parti, spécialement dans la
mesure où elle prend part à la production en tant que coopérative. Le
développement interne des « communes de mineurs », c'est-à-dire des
coopératives de production des travailleurs des mines du Moyen Âge
allemand, présente un exemple parlant. Max Weber a montré dans un exposé
riche d'enseignements que, dans la première période de ce
développement, il y eut une appropriation croissante de la mine par les
travailleurs et une expropriation croissante des possesseurs, que la
coopérative devint la propriétaire de l'exploitation et répartit le gain
en observant le plus possible le principe d'égalité. Mais ensuite, une
différenciation s'établit dans l'ensemble des travailleurs eux-mêmes :
ceux qui vinrent à la suite de l'accroissement de la demande ne furent
plus acceptés dans la communauté, ils furent des « non-compagnons », des
travailleurs salariés. Le processus de décomposition, amorcé par là,
progressa jusqu'à ce que les intérêts purement capitalistes pénètrent
dans le cercle des personnes des communautés de mineurs et que le
syndicat devienne finalement un organe de l'ordre capitaliste qui
employait les travailleurs. Quand on lit aujourd'hui (par exemple, dans
le livre de Tawney The Acquisitive Society) des propositions du
type : les travailleurs peuvent « geler » les propriétaires des
entreprises industrielles en les rendant superflus par leur propre
direction de la production, ou ils peuvent réduire l'intérêt des
propriétaires à un tel degré que ceux-ci deviennent de simples rentiers
sans dividendes et sans responsabilité, alors ce qui s'est passé dans
l'exploitation minière allemande voici sept siècles nous fournit
précisément un avertissement historique, et nous enjoint de pourvoir à
l'aménagement d'obstacles à l'égoïsme collectif dans la nouvelle
construction sociale. Kropotkine n'est pas aveugle sur ce danger. Dans L'Entraide
(1902), il attire par exemple l'attention sur le fait que le mouvement
coopératif moderne, qui avait à son origine essentiellement le caractère
d'une aide mutuelle, a dégénéré maintes fois en un « individualisme du
capital par action », et cultive un « égoïsme coopératif ».
Kropotkine
a perçu avec une pleine clarté ce que Proudhon signalait déjà : une
commune socialiste ne peut être fondée que sur la base d'un double
rapport intercommunal, la fédération des communautés locales et la
fédération des communautés de travail, qui s'entrecroisent entre elles
de multiples façons et se soutiennent mutuellement. Il y ajoute encore
parfois, comme troisième principe, les groupements communaux basés sur
une adhésion volontaire. Il a très clairement tracé l'image de la
nouvelle société dans son autobiographie de 1899, lorsqu'il expose les
conceptions fondamentales de la « Fédération jurassienne »
anarcho-communiste fondée par Bakounine, à laquelle il participa
activement en 1877 et les années suivantes. Excepté les actes de la
Fédération jurassienne elle-même, nous ne connaissons à vrai dire aucune
formulation qui lui soit comparable d'une manière ou d'une autre. Il
faut admettre que les réflexions de Bakounine, qui n'ont jamais été
esquissées autrement que de manière fugitive, ne se sont structurées
dans l'esprit de Kropotkine à ce niveau de maturité qu'en se liant
étroitement au cours des années à celles de Proudhon. Voici ce qu'il
écrit dans son autobiographie : « Nous remarquions chez les nations
civilisées le germe d'une nouvelle forme sociale qui doit remplacer
l'ancienne. […] Cette société sera composée d'une multitude de
coopératives unies entre elles pour tout ce qui réclame un effort
commun : fédérations des producteurs pour tous les genres de production,
communes pour la consommation, fédérations des communes entre elles et
fédérations des communes avec les groupes de production ; enfin, des
groupes encore plus étendus englobant tout un pays ou même plusieurs
pays, composés de personnes qui travailleront en commun à la
satisfaction de ces besoins économiques, spirituels et artistiques qui
ne sont pas limités à un territoire déterminé. Tous ces groupes
combineront librement leurs efforts par une entente réciproque. […]
L'initiative personnelle sera encouragée et toute tendance à
l'uniformité et à la centralisation combattue. De plus, cette société ne
se figera pas en des formes déterminées et immuables, mais elle se
modifiera incessamment, car elle sera un organisme vivant, toujours ne
évolution. » Pas plus de nivellement que de stabilisation définitive –
telle est l'idée de base de Kropotkine, et c'est une idée saine. Il faut
aspirer, comme il dit en 1896, « au plus complet développement de
l'individualité, combiné avec le plus haut développement de
l'association volontaire sous tous ses aspects, à tous les degrés
possibles, pour tous les buts imaginables : association toujours
changeante, portant en elle-même les éléments de sa durée et revêtant
les formes qui, à chaque moment, répondent le mieux aux aspirations
multiples de tous ». Et en complétant, Kropotkine insiste encore en
1913 : « Nous nous représentons la structure de la société comme quelque
chose qui n'est jamais définitivement constitué. »
Une
telle structure signifie : mettre en œuvre au plus haut degré possible
la spontanéité sociale et politique du peuple. Cet ordre que Kropotkine
appelle le communisme (nom usurpé par la « négation de toute liberté »
que combattait Proudhon(, et qu'il faut qualifier plus justement de
communalisme fédéraliste, « ne peut pas être imposé : il ne pourrait pas
vivre si le concours constant et journalier de tous ne le maintenait.
Il étoufferait dans une sphère d'autorité. Conséquemment, il ne peut pas
exister sans créer un contact continuel entre tous pour les mille et
une affaires communes, il ne peut pas vivre sans créer la vie locale et
indépendante dans les plus petites unités – la rue, le pâté de maison,
le quartier, la commune ». Le socialisme « devra ainsi trouver sa propre
forme de rapports politiques. […] D'une façon ou d'une autre il devra
être plus populaire, plus proche du forum, que le gouvernement représentatif. Il devra moins dépendre de la représentation et devenir davantage self-government ».
Nous voyons ici très nettement que Kropotkine ne combat pas en fin de
compte l'ordre de l'État en soi, mais seulement l'ordre actuel sous
toutes ses formes, que son « anarchie », comme celle de Proudhon, est en
réalité acratie, non absence de gouvernement, mais absence de
domination. « L'anarchie, a écrit Proudhon dans une lettre de 1864, est,
si je peux m'exprimer de la sorte, une forme de gouvernement ou
constitution, dans laquelle le principe d'autorité, les institutions de
police, les moyens de prévention ou de répression, le fonctionnarisme,
l'impôt, etc., se trouvent réduits à leur expression la plus simple. »
C'est également au fond l'avis de Kropotkine. Comme les mots importants
« moins (de représentation) » et « davantage (de self-government) »
nous le montrent, il sait aussi qu'une authentique volonté de
restructurer la société ne peut pas dépendre du maniement d'un principe
abstrait, mais seulement de la direction de la réalisation, de la limite
de cette réalisation qu'on peut atteindre dans cette direction selon
les circonstances données et qui indique ce qui, ici et maintenant, se
présente comme accessible. Il sait combien cette entreprise énorme est
voulue, à quelle profondeur elle pénètre dans le plus intime : « Tous
les rapports entre individus et entre les agglomérations humaines sont à
refaire. » Mais il sait aussi que celle-ci ne peut réussir à produire
son plein effet que si la spontanéité sociale est en même temps ravivée
et la direction lui est connue.
Qu'une
transformation décisive de l'ordre d'ensemble ne puisse pas se produire
sans révolution, c'est évident pour Kropotkine. Cela l'était aussi pour
Proudhon. Celui-ci savait bien que la formidable tâche qu'il imposait
aux classes ouvrières – déjà dans le livre combattu par Marx comme
« petit-bourgeois » - à savoir : « faire surgir des entrailles du
peuple, des profondeurs du travail, une autorité plus grande, un fait
plus puissant, qui enveloppe le capital et l'État, et qui les
subjugue », cette tâche-là ne peut pas être accomplie sans révolution.
Il voyait dans les révolutions, comme il le disait en 1848 dans un Toast à la révolution,
« les manifestations successives de la justice dans l'humanité », et
l'État moderne passait à ses yeux pour « contre-révolutionnaire selon
l'essence de son principe ». Ce qu'il contestait, c'était (dans la
lettre bien connue à Marx), qu'aucune réforme n'est actuellement
possible sans un coup de main » et que nous « devons poser l'action
révolutionnaire comme moyen de réforme sociale ». Mais il pressentait la
tragédie des révolutions, et il réussit à la pressentir toujours plus
profondément au cours d'expériences décevantes. La tragédie des
révolutions consiste en ce que, leur but positif tout bien
considéré, elles entraînent le contraire de ce qui précisément est
ardemment désiré par les révolutionnaires les plus loyaux et les plus
passionnés, quand et parce que leur aspiration le plus profonde n'était
pas assez largement préfigurée dans la période prérévolutionnaire, pour
que l'action révolutionnaire n'ait plus seulement qu'à lui conquérir un
plein espace de déploiement. Deux ans avant sa mort il a ce jugement
amer : « C'est la lutte révolutionnaire qui nous a donné la
centralisation. » Cette connaissance aussi n'est étrangère à Kropotkine.
Mais il croit essentiellement qu'il suffit d'agir pédagogiquement sur
la force révolutionnaire pour empêcher que la révolution ne finisse dans
un nouveau centralisme « aussi grave ou même plus grave », et pour
rendre possible que dans la révolution « le peuple – les paysans et les
travailleurs des villes – commence lui-même le travail constructif et
édificateur ». « C'est pourquoi il s'agit pour nous d'inaugurer
la révolution sociale par le communisme. » Kropotkine, comme Bakounine,
méconnaît le fait fondamental que dans le domaine social, au contraire
du domaine politique, la révolution n'a pas une force créatrice, mais
une force de libération, de concession du pouvoir, c'est-à-dire qu'elle
ne peut qu'accomplir, que rendre totalement et complètement libre ce qui
s'était déjà préfiguré dans les flancs de la société
prérévolutionnaire ; considérée sur le plan du devenir social, l'heure
de la révolution n'est pas une heure de procréation, mais c'est une
heure de parturition – pourvu qu'il y ait eu auparavant procréation.
À
vrai dire il y a aussi dans la doctrine de Kropotkine des éléments
essentiels qui montrent l'importance de la structuration
prérévolutionnaire. De même qu'il a montré dans son livre sur L'Entraide
les restes des anciennes formes communautaires dans notre société et à
côté d'elles des exemples plus ou moins informes de la solidarité
présente, de même dans le livre Champs, usines et ateliers (1898,
réédité en 1912), il a donné, simplement à partir d'hypothèses sur
l'économie et la psychologie du travail, une contribution de poids à
l'image d'une nouvelle unité sociale propre à servir de cellule à
l'établissement de la nouvelle société au milieu de l'ancienne. Il
oppose ici à la surévaluation progressive du principe de la division du
travail et de la spécialisation excessive, le principe d'une intégration
du travail et de l'articulation d'une économie agricole intensive avec
une industrie décentralisée : il esquisse l'image d'un village basé
aussi bien sur les champs que sur l'usine, où les mêmes hommes
travaillent alternativement ici et là, sans que cela signifie un
quelconque pas en arrière par rapport à la technique, mais au contraire
en relation étroite avec le développement technique, et de telle sorte
cependant que l'homme fasse reconnaître ses droits en tant qu'être
humain. Kropotkine sait que dans l'ordre social actuel, un tel
changement ne peut pas « être complètement mené à terme », et portant il
ne planifie pas simplement pour demain mais pour aujourd'hui. Il
insiste sur le fait que « chaque tentative socialiste de changer les
rapports actuels entre capital et travail sera un coup manqué si elle ne
tient pas compte de la tendance à une intégration », mais il insiste
aussi sur le fait que l'avenir qu'il souhaite est « déjà possible, déjà
réalisable ». De là à revendiquer de commencer immédiatement la
restructuration de la société, il n'y a qu'un pas, à vrai dire un pas
décisif.