On parle beaucoup d'un retour du conservatisme dans la vie politique française. S'agit-il d'une énième marotte médiatique ou pensez-vous que cela correspond à une réalité?
L’apparition ou la réapparition d’une notion sur le devant de la scène politique, et notamment son appropriation par le personnel politique, peut résulter effectivement, parfois, de ce que le politique moderne tend à rechercher l’onction des médias, quel que soit le prix à payer en termes de cohérence idéologique. Mais les « marottes médiatiques », pour reprendre votre expression, les actuels ponts-aux-ânes et autres « marronniers », ne sont pas conservateurs. Prenez les médias « mainstream » comme on dit, et plus encore audiovisuels qu’écrits, et vous constaterez qu’il s’agit du même discours « politiquement correct », avec repentance à tous les étages, théorie du genre et écriture inclusive, culpabilisation historique pour les uns et droit aux réunions « racisées » pour les autres. L’ensemble converge pour aboutir à la négation absolue du droit qu’ont un individu ou une société à persévérer dans leur être, ce qui est justement l’essence du conservatisme.
Le « retour » du conservatisme vient donc d’autre chose que d’un engouement médiatique. Il vient très certainement de l’infinie lassitude de ceux qui sont soumis depuis des années à cette pression, de ceux qui sont interdits de parler, de seulement dire ce qu’ils voient ou ce qu’ils vivent. En France, mais pas seulement, une part importante des populations refuse aujourd’hui de disparaître broyée dans cette dissolution morbide qu’est le monde de la « mondialisation heureuse ». Et cette population, qui fait corps, quoi qu’on en ait, veut « conserver » son monde, c’est-à-dire ses valeurs, son histoire, sa langue, et au-delà, et peut-être avant tout, sa liberté de penser, de croire et de choisir.
Ce conservatisme profond, qui touche tant d’aspects, nous avons voulu en présenter les facettes diverses dans l’ouvrage Le dictionnaire du conservatisme(éditions du Cerf) que j’ai co-dirigé avec Frédéric Rouvillois et Olivier Dard, et auquel une centaine de contributeurs ont participé. L’écho de sa réception, comme celle d’autres ouvrages traitant du conservatisme parus dans l’année, montre bien qu’il y a une attente.
Une chose est certaine, pour en terminer avec votre question sur l’effet de mode éventuel qui profiterait au conservatisme : on ne peut espérer traiter la question essentielle de l’insécurité identitaire, véritable fil rouge sous-jacent aux différentes revendications de nos concitoyens, sans se poser la question de ce qu’il convient de conserver… et donc sans imaginer ce que peut ou doit être notre conservatisme. Et tant que cette insécurité demeurera, bien au-delà donc de tout effet de mode, il y aura une demande de valeurs conservatrices. La question ultime reste certainement alors celle de leur traduction politique : qui pour porter aujourd’hui ces valeurs ?
Historiquement, le conservatisme, en France, a été une sorte de "centrisme", visant à rejeter les légitimistes souhaitant un retour aux principes de l'Ancien Régime et les révolutionnaires les plus radicaux. Pensez-vous que ce soit en ce sens que le conservatisme redevienne d'actualité ? Et, auquel cas, à quels "extrêmes" pensez-vous qu'il s'oppose ?
Le conservatisme repose entre autres sur des valeurs de modération, de discrétion et de tenue, ce qui peut effectivement sembler être incapacitant à certains : relisons les pages superbes qu’Abel Bonnard consacre aux Modérés, ou celles dans lesquelles Bernanos fustige les Bien-Pensants. Pour autant, et il suffit de lire le Dictionnaire, le conservatisme n’a rien à voir avec le marais centriste, rien à voir avec le monde des tièdes, et ce n’est certainement pas sous cet aspect qu’il est en train de revenir sur la scène politique.
Pour reprendre votre perspective historique, son opposition au progressisme révolutionnaire a toujours été totale. Elle l’a été parce conservatisme et progressisme reposent sur deux visions antinomiques de la société et de l’homme. Le conservatisme repose sur une approche réaliste de la société, qui fait fond sur l’homme « animal politique » et développe les principes d’une « politique naturelle », avec notamment la prise en compte des indispensables cercles d’appartenance que peuvent être famille, commune ou profession, et qui sait apprécier le nécessaire poids des traditions. Le progressisme, qui repose, lui, sur une approche volontiers utopiste, veut reconstruire un homme nouveau et estime devoir pour cela faire table rase du passé. L’un pense aux racines sans lesquelles l’être ne peut croître, l’autre veut le déraciner, l’arracher à toutes ses appartenances, estimant qu’il pourra alors faire les libre choix que lui dictera sa seule raison. À cet extrême, le conservatisme s’opposera toujours. Or il n’est pas interdit de considérer que certains des totalitarismes du XXe siècle, classés abusivement à droite – on pense bien évidemment au national-socialisme – relèvent d’une telle approche, comme Frédéric Rouvillois l’a montré dans son ouvrage Crime et utopie.
Le légitimisme que vous évoquez, même si ses chevau-légers ont pu ferrailler contre des conservateurs modérés au XIXe, que ce soit avec Chateaubriand ou sous le Louis-Phillipardisme triomphant, est par contre bel et bien l’une des composantes de ce vaste courant conservateur qui ressurgit de nos jours.
Quelles différences voyez-vous entre le conservatisme français et le conservatisme anglo-saxon ?
Très certainement une différence autour de la place accordée ou non à l’État central. Le conservatisme anglo-saxon, comme d’ailleurs son libéralisme, s’en défie. Il est bien l’héritier de la lutte des barons contre la Couronne pour l’Angleterre, et de la révolution faite contre la métropole pour les USA. Le conservatisme français est lui volontiers plus étatiste, et reviennent immédiatement les figures tutélaires des grands serviteurs de notre monarchie, les Richelieu ou les Colbert. Le poids de l’histoire de la construction des différents États joue ici son rôle.
Pour autant les deux se retrouvent justement dans une même valorisation du poids de leurs histoires et dans le refus de la table rase. L’œuvre d’Edmund Burke, sa dénonciation de la Révolution française dès ses débuts, a ici figure de symbole.
Pensez-vous que la renaissance du conservatisme en France soit purement culturelle ou entrevoyez-vous des débouchés politiques ?
Nous revenons à votre première question. Soyons clairs : le conservatisme propose une définition de la Cité, un art des rapports sociaux, comment pourrait-il rester sur la seule sphère culturelle, sans que soient envisagés ses débouchés politiques ? Le temps n’est plus où certains conservateurs pouvaient espérer se sauver seuls en restant dans leur tour d’ivoire. Et quel piètre salut d’ailleurs que de contempler les ravages de l’incendie !
Certes, nous pouvons dire nous aussi, comme Jeanne du Barry : « encore un instant monsieur le bourreau », nous réfugier dans notre bien-être personnel – ce que Benjamin Constant reprochait déjà à la fameuse liberté des Modernes – et nous dire que le déluge viendra toujours après nous. Nous pouvons donc cultiver, dans un agréable entre soi avec quelques amis choisis, dans cette ambiance de club anglais dont Jean-Yves de Cara décrit les subtilités dans leDictionnaire, les valeurs du conservatisme en feuilletant quelques ouvrages aux reliures choisies et en buvant des liqueurs rares.
Mais il faut se faire une raison : les temps qui viennent seront durs. Ce qui a fait notre monde, cet ensemble d’institutions mais aussi de valeurs qui nous ont permis de devenir ce que nous sommes, grâce à ce legs de nos pères que nous avons su adapter sans le renier, est aujourd’hui menacé de disparition pure et simple, détruit méthodiquement par ce que l’on peut nommer un « système », mêlant politique, médias et finance, un pouvoir qui n’a jamais eu à sa disposition d’aussi efficaces techniques pour s’imposer, de la manipulation du génome aux procédés de surveillance et de contrôle.
La politique est la chose de la polis, de la Cité. Pour reprendre une formule connue : « si tu ne t’occupes pas de politique, la politique, elle, s’occupera de toi ». Il faut donc s’y pencher. Or que constatons-nous ? Que Gaël Bustier a pu, sans doute à fort juste titre, qualifier la Manif pour tous de « Mai 68 conservateur ». Que nombre de jeunes pousses des médias n’hésitent pas à s’affirmer comme faisant clairement partie d’une droite conservatrice. Que les préoccupations portant sur des sujets d’une évidente actualité, comme l’écologie ou le transhumanisme, suscitent – notamment par leur rapport à la notion de limites – des réponses conservatrices. Et, sur un plan plus directement politique, que François Fillon a d’abord gagné la primaire, puis ensuite été sauvé in extremis lors de la manifestation du Trocadéro, grâce à un électorat nettement conservateur. Enfin que Laurent Wauquiez vient d’emporter la présidence des Républicains avec un score sans appel sur un programme lui aussi ouvertement conservateur. On peut donc penser que le conservatisme politique existe déjà, même s’il lui faut encore parfois avoir le courage de s’affirmer pour ce qu’il est.