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lundi 30 avril 2018

Bernard Plouvier - Le phénomène religieux : opium, passion ou poison ?

 « Le saint regarde le peuple comme un enfant »
Lao Tseu, Tao Tö King 

« On ne croit en dieu que pour éviter le monologue torturant de la solitude… Dieu, rival du Rien » a écrit Emil Cioran (in Des larmes et des saints, de 1937). Ce n’est vrai que pour l’être incapable de se créer un monde imaginaire. 

Comme tous les comportements humains, croire ou ne pas croire est génétiquement programmé et l’influence du milieu familial ou professionnel n’y change rien au final, sauf pour les personnalités faibles. 

Jean-Baptiste de Lamarck, dans un de ses rares bons jours, avait écrit : « L’idée n’est point un objet métaphysique ; c’est un phénomène organique ». Les idées, jusqu’à la notion de dieu, sont créées par l’électricité et les neuromédiateurs d’un cerveau soumis aux variations hormonales, le tout étant modulé par les aléas de la vie : ennui, pression de l’environnement, catastrophes individuelles ou collectives. 

Le mot religion semble avoir deux étymologies latines possibles (si l’on en croit Salomon Reinach, un auteur volontiers fantaisiste) : religare - unir les hommes entre eux et les relier à un hypothétique créateur – et eligere – choisir une foi. Le drame est que, quelle que soit l’étymologie choisie, le croyant devient trop souvent un fanatique qui veut imposer sa foi à autrui, sous prétexte de lui faire partager son bonheur et un éventuel salut. 

L’optimisme inébranlable est l’immense avantage de celui qui croit fermement en sa divinité. C’est un optimisme à usage personnel : en menant une vie selon les critères jugés plaisants à la divinité par le créateur du dogme, le fidèle espère goûter aux joies ineffables d’une vie surnaturelle ou d’une bonne réincarnation, ou encore procurer la prospérité à sa descendance. C’est aussi un optimisme quant à l’Univers et à son évolution vers un but, certes impénétrable à l’intelligence humaine, mais qui ne peut qu’être beau et grandiose. 

La religion serait un garde-fou social. Maximilien Robespierre et Napoléon Ier y croyaient, partageant la même formule : « Si dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer ». C’est, grossièrement résumé, ce qu’avait écrit ‘’Voltaire’’, exaltant son « dieu rémunérateur et vengeur », Leitmotiv du Dictionnaire philosophique. En pratique, ce type de religiosité n’est nullement indispensable à la bonne marche d’une société. 

Une législation bien faite, appliquée dans toute sa rigueur, est un bien meilleur garde-fou social, avec moins de risques de fanatisme et de niaise contestation. En outre, le comportement en affaires de certains Juifs et chrétiens réputés pieux, le comportement d’une quantité effarante de jeunes mahométans en Europe occidentale et scandinave, démontrent l’inanité de la crainte de dieu pour assurer la paix publique et un minimum de décence et de moralité dans la vie économique et sociale. 

Le fait d’appartenir à une religion très achalandée et en voie d’expansion procure à l’être humain une sensation de puissance, une source d’énergie, mais ce sentiment de supériorité débouche tout naturellement sur une agressivité accrue, voire sur la guerre sainte, qui n’est jamais qu’un commode alibi pour extérioriser le sadisme et la joie de nuire à autrui de l’être humain… saint exclu, mais l’on voudra bien admettre que, toujours et partout, ce fut un oiseau rare. 

Une foi commune profite particulièrement aux faibles, qui trouvent un minimum de force dans l’union avec d’autres êtres apeurés : l’animisme primitif pour les paysans soumis aux aléas climatiques ; le christianisme pour les esclaves de l’Empire romain ; le culte de Mithra pour les soldats de cet empire, assez mal traités par leurs officiers ; le marxisme pour les déclassés et les sous-doués ; l’islam pour les inadaptés sociaux dans l’Occident contemporain. 

Mais il est exact que pour des êtres de haute valeur morale, dotés par leur génétique d’une soif de spiritualité, le fait de vivre en étant constamment sous l’œil de son dieu implique l’obligation de mener une vie honnête et digne. Un hypocrite triche avec les autres et souvent avec lui-même, mais nul ne peut tricher avec une divinité réputée omnisciente. 

Il est en partie exact que la perte du sens religieux s’accompagne chez les êtres médiocres d’un affaissement moral. Nul historien ne semble avoir perçu que les progrès du racisme criminel en Occident furent contemporains de la perte d’influence des Églises chrétiennes, singulièrement de la catholique qui fut toujours opposée au racisme. L’efficacité de la lutte contre l’angoisse existentielle et dans la pacification des rapports humains sont les pierres de touche d’une religion : une foi guerrière, comme l’islam, est un danger, continental ou planétaire selon son espace de diffusion. 

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Envisagée par son grand initié comme une source d’harmonie entre l’Homme et l’Univers, toute religion devient très vite une source de dysharmonie sociale. Par essence, une foi ne devrait être qu’une communion, teintée de lyrisme, entre un être et ses supposés créateur et rédempteur. Malheureusement, la religion est toujours domestiquée, utilisée, commercialisée par des théoriciens qui veulent ajouter leur grain de sel aux dogmes originels ou transformer les rites en gagne-pain. Il en résulte une cacophonie spirituelle et parfois de triviales contingences, fort matérielles.
« Nous ne choisissons pas nos vénérations ni nos blasphèmes » (Cioran, in Le mauvais démiurge, de 1969). C’est à la fois exact et erroné, car tout se passe à deux niveaux différents : le premier étant imposé par le programme génétique ou l’environnement, le second déterminé par le libre-arbitre. 

L’humain ne choisit pas de croire ou de ne pas croitre en un monde supranaturel, en une divinité : il est génétiquement programmé pour orienter son paléo-cortex vers la foi ou il est programmé pour se laisser dominer par son néocortex rationnel. En revanche, il assume cette fatalité génétique en acceptant sa foi ou en la refusant. 

Exclusivement fondé sur le rêve, le sentiment, voire les hallucinations, le phénomène religieux est par essence condamné à user de symboles et de mythes explicatifs, à multiplier les rites pour entraîner l’adhésion du public. « Il tombe sous le sens que dieu était une solution, et qu’on n’en trouvera jamais une aussi satisfaisante » (Cioran, in De l’inconvénient d’être né, de 1973)… du moins en théorie, lorsque l’on philosophe dans les nuées. En pratique, il en va tout autrement. 

Étant le triomphe de l’irrationnel, la religion est un domaine où chaque théoricien, chaque symboliste veut à toute force proposer, voire imposer son interprétation. De ce fait, il n’existe pratiquement aucune religion où l’on ne constate une multitude de schismes, de sectes et de chapelles rivales. Vers 1980, l’on dénombrait 288 Églises chrétiennes et la dispersion se retrouve aussi bien chez les Juifs, les bouddhistes ou les musulmans. « Faute de savoir à qui nous adresser, nous finirons par nous prosterner devant la première divinité maboule » (Cioran, 1973) : voilà qui est beaucoup plus exact que la phrase précédemment citée du même auteur, le plus intéressant des philosophes maniaco-dépressifs depuis Lucrèce et Kierkegaard. 

L’idée de l’absence de dieu ne met nullement l’humanité à l’abri du fanatisme religieux : le fanatisme politique, de même essence, prend le relais. Les dictatures les plus meurtrières de l’histoire humaine furent celles des marxistes athées. Aucun dogme appuyé sur l’idée divine n’a fait pire jusqu’à présent. 

Si le XIXe siècle a été surnommé « le siècle de la mort de dieu », par référence aux écrits de Proudhon, Marx, Nietzsche et d’une foule de moindres seigneurs, les XXe et XXIe voient un retour en force des sectes et des religions, après les déboires des grandes expériences politiques. L’on assiste même à une reprise du gnosticisme sous la forme de divers mouvements de syncrétisme religieux, analogues à la Nouvelle cuisine : on y assiste à un festival de goûts et de couleurs, mais il est bien difficile d’y trouver une originalité propre. 

La déréliction occidentale actuelle a effectivement placé les individus en état d’absence d’interlocuteur intime et les a donc jetés en pâture aux plus absurdes faiseurs de théories. Faut-il imaginer que le surconscient soit si faible dans l’espèce humaine, puisque sans une divinité, la majorité des êtres humains semble déboussolée ? 

Même un athée ne peut que conspuer la malfaisance des « bousilleurs » du Concile Vatican II qui, par leur suffisante insuffisance, ont aidé les propagandistes de l’hédonisme à vaincre le catholicisme dans de nombreux pays européens, laissant le champ libre aux islamistes, qui prêchent un culte simpliste autant qu’archaïque, mais gros de promesses eschatologiques et de ce fanatisme qui plait tant aux esprits simples et agressifs.
Les actuelles jérémiades sur « la mort de dieu en Occident » ne signifient rien. Au fil des millénaires, ont disparu de très nombreux cultes qui avaient été bien achalandées durant un ou deux siècles, voire davantage. Des religions somnolentes se réveillent brutalement, tel l’islam, stimulé par le pétrodollar. D’autres ne sont plus vénérées que par quelques initiés : les dinosaures marxistes de cénacles intellectuellement arriérés (telle l’Université française), le chamanisme sibérien et mongol, le culte zoroastrien qui survit chez les Parsis de l’Inde et de façon très édulcorée chez les Yézidis du Kurdistan. Certaines religions sont moribondes là où
elles étaient fort achalandées (le christianisme en France) et sont florissantes ailleurs (l’Amérique latine pour le catholicisme, les pays d’Europe de l’Est pour l’orthodoxie chrétienne). 

Des divinités meurent, saluées par des livres saturés de poussière sur les rayons des bibliothèques universitaires ou par une efflorescence d’articles débiles sur le Net. D’autres vont apparaître, de novo ou par réactualisation de vieilleries. De fait, chaque secte a son utilité si elle calme l’angoisse existentielle (grâce à la foi en une divine providence, autre nom de la télé-finalité des théologiens), si elle console le chagrin ou alimente l’espérance eschatologique de ses ouailles, à condition qu’elle le fasse sans entraîner d’inconvénient pour qui n’y adhère pas. Il est nécessaire qu’aucun État n’accepte de culte officiel : la séparation des États et des Églises, sectes et officines spirituelles, est l’un des fondements du Bien commun. 

Au final, l’affaire est assez simple, même si elle turlupine hommes et femmes depuis qu’ils ont décidé de penser à autre chose qu’à leur simple survie. Pour ce qui est de l’essence supérieure appelée divinité (le problème reste le même qu’on le conjugue au singulier ou au pluriel), le choix se réduit au zéro, ce qui définit l’athéisme, au point d’interrogation de l’agnostique, ou à l’infini, c’est l’option de celles et ceux qui n’en finissent pas de pérorer sur les qualités supposées de leur(s) dieu(x) favori(s). La raison ne permet que de croire ou de ne pas croire ; c’est le sentiment seul, irrationnel par essence, qui procure la « certitude » : une foi ou l’athéisme. Seul l’agnostique est froidement rationnel. 

La conclusion s’impose d’elle-même. Les spéculations métaphysiques s’avèrent utiles, si elles permettent d’espérer un avenir radieux ou de lutter contre l’angoisse existentielle. Elles sont hautement nuisibles au contraire, lorsqu’un croyant veut faire participer autrui à sa féérie, car du partage de la foi, l’on passe trop aisément à la guerre pour l’imposer. Croire, douter ou nier sont affaire purement privée, issue d’un choix exclusivement personnel et devant conserver ces caractéristiques. 

C’est en cela que la réponse à la question posée en titre restera toujours une aporie pour une collectivité nationale parce qu’elle repose sur le choix de chaque individu, encore faut-il noter qu’il peut varier au cours d’une vie, passant du statut d’opium individuel à celui de poison social par l’effet d’une passion délirante collective. 

Bernard Plouvier