La Sécurité sociale française peut-elle continuer à se financer sur le travail ? Ou va-t-elle basculer vers l’impôt ?
Par Eric Verhaeghe.
La suppression des cotisations chômage acquittées par les salariés, promise par Emmanuel Macron, est-elle possible ? La question est posée par le Conseil d’État au gouvernement, dans un avis rendu sur le texte du projet de loi Pénicaud II. On voit mal aujourd’hui comment le gouvernement pourrait passer outre aux réserves de son conseil favori.
La suppression des cotisations salariales dans le domaine de la Sécurité sociale pose un problème de fond que le Conseil d’État a souhaité porter sur la place publique. Elle oblige à substituer aux contributions directes des assurés sociaux le produit de l’impôt. C’est ce qu’on appelle la fiscalisation de la protection sociale, largement pratiquée dans les pays du Nord de l’Europe. Est-elle possible en France ?
Le principe d’un remplacement des cotisations par l’impôt (en l’espèce la CSG), ce qu’on appelle couramment la fiscalisation de la Sécurité sociale, percute frontalement cette tradition historique. Il fait en effet basculer la protection sociale dans un système de prestations sociales très éloigné de l’intention initiale du régime.
Le Conseil d’État l’a souligné utilement :
S’agit-il toujours d’organiser la couverture des risques sociaux par la solidarité des salariés (et de réserver l’intervention de l’impôt à la couverture des risques des non-salariés) ? Ou bien décidons-nous de basculer, comme en Grande-Bretagne, dans un système d’allocations versées par le contribuable à ceux qui sont dans le besoin ?
S’agit-il d’un système de couverture du risque social ? S’agit-il d’un système de solidarité de type universel financé par l’impôt ?
La France est désormais au pied du mur et doit choisir.
De l’Allemagne, inventeuse de la sécurité sociale par cotisation, la France a gardé un dispositif qui concerne tous les salariés. Il procède par prélèvements sur le salaire, plus largement financé par les employeurs que par les salariés d’ailleurs, ce qui pose de sérieuses difficultés de compétitivité. C’est le système dit bismarckien.
Du Royaume-Uni et de son modèle beveridgien, la France a gardé le principe d’une fiscalisation pour financer des prestations destinées à ceux qui ne cotisent pas sur leur travail. C’est le cas en particulier du Fonds de Solidarité Vieillesse, qui verse une pension minimale à ceux qui n’ont pas fait le plein de leurs trimestres de cotisations.
Dans l’ensemble des pays industrialisés, ces systèmes « purs » à leur création ont beaucoup évolué avec le temps pour tenir compte de la contrainte financière. L’Allemagne a par exemple fait le choix de plafonner l’intervention de sa sécurité sociale à un certain niveau de revenus, et a accepté une concurrence entre ses caisses de sécurité sociale. De son côté, la France nourrit des débats discrets mais très animés sur le poids et le rôle de la contribution sociale généralisée dans le système de protection sociale.
La logique de cette répartition est simple : là où les prestations de Sécurité sociale profitent directement aux salariés cotisants (principalement dans le domaine de la retraite), l’impôt n’intervient pas. Quand les prestations de Sécurité sociale ne sont pas liées au travail, l’impôt intervient.
On doit au gouvernement et à sa réforme mal expliquée de la CSG et des cotisations maladie de n’avoir pu préciser pour quelle raison l’assurance maladie bénéficie d’environ 72 milliards d’impôts pour se financer. Une grande partie de la dépense santé est en effet causée par des non-salariés, et en particulier par des retraités. Il est donc assez rationnel de ne plus demander aux salariés de se serrer la ceinture pour prendre en charge ces dépenses. Et assez rationnel de demander aux retraités de prendre leur part dans l’augmentation incessante des dépenses de santé.
Cette argumentation est largement restée inaudible tant la hausse de la CSG a suscité de haine et d’émotion. Il est dommage que le gouvernement ait raté le coche à ce moment-là car le Conseil d’État le somme aujourd’hui de rattraper le temps perdu : il faut qu’on comprenne où le gouvernement veut aller en affectant toujours plus de CSG (dont le produit n’est pas extensible sauf à l’augmenter encore) à des dépenses jusque-là prises en charge par les cotisations.
Ainsi, sur la création d’un droit au chômage pour les travailleurs indépendants, le Conseil d’État a relevé que celle-ci procédait d’un accord interprofessionnel négocié par des organisations non-représentatives de cette catégorie de population. Il a aussi noté que les indépendants bénéficieraient de prestations sans avoir cotisé. Ce faisant, le régime pour indépendants sera autorisé, mais à condition d’être régi par des décrets et d’être isolé du reste.
Pour le légitimer, le Conseil d’État a posé une balise financière qui méritera d’être longuement pensée :
En outre, le Conseil d’État a passé au crible les autres aspects de la réforme, en soulignant chaque fois les insuffisances juridiques du texte. En particulier, il demande au gouvernement de légiférer sur la variation des taux de cotisations patronales en cas d’utilisation excessive de contrats courts.
Sur tous ces points, le Conseil d’État s’est ingénié à pointer du doigt, parfois de façon contestable d’ailleurs, les changements systémiques que le gouvernement opère par petites touches et avec l’air de ne pas y toucher.
On relèvera en particulier cette phrase qui en dit long sur le chemin qui reste à parcourir en faveur de l’égalité hommes-femmes chez les entrepreneurs et les conjoins collaborateurs :
Depuis plusieurs années, les gouvernements qui se succèdent repoussent le moment où il faudra ouvrir un débat collectif sur ce sujet. Mais l’étranglement progressif des forces vives du pays par des cotisations sociales trop élevées oblige à mobiliser de plus en plus l’impôt pour financer ce que le Conseil National de la Résistance avait réservé à la cotisation.
Sommes-nous prêts ou non à revoir le modèle sacro-saint du Conseil National de la Résistance ? Sommes-nous prêts à concéder que le coût de la protection est devenu tel qu’il obère le destin national et qu’il faut le financer autrement et probablement sur une autre base philosophique ?
La France est obsédée par la dictature de la protection contre les risques vitaux. Cette disposition contre nature est en train de la tuer à petit feu. Tout l’enjeu du débat que le Conseil d’État appelle de ses voeux est de savoir si oui ou non nous acceptons de diminuer la protection apportée par l’État pour prendre le risque de vivre.
Source
Par Eric Verhaeghe.
La suppression des cotisations chômage acquittées par les salariés, promise par Emmanuel Macron, est-elle possible ? La question est posée par le Conseil d’État au gouvernement, dans un avis rendu sur le texte du projet de loi Pénicaud II. On voit mal aujourd’hui comment le gouvernement pourrait passer outre aux réserves de son conseil favori.
La suppression des cotisations salariales dans le domaine de la Sécurité sociale pose un problème de fond que le Conseil d’État a souhaité porter sur la place publique. Elle oblige à substituer aux contributions directes des assurés sociaux le produit de l’impôt. C’est ce qu’on appelle la fiscalisation de la protection sociale, largement pratiquée dans les pays du Nord de l’Europe. Est-elle possible en France ?
La suppression des cotisations chômage met le feu aux poudres
Dans la logique fondatrice de l’assurance chômage, l’indemnisation des assurés venaient en contrepartie d’une cotisation versée durant les périodes d’emploi. C’est le principe du régime assurantiel : je cotise pour être indemnisé quand le risque survient. Cette notion de cotisation comme contrepartie préalable à toute indemnisation est le fondement du caractère contributif de notre protection sociale obligatoire.Le principe d’un remplacement des cotisations par l’impôt (en l’espèce la CSG), ce qu’on appelle couramment la fiscalisation de la Sécurité sociale, percute frontalement cette tradition historique. Il fait en effet basculer la protection sociale dans un système de prestations sociales très éloigné de l’intention initiale du régime.
Le Conseil d’État l’a souligné utilement :
Il résulte de la réforme proposée une absence de lien entre les modalités de financement par la quasi-totalité des salariés du régime d’assurance chômage et les revenus de remplacement dont ils peuvent bénéficier, dès lors que la CSG est une imposition de toutes natures et n’ouvre donc pas, par elle-même, droit à des prestations et avantages sociaux (Conseil constitutionnel, décision n° 90-285 DC du 28 décembre 1990, considérants 8 et 9).Progressivement, la mobilisation de la CSG pour financer des prestations à la place des cotisations des assurés atteint des proportions telles que le sens même de la sécurité sociale est en train de changer. La fiscalisation de régimes jusqu’ici entièrement contributifs pose un problème de définition de ce qu’est la protection sociale en France.
S’agit-il toujours d’organiser la couverture des risques sociaux par la solidarité des salariés (et de réserver l’intervention de l’impôt à la couverture des risques des non-salariés) ? Ou bien décidons-nous de basculer, comme en Grande-Bretagne, dans un système d’allocations versées par le contribuable à ceux qui sont dans le besoin ?
L’appel du Conseil d’État à une réflexion globale
Dans son avis, le Conseil d’État invite le gouvernement à poser la question de fond, celle de ce changement de nature profonde qu’il opère jour après jour dans notre système de sécurité sociale à force de remplacer les cotisations par la CSG.Compte tenu des évolutions de l’assurance chômage résultant du projet, de la suppression des cotisations salariales d’assurance-maladie déjà opérée par la LFSS pour 2018 et de la réforme à venir des régimes de retraite, le Conseil d’État invite le Gouvernement à approfondir sa réflexion sur la cohérence des modalités de financement des régimes avec les prestations qu’ils servent, dans la perspective d’une réforme du système de protection sociale tirant toutes les conséquences de la part prise par les impositions dans le financement de la protection sociale obligatoire.Et de fait, le Conseil d’État, qui est historiquement l’initiateur du système monopolistique de protection sociale qui s’est mis en place en 1941, pose ici la juste question du devenir de son enfant chéri. En supprimant les cotisations salariales en maladie, le gouvernement a franchi un premier cap dans la fiscalisation. La mise en place d’une retraite par points en constituera une autre étape importante. Le Conseil d’État demande désormais au gouvernement de préciser sa doctrine, sa vision, sur ce qu’est la nature de la Sécurité sociale.
S’agit-il d’un système de couverture du risque social ? S’agit-il d’un système de solidarité de type universel financé par l’impôt ?
La France est désormais au pied du mur et doit choisir.
Le système hybride à la française mis en question
La question n’est pas nouvelle en soi. Depuis 1945, la France a fait le choix d’hybrider son système de protection sociale, pour créer un dispositif sans égal (par son coût et par son emprise sur la vie privée, mais pas par son efficacité) dans le monde.De l’Allemagne, inventeuse de la sécurité sociale par cotisation, la France a gardé un dispositif qui concerne tous les salariés. Il procède par prélèvements sur le salaire, plus largement financé par les employeurs que par les salariés d’ailleurs, ce qui pose de sérieuses difficultés de compétitivité. C’est le système dit bismarckien.
Du Royaume-Uni et de son modèle beveridgien, la France a gardé le principe d’une fiscalisation pour financer des prestations destinées à ceux qui ne cotisent pas sur leur travail. C’est le cas en particulier du Fonds de Solidarité Vieillesse, qui verse une pension minimale à ceux qui n’ont pas fait le plein de leurs trimestres de cotisations.
Dans l’ensemble des pays industrialisés, ces systèmes « purs » à leur création ont beaucoup évolué avec le temps pour tenir compte de la contrainte financière. L’Allemagne a par exemple fait le choix de plafonner l’intervention de sa sécurité sociale à un certain niveau de revenus, et a accepté une concurrence entre ses caisses de sécurité sociale. De son côté, la France nourrit des débats discrets mais très animés sur le poids et le rôle de la contribution sociale généralisée dans le système de protection sociale.
Où en est-on de la CSG ?
Le tableau en ouverture de ces lignes récapitule la situation de la contribution sociale généralisée, principal impôt mobilisé pour financer la sécurité sociale. Sur un produit total d’environ 100 milliards annuels, 75% servent à l’assurance maladie, et 10% servent au Fonds Solidarité Vieillesse.La logique de cette répartition est simple : là où les prestations de Sécurité sociale profitent directement aux salariés cotisants (principalement dans le domaine de la retraite), l’impôt n’intervient pas. Quand les prestations de Sécurité sociale ne sont pas liées au travail, l’impôt intervient.
On doit au gouvernement et à sa réforme mal expliquée de la CSG et des cotisations maladie de n’avoir pu préciser pour quelle raison l’assurance maladie bénéficie d’environ 72 milliards d’impôts pour se financer. Une grande partie de la dépense santé est en effet causée par des non-salariés, et en particulier par des retraités. Il est donc assez rationnel de ne plus demander aux salariés de se serrer la ceinture pour prendre en charge ces dépenses. Et assez rationnel de demander aux retraités de prendre leur part dans l’augmentation incessante des dépenses de santé.
Cette argumentation est largement restée inaudible tant la hausse de la CSG a suscité de haine et d’émotion. Il est dommage que le gouvernement ait raté le coche à ce moment-là car le Conseil d’État le somme aujourd’hui de rattraper le temps perdu : il faut qu’on comprenne où le gouvernement veut aller en affectant toujours plus de CSG (dont le produit n’est pas extensible sauf à l’augmenter encore) à des dépenses jusque-là prises en charge par les cotisations.
La réforme de l’assurance chômage sur le grill
S’agissant de la réforme de l’assurance chômage, le Conseil d’État pose les questions qui fâchent, et que le gouvernement a laissées sans réponse, en partie faute d’une réflexion suffisante sur sa propre action, et pour l’autre partie faute d’une appétence suffisante pour la pédagogie.Ainsi, sur la création d’un droit au chômage pour les travailleurs indépendants, le Conseil d’État a relevé que celle-ci procédait d’un accord interprofessionnel négocié par des organisations non-représentatives de cette catégorie de population. Il a aussi noté que les indépendants bénéficieraient de prestations sans avoir cotisé. Ce faisant, le régime pour indépendants sera autorisé, mais à condition d’être régi par des décrets et d’être isolé du reste.
Pour le légitimer, le Conseil d’État a posé une balise financière qui méritera d’être longuement pensée :
S’il est loisible au législateur de prévoir le financement par un régime de protection sociale d’une prestation relevant d’un autre régime, c’est à condition de ne pas créer de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques. Les dépenses afférentes à l’allocation des travailleurs indépendants représentant, d’après les évaluations de l’étude d’impact, moins de 0,5% des dépenses du régime d’assurance-chômage, une telle rupture caractérisée n’apparaît pas constituée.Autrement dit, la pirouette financière en faveur des indépendants n’est acceptée que si elle reste anecdotique. Du jour où les dépenses augmenteront, les indépendants devront cotiser…
En outre, le Conseil d’État a passé au crible les autres aspects de la réforme, en soulignant chaque fois les insuffisances juridiques du texte. En particulier, il demande au gouvernement de légiférer sur la variation des taux de cotisations patronales en cas d’utilisation excessive de contrats courts.
Sur tous ces points, le Conseil d’État s’est ingénié à pointer du doigt, parfois de façon contestable d’ailleurs, les changements systémiques que le gouvernement opère par petites touches et avec l’air de ne pas y toucher.
On relèvera en particulier cette phrase qui en dit long sur le chemin qui reste à parcourir en faveur de l’égalité hommes-femmes chez les entrepreneurs et les conjoins collaborateurs :
le Conseil d’État estime que les différences de traitement opérées avec d’autres circonstances de privation d’activité professionnelle n’y ouvrant pas droit sont conformes au principe d’égalité, pour les motifs suivants.
En premier lieu, à la différence des conjoints associés, les conjoints collaborateurs ne peuvent jamais percevoir de rémunération pour leur activité professionnelle et ne sont donc pas susceptibles de remplir la condition de revenus antérieurs d’activité.Cette validation de la minoration réservée aux conjointes collaboratrices méritera tôt ou tard d’être mise sur la table, car elle constitue une puissante négation de tous les principes d’égalité exposés par les féministes.
La Sécurité sociale française à la croisée des chemins
Derrière l’ensemble de ces considérations techniques souvent réservées aux initiés, se pose une question politique et sociétale simple : la Sécurité sociale française peut-elle ou non continuer à se financer sur le travail ? Ou doit-elle basculer vers l’impôt ?Depuis plusieurs années, les gouvernements qui se succèdent repoussent le moment où il faudra ouvrir un débat collectif sur ce sujet. Mais l’étranglement progressif des forces vives du pays par des cotisations sociales trop élevées oblige à mobiliser de plus en plus l’impôt pour financer ce que le Conseil National de la Résistance avait réservé à la cotisation.
Sommes-nous prêts ou non à revoir le modèle sacro-saint du Conseil National de la Résistance ? Sommes-nous prêts à concéder que le coût de la protection est devenu tel qu’il obère le destin national et qu’il faut le financer autrement et probablement sur une autre base philosophique ?
La France est obsédée par la dictature de la protection contre les risques vitaux. Cette disposition contre nature est en train de la tuer à petit feu. Tout l’enjeu du débat que le Conseil d’État appelle de ses voeux est de savoir si oui ou non nous acceptons de diminuer la protection apportée par l’État pour prendre le risque de vivre.
Source