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samedi 28 avril 2018

La nouvelle Révolution française


Dans son dernier livre, le sociologue Jean Viard dresse le portrait mosaïque d'un Hexagone percuté par la modernité.

Jean Viard est un sociologue singulier, dont la plume chaleureuse laisse poindre un attachement profond à la ruralité, la France "périphérique", comme on dit maintenant. Aucun de ses confrères ne raconte mieux que lui le passage du monde d'hier à celui d'aujourd'hui, probablement parce qu'il a connu le premier, et vit de plain-pied dans le second.  

Dans son dernier livre, Une société vivante (Editions de l'Aube), ce directeur de recherche au CNRS, spécialiste des temps sociaux, des questions politiques et de l'aménagement du territoire, dresse le portrait mosaïque d'un Hexagone percuté par la modernité.  

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Révolution des moeurs, avec l'allongement inédit de la durée de vie, le boom du nombre d'enfants nés hors mariage et des familles monoparentales ; révolution des modes de vie, avec l'étirement du temps libre où le loisir et la façon dont on l'occupe importe plus que les heures passées au bureau. Révolution des espaces, où le monde agricole s'étiole face aux métropoles conquérantes. Révolution du lien social aussi, avec l'avènement de générations d'individus hyperconnectés, collaboratifs et ultranomades. 

Dans cette société en archipel, où "l'idée démocratique ne suffit plus" pour dessiner un horizon commun et désirable, Jean Viard aimerait voir poindre de nouveaux imaginaires, des solidarités renouvelées, un souffle qui donne envie d'embarquer sur le galion du nouveau monde. Lui qui concourut sans succès aux législatives de 2017 à Carpentras, dans le Vaucluse, sous l'étiquette En Marche a l'évidente envie de contribuer, à sa mesure, à la relance de l'action politique. 
[Extraits] 

La révolution du temps

D'abord, en un siècle, nous avons allongé la vie de chacun de l'équivalent d'une génération. Vingt ans. Et sur cette vie allongée, la part que nous consacrons au travail est passée de 40 % à 10 %. En outre, nous dormons deux à trois heures de moins par jour... Nous sommes donc entrés dans la civilisation "des vies complètes" dont parlait l'économiste Jean Fourastié (1). Et une civilisation où, cet état une fois atteint, la vie complète tend à devenir un objectif qui bouleverse la société. Le principe de précaution pourrait en être l'emblème. Le sort écologique des générations futures, son angoisse.  
Et dans cette société de vie longue et de travail court, nous menons des aventures individuelles par séquences et ruptures. La discontinuité est devenue la règle. Car plus la vie est longue, plus on la vit par séquences courtes : on peut y retenter à tout moment sa chance - en amour, en logement, en emploi, en convictions... L'ancienne stabilité - CDI, mariage, propriété - se transforme en aventure, étape, discontinuité. La grande question est alors : qui choisit et qui subit ?  

La démocratie du sommeil

61 % des électeurs votent dans la commune où ils résident, mais en travaillant dans une autre commune. Si on y ajoute les retraités, on peut dire que plus des deux tiers des citoyens votent d'abord pour défendre leurs cadres résidentiels. Autrement dit, ils demandent en priorité du silence, de bonnes écoles pour leurs enfants, la protection de leurs biens et une certaine homogénéité sociale. [...]  
Surtout pas de grands projets, de grands travaux, d'usines, de centres d'hébergement pour les plus pauvres, d'incinérateurs à ordures... Ainsi, se battre pour le développement économique ou pour l'intégration n'est pas porteur pour un élu local. [...] Nous sommes donc dans une démocratie municipale où "qui dort décide". 

Le PIB des métropoles

Notre société est entraînée par une révolution numérique, collaborative et culturelle qui concentre l'innovation, la mobilité, la liberté individuelle et la richesse dans une classe créative souvent concentrée au coeur des très grandes métropoles. Là est produit 61 % du PIB français. [...] D'un côté, donc, une classe innovante et dominante, métropolitaine [...], de l'autre, une foule qui se répand de plus en plus loin des villes et des noeuds de circulation, avec, entre les deux, d'anciens quartiers ouvriers où se rassemblent les anciens "nouveaux" arrivants et les migrants. [...]  
La question n'est plus d'aller du bas vers le haut, mais de la périphérie vers le centre. Il faut inventer l'"ascenseur social horizontal". Un métro social ? L'économie mondiale est en train de se réorganiser autour de deux cents métropoles, alors que l'économie industrielle s'était structurée autour des grandes villes administratives et des mines.  
Aujourd'hui, la question difficile est de faire entrer le monde hors métropole dans la réalité et l'imaginaire de la société collaborative, ici et ailleurs. Et en même temps, cette transformation productive du monde offre des opportunités extraordinaires aux très grandes métropoles. Pensons à Paris Ile-de-France qui est une des quatre global cities mondiales avec New York, Los Angeles et Shanghai. Réussir le renforcement de la puissance, de la créativité, de l'attractivité de cette métropole globale est essentiel pour notre avenir, et pour celui de l'Union européenne.  

La guerre des deux révolutions

Depuis un siècle, notre vie politique s'est cristallisée dans l'opposition entre le monde du travail tel que l'ont construit la révolution industrielle et le monde des possédants - terre, avoirs, statuts... Cette opposition permettait de définir en France deux camps, l'un plus proche du marxisme, l'autre, de l'Église catholique. Cette révolution industrielle se développant dans les cadres principalement nationaux jusqu'aux années 1960-1970, nos cultures politiques ont eu le temps de s'en imprégner et de l'inscrire dans nos fondamentaux culturels hérités. Mais la révolution numérique et collaborative est venue rebattre les cartes. [...]  
Alors, la droite et la gauche, telles qu'elles ont été définies en 1789, et qui ont su digérer les affrontements de la révolution industrielle, se trouvent devoir assimiler cette nouvelle révolution. [...] Alors, droite et gauche se réduisent par tranches successives comme un salami à l'heure de l'apéro. Et les tranches se répartissent peu à peu entre les nouveaux camps : les bâtisseurs de murs et de frontières nourris d'une identité étriquée, héritée et mythologique, et ceux qui cherchent une nouvelle voie, un nouveau progrès social pour un monde ouvert qui doit s'inventer de nouveaux repères - en particulier pour ceux qui ont moins.  
Et c'est ainsi que la gauche anticapitaliste se trouve affronter la gauche progressiste, comme la droite dure, l'extrême droite. L'avenir de cet affrontement est entre nos mains et, comme souvent, dans celles de la France. C'est là que naquit le "et en même temps" macronien. Saura-t-il redonner suffisamment de puissance à notre mythe politique national pour que nous cessions d'avoir peur du monde qui vient ? 

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