Le titre de ce qui suit n’est qu’un
lointain écho à un texte célèbre de Clément Rosset, « le Réel et son
double » (Gallimard, 1976). S’il ne s’agit point ici d’en faire le
naufrage, ce serait injuste, il ne s’agit pas non plus d’y puiser le
contenu nécessaire à notre propos, ce serait s’égarer.
L’enjeu, cependant, est de ne point
ignorer qu’en toute occurrence humaine, dans l’ordre naturel qui est le
sien, un double se cache derrière le réel. Peu à peu, ce double se
juxtapose au réel, puis soudain surgit, l’imite ou le singe, et, dès
lors, le masque en prenant la place du modèle. Ce double, en effet, est
un autre, un tout autre, mais il n’est jamais meilleur que son modèle.
Car le double est toujours un saut dans l’illusoire, une apostrophe du
réel qui met à l’écart le modèle et le duplique en reproduisant un « à
l’envers » moins image que l’image.
La question du réel et de son double se
pose, dans toute sa théâtralité, à l’époque qui est la nôtre : la
société dans laquelle nous vivons est-elle encore occidentale et ceux
qui la peuplent sont-ils encore porteurs de ce qui la constituait ? En
sont-ils les héritiers et veulent-ils la continuer ? En somme, le réel
de nos sociétés est-il occidental ou bien son double lui aurait-il
soufflé la place ? La question mérite d’être posée car, à la faveur de
l’héritage grec et latin qui est le nôtre, il faut s’enquérir de ce
qu’il devient et de ce que l’on en fait, puisque sans héritage,
c’est-à-dire sans mémoire, il n’y a plus de pensée.
L’héritage qui nous vient des Grecs et des Romains est immense.
Il est d’abord, pour ce qui concerne la
Grèce, philosophique. Il n’y a pas de philosophie qui ne soit grecque
ni, plus encore, de métaphysique qui ne soit grecque. Aristote, après
Platon, en est devenu le maître. Il est celui par lequel toute la pensée
grecque culmine vers l’accomplissement de l’être (entelekheia). Chez
les Grecs, ce qui tient à cœur (philia) n’est autre que le haut savoir
(sophia). Un haut savoir continument à l’œuvre (energeïa) afin de
permettre à l’être de se tenir là où il est attendu (ethos), de répondre
par la parole à ce qui se présente à lui par la parole (logos), et de
développer en lui la part de divin qu’il reçoit du divin lui-même
(daïmon). Toute la pensée grecque se meut vers son épanouissement, son
plein développement (telos), et se nourrit de cette relation intime avec
le présent et le visage du divin (1).
Sans cette pensée grecque, le regard de
nos sociétés eut manqué d’intelligence et se serait perdu dans les
sables. Sans la métaphysique d’Aristote, il n’y aurait point eu la Somme
Théologique de St Thomas d’Aquin christianisant la pensée du Stagirite.
Or, que reste-t-il de cet héritage grec, que reste-t-il de divin dans
le développement de nos sociétés modernes ?
De la part romaine, latine, nous
héritons le droit, et cet héritage est également considérable. Le
juriste sait combien la locution latine articule le droit civil ou le
droit pénal. Il sait combien la structure juridique romaine conduit et
sédimente la relation de l’homme à son travail ; de l’homme à ses
échanges ; de l’homme à son patrimoine ou à sa propriété ; de ses
relations avec les autres et aux diverses institutions chargées de les
faire respecter civilement ou pénalement.
Sans ce corpus, sans cet édifice de
codification des usages et des lois, notre société ne serait plus
elle-même, elle ne serait plus occidentale. Or, que reste-t-il de
l’esprit du droit romain dans le droit positif français ?
De la part latine, nous héritons aussi
l’écriture, le texte écrit, le poème lyrique, la grammaire. Toute la
transmission de la culture romaine se fit par la langue latine. Elle fut
la langue officielle du monde occidental, son signe de la main. Or, que
reste-t-il de la lettre latine dans la vie intellectuelle et culturelle
de nos contemporains quand ils contemplent le vide, s’épanchent dans le
rap ou s’abîment dans l’errance bancroche des encapuchonnés de banlieue
?
De la part romaine enfin, nous héritons
la chrétienté catholique. Sans ignorer les persécutions, qui firent de
cette terre de légions un lit de saintes semences, ni le déclin puis la
chute de l’Empire, qui obéirent à leurs propres causes, tout, dans la
doctrine comme dans la liturgie catholique, découle du bassin
sédimentaire des premiers chrétiens sous domination romaine du
Haut-Empire (27 av JC-284). A cette part alluvionnaire originelle, sont
venues s’ajouter, sous le Bas-Empire (284-565), les affirmations, les
explicitations nécessaires et successives des Pères de l’Eglise, des
Docteurs de l’Eglise, des Papes et des Conciles dont les six premiers
d’entre eux furent convoqués par l’Empereur lui-même après la conversion
de Constantin. Bref, toute une somme théologique accumulée au service
de la foi catholique et du trésor liturgique qu’elle fait briller,
jusqu’à faire de Rome, Capitale de l’Empire, le siège de son
rayonnement. Or, que reste-t-il de cet héritage romain dans la doctrine
« catholique » contemporaine ? Que reste-t-il de la lettre latine dans
la liturgie « catholique » moderne ?
Le réel est simple. Bien des poètes
l’ont décrit, bien des penseurs l’ont accompagné. Il est dans cette
terre qui fume au printemps lorsque, au petit matin, les rayons du
soleil la réchauffent. Il est dans cette forêt qui s’enrichit d’humus et
développe la vie sous les résidus de feuilles et de branchages dont
elle se détache. Il est dans une histoire vraie, il est dans l’héritage
d’un nom. Il s’écrit dans un livre, se chante entre amis, se densifie
dans une polyphonie, s’exalte au champ d’honneur ou, mieux, se révèle
dans les Saintes Espèces. Chez les Grecs, il se jouait au quotidien, y
compris dans l’amphithéâtre (car les tragédies d’un Sophocle ne
moquaient pas le réel mais le signifiaient). Chez les Romains, il se
mesurait dans les ponts et les aqueducs ; il se prolongeait dans les
voies. Il se mêlait à la Cité, se discutait au forum ou se disputait
dans les stades. Il se confrontait aux adversaires de l’Empire.
Qu’est-donc devenu ce réel occidental
dans la société de 2018 ? Est-ce encore lui qui la guide ou bien son
double lui aurait-il volé la place ? Lorsque l’on écoute la faconde
reluisante d’un Joël de Rosnay nous décrire la société du futur dans son
inexorable destinée GAFA (2) ; lorsque l’on entend un Joseph Cohen se
livrer à un commentaire inintelligible sur la pensée inintelligible d’un
Jean-Luc Marion que l’on nous présente comme le plus grand penseur
contemporain (3), l’on décèle là le double du réel et non point son
modèle. Ces nouveaux prophètes veulent-ils vivre et faire vivre leurs
contemporains en occidentaux, ou bien les déconcertent-ils et les
font-ils cheminer vers l’asile en les engageant dans la diagonale du
fou ? Vivre en diagonale, lire en diagonale, marcher en diagonale,
penser en diagonale, relève du délire phénoménologique de tous ceux qui
insultent le réel. Ils se font les chantres de la périphrase
amphigourique et du bavardage spéculatif. Et ils sont nombreux à le
faire : l’univers mental d’une bioéthique versée dans le transhumanisme
et le commerce de la vie humaine ; la technicisation de l’intelligence
humaine et du travail qui induit la souveraineté de la technique sur la
pensée de l’être ; le mondialisme planétaire qui se construit au
détriment des nations et des peuples ; l’écolo-environnementalisme qui
ordonne de soumettre la liberté individuelle au grand ordonnateur du
réchauffement climatique, et la propriété individuelle au sourire
trompeur du collectivisme intercommunal (4) ; le laïcisme républicain
qui conditionne toujours plus l’école catholique hors contrat en
souhaitant la détruire (5) ; La police du langage qui interdit de
désigner l’avortement comme un crime d’assassinat in utero ou
l’homosexualité comme un acte intrinsèquement contre-nature ;
l’apostasie des âmes qui s’abîment dans le fleuve boueux des écrans
multifonctionnels… Tout ceci tourne le dos au réel occidental et fait le
jeu de son double.
Ce double sans identité, qui oppose ce
qui était en relation, qui sépare ce qui pouvait s’unir : droit public
contre droit privé (6) ; technique contre vie humaine ; école publique
contre école privée ; collectivité locale contre propriété privée ;
science contre foi… Le double devient ce « Maître de la Terre »
terrifiant, que Robert-Hugh Benson a si bien décrit dans le formidable
roman qu’il nomma ainsi, en 1905 (7). Il imaginait alors ce maître en
homme seul, Président du monde, et d’un monde béat, libéré de son
histoire, qui s’affranchissait de son héritage chrétien, en se donnant
corps et âme à son être magique. Or, ce maître aujourd’hui n’est pas un
homme seul. Il est cette incroyable nébuleuse du double qui singe le
réel en tous ses états.
Il importe plus que jamais de se former
au réel ou d’y revenir. De quitter l’univers du béton comme celui des
artifices nauséeux de toutes les formes de la déconstruction humaine.
Plus que jamais le réel occidental doit rejeter son double, le reléguer à
cette part d’ombre qu’il ne devrait jamais quitter. Le réel ne peut
fleurir à nouveau qu’à la faveur de tous ces actes qui marqueront le
ré-enracinement de notre société dans son héritage occidental,
c’est-à-dire grec d’abord, mais surtout romain, catholique-romain, et
donc latin. A défaut, le nihilisme du double triomphera sous la
domination de la technique et signera la fin de l’être…
Gilles Colroy
(1) Bernard Sichère : Temps et verbe, ce que veut dire « traduire la métaphysique d’Aristote », BNF janvier 2013
(2) Conférences de Joël de Rosnay :
voyage vers le futur, mon entreprise en 2030 et au delà du
transhumanisme, vers l’intelligence augmentée.
(3) BNF, Jean-Luc Marion et la phénoménalité de la métaphysique, conférence du 17 juin 2017 : Intervention de Joseph Cohen.
(4) Les Plans Locaux d’Ubanisme intercommunaux (PLUi)
(5) Anne Coffinier, 15 janv 2018 : les
dangers de la proposition de loi Gatel du 27 juin 2017 (Françoise Gatel
est sénatrice UDI)
(6) Académie de l’Agriculture, séance du 29 nov 2017 : la propriété foncière, résistance ou érosion.
(7) Le Maitre de la Terre, Robert-Hugh Benson (1905).HughHuH