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mercredi 13 juin 2012

Théorie d'un monde multipolaire
 
Claudio Mutti 

Théorie d'un monde multipolaire
Natella Speranskaya a questionné le rédacteur en chef d'"Eurasia. Rivista di studi geopolitici", Claudio Mutti, sur le thème "Théorie d'un monde multipolaire", auquel a été dédiée la conférence internationale organisée par le Mouvement Eurasien à l'Université d'État de Moscou, les 25-26 Avril 2012. Les questions et réponses sont rapportées ci-dessous.

Q. – Quel est votre point de vue sur l'ordre actuel du monde et le système international ? Considérez-vous comme "juste" l'ordre actuel du monde ? Si oui, pourquoi ? Si non, comment pensez-vous qu'il pourrait changer ? Est-il déjà en train de changer ?

R. – Si, nous reconnaissant comme héritiers des Grecs, nous acceptons la conception aristotélicienne selon laquelle l'ordre est cette disposition harmonique (táxis) qui, conjointement avec le monde, a pour principe l'Intellect universel (noûs) – alors nous sommes forcés de reconnaître que le système international actuel n'est pas un ordre, et qu'il est encore moins juste. Il n'est pas un ordre, puisqu'il n'est pas fondé sur le noûs mais sur l'epithymía, soit l'appétit immodéré qui s'est historiquement manifesté au sein de la ploutocratie usurocratique et dans l'impérialisme, qui est aujourd'hui représenté au plus haut degré par les États-Unis d'Amérique. Il n'est pas juste, puisque la justice consiste à attribuer à chacun ce qui lui est dû (suum cuique tribuere), tandis que le système international actuel refuse non seulement aux peuples ce qui leur revient, mais confisque également leurs terres et leur eau, comme c'est le cas par exemple dans la Palestine occupée par les sionistes. Le système unipolaire apparaît donc comme une forme de tyrannie mondiale. Mais cette tyrannie commence à vaciller, puisque l'émergence d'autres puissances continentales présage la transition vers un monde moins injuste que le monde actuel.

Q. – Quelle est votre opinion sur les théories de l'hégémonie états-unienne, c'est-à-dire de l'unipolarité ? Comment la mondialisation s'y associe-t-elle ? Est-ce un bien ou un mal pour la population de la planète ? Quel est, selon vous, l'aspect principal de cette hégémonie ? L'aspect militaire ? Culturel ? Économique ? Ou bien un autre facteur ou une combinaison de facteurs ?

R. – Il est évident que le projet américain d'une hégémonie unipolaire est fondé sur une combinaison de facteurs de natures diverses. Certes, il y a le facteur militaire, qui consiste en un contrôle exercé par le biais d'un réseau mondial de bases militaires situées dans des points stratégiques. Il y a le facteur économique, par lequel le travail et la richesse des peuples sont expropriés par le biais de mécanismes usurocratiques mis en place par les États-Unis. Il y a le facteur culturel : Une véritable colonisation de l'imaginaire, de la pensée et de la vie quotidienne qui s'exprime non seulement sur le plan des symboles, de l'art, de la musique, du spectacle, de la gastronomie, des divertissements, mais surtout dans la "maison de l'Être" heideggérienne, c'est-à-dire sur le plan linguistique, tant et si bien que même lorsque nous sommes contraints de communiquer en anglais, nous introduisons dans nos discours des emprunts et des calques de l'anglais. Mais il y a également un facteur puissant de type "religieux" : Un messianisme laïque fondé sur une prétendue investiture divine de type vétérotestamentaire, une véritable inversion parodique dans laquelle mes amis russes n'auront aucune peine à reconnaître la marque caractéristique de l'Antéchrist.

Q. – Quels pays, groupes de pays ou forces sociales et politiques pourraient être en mesure de défier l'hégémonie nord-américaine, et comment ?

R. – L'hégémonie états-unienne ne peut être défaite que par une puissance ou un bloc de puissances disposant des mêmes conditions qui ont permis aux États-Unis de prendre le contrôle du monde : les dimensions continentales, la force démographique, le progrès technologique et industriel, l'armement nucléaire, le prestige culturel, un système politique fort, la volonté de pouvoir. Seules l'Union Eurasiatique et la Chine peuvent ainsi constituer le noyau d'un bloc continental qui soit en mesure d'expulser les États-Unis hors de notre hémisphère.

Q. – Que pensez-vous des idées du mondialisme et du gouvernement mondial ? Sont-elles possibles ? Sont-elles souhaitables ?

R. – Il y a déjà un demi-siècle, Ernst Jünger avait annoncé l'avènement du Weltstaat comme le couronnement final de la mondialisation, comme le résultat politique inévitable de l'action exercée par des forces mondiales telles que celles de la technologie et de l'économie. Mais Jünger, tout en reconnaissant que la spécificité humaine consiste en la liberté de la volonté, considérait l'homme comme "fils de la terre" et impliqué dans un processus cosmique déterminé par des forces supérieures à la liberté humaine. Il serait aisé d'y opposer les termes de la doctrine taoïste selon laquelle l'"Homme Vrai" est par excellence "Fils du Ciel et de la Terre", si bien que sa volonté, coopérant consciemment avec le Ciel, peut contrebalancer la destinée terrestre et la neutraliser.

Q. – Un ordre multipolaire mondial est-il possible ? A l'heure actuelle, à quoi pourrait-il ressembler ? Un ordre multipolaire mondial serait-il préférable à un ordre unipolaire ou bipolaire ? Pourquoi ?

R. – L'ordre multipolaire est sans aucun doute préférable au monopolarisme et au bipolarisme, puisqu'il garantit une distribution plus équitable du pouvoir géopolitique. A quoi ressemblerait-il ? Bien qu'étant conscient du fait qu'omnis comparatio claudicat, je pense toutefois au multipolarisme comme à une projection à l'échelle eurasiatique du dessein du Tsar Alexandre Ier : une sorte de Sainte Alliance qui substituerait les pôles émergeant dans le Continent aux anciens empires européens. L'unité continentale indo-latine complèterait le panorama du monde multipolaire, dans lequel les États-Unis d'Amérique, dans l'hypothèse qui leur serait la plus favorable, redeviendraient une entité exclusivement nord-américaine.

Q. – Qu'est-ce qui définit un "pôle" dans la théorie des relations internationales ? Comment mettez-vous en corrélation le concept de "pôle" avec d'autres concepts structurels d'analyse des relations internationales comme ceux d'"État souverain", d'"Empire" et de "Civilisation" ? La souveraineté, en tant que concept, est-elle remise en question par la mondialisation et la possibilité d'un gouvernent mondial ? La "théorie de la civilisation" est-elle valable en tant qu'outil conceptuel dans l'étude des relations internationales ?

R. – Géopolitiquement parlant, un "pôle" est un État souverain à la tête d'un embranchement de lignes de forces, capable d'attirer et d'agréger des territoires contigus. En d'autres termes, un "pôle" est un centre catalyseur qui assure l'intégration d'une aire géopolitique dans laquelle prévalent les éléments communs de la civilisation. Quant au concept d'"empire", il est actuellement totalement incompris, tant et si bien que de nombreuses personnes, confondant la réalité avec sa caricature sinistre, parlent même d'"Empire américain" ! Pour parler proprement et correctement de l'empire, il est nécessaire qu'il y ait au moins une construction politique de grandes dimensions territoriales, dont le principe constitutif n'est pas d'ordre national et au sein duquel cohabitent divers peuples, nations et communautés religieuses. Ces conditions correspondent à la formule romaine : “fecisti patriam diversis gentibus unam”.

Q. – Comment concevez-vous le rôle de votre pays dans un système multipolaire envisageable ?

R. – Étant occupé militairement par les États-Unis, puis forcé d'exécuter le rôle de porte-avions américain dans la mer Méditerranée, l'Italie n'est aujourd'hui pas libre d'exécuter la fonction naturelle qui lui est assignée par sa position géographique, en direction de l'Afrique du Nord et de l'aire balkanico-danubienne. Ainsi, seule la désarticulation du système occidental et la transition conséquente vers un ordre du monde multipolaire permettra à l'Italie, intégrée dans une Europe unie et souveraine, d'exploiter son potentiel géopolitique.

Q. – Quelles sont les tendances du développement du monde moderne que vous considérez être positives ? Et négatives ? D'après vous, qu'est-ce qui pourrait être fait pour réduire celles qui sont négatives et renforcer les positives ?

R. – Les plus graves maladies de l'esprit contemporain sont celles représentées au plus haut degré de la civilisation occidentale : individualisme, rationalisme, matérialisme, hédonisme. Toutes ces tendances se réduisent à une racine unique : la négation du Principe métaphysique et, de ce fait, d'une finalité ultime qui oriente le cours de la vie. Le remède adapté pour traiter ces maladies "occidentales" peut être fourni par les enseignements spirituels, qui sont le patrimoine traditionnel du continent eurasiatique.

Q. – Existe-t-il une menace réelle de Troisième Guerre mondiale ?

R. – Bien sûr qu'elle existe. La guerre contre l'Iran, déjà commencée avec l'attaque terroriste sur la Syrie, est une partie du plan stratégique des États-Unis visant à reprendre le contrôle du "territoire côtier", contrôle fondamental pour emprisonner la Russie et pour éviter que la "Terre centrale" devienne le centre du pouvoir mondial. Je voudrais me tromper, mais je suis porté à croire que la crise économique impose aux États-Unis d'avoir recours à la force militaire, accélérant les temps du choc.

samedi 9 juin 2012

Une réflexion sur l'extrême droite



 Par Philippe DELBAUVRE

On ne rappellera jamais assez que l’extrême droite ne mérite pas son appellation. On pourrait en effet de sa part s’attendre à des prises de position qui heurteraient de front le modèle ambiant ; force est pourtant de constater que ni le suffrage universel, ni l’organisation constitutionnelle, ne sont remis en cause. Le moteur de l’extrême droite n’est autre que le racisme, principalement arabophobe, qui est intellectuellement justifié par des théories ad hoc, non seulement nullement opposées à l’ordre existant, mais le plus souvent sujettes à l’affermir. S’opposer au nouvel ordre mondial et donc à ses émanations, ce serait justement prendre le contrepied des dogmes officiels. Or, d’un point de vue économique par exemple, l’extrême droite pratique l’apologie du marché libéré ainsi que la haine du fonctionnaire : rien de plus conforme à l’esprit du temps… En matière de diplomatie, on ne peut que constater l’opposition de l’extrême droite, aussi bien à la Perse – parce que musulmane - qu’à la Chine souvent qualifiée de communiste. Tout comme pour le volet économique, l’extrême droite se situe donc géopolitiquement dans le camp de la pensée dominante. D’ailleurs, on ne peut pas dire que l’extrême droite se soit vraiment intéressée au phénomène Chavez, pourtant thuriféraire de l’opposition au nouvel ordre mondial. Dans les faits, l’extrême droite est avant tout raciste, ce qui n’est nullement incompatible avec la structure dominante dont la caractéristique majeure n’est autre que la mise en exergue du capitalisme et de l’argent. Le racisme n’est aucunement incompatible, d’une part avec l’apologie du monde de l’argent, d’autre part avec l’acceptation de la postmodernité. L’homme d’extrême droite souhaite simplement que la société dans laquelle il vit, dont il devrait être pourtant l’opposant majeur, reste la même, simplement purgée de l’immigration : l’extrême droite n’est pas d’opposition…

vendredi 1 juin 2012

Obsolescence du référentiel gauche/droite



Par Philippe DELBAUVRE


1982 : Je suis alors en Terminale et n’ai pas été mécontent de la défaite l’année précédente de Valéry Giscard d’Estaing, ainsi que, à un degré moindre de l’élection de François Mitterrand dont je n’ignorais pas, grâce à la lecture d’un hebdomadaire bien connu, ce que l’on appellera par la suite, la jeunesse française. L’orientation consumériste et matérialiste du giscardisme, bien décrite dans l’ouvrage « Démocratie française » ne pouvait alors séduire le jeune homme idéaliste et assez naïf d’ailleurs que j’étais alors. Elève dans une classe majoritairement constituée de ce qu’il faut bien appeler des petits bourgeois et participant à ce que l’on appelle des rallyes où la fine et jeune fleur bourgeoise aimait à se rencontrer, je faisais alors l’apologie d’un mouvement alors inconnu du grand public, qui ne connaitrait la notoriété que deux ans plus tard. Haineux de la gauche pour des raisons très intéressées, mon jeune public n’en était pas moins réceptif à une alternative plus radicale au chiraquisme alors triomphant, jugé trop mou par beaucoup.

Dans ce contexte, le Front National du milieu des années quatre vingt, puisque c’était ce mouvement dont je me faisais le thuriféraire, aspirait via les déclarations de son chef, à devenir la quatrième composante de l’opposition dont le Front souhaitait être la pointe. Le succès des élections législatives de 1986 permis d’envoyer à l’assemblée nationale des députés qui, très majoritairement, entonnaient un catéchisme particulièrement libéral qui s’opposait frontalement à une gauche nationalisatrice depuis 1981.

Le hiatus, dès cette époque, c’est que la gauche depuis quelques années déjà, avait abandonné ses dogmes, confrontée qu’elle fut aux exigences de l’intégrisme économique qui s’était déjà fait jour et que l’on n’appelait pas encore le nouvel ordre mondial. La chute du mur de Berlin et la désagrégation du pacte de Varsovie, symboles de l’univers soviétique, consacrèrent la fin d’un siècle et d’une époque dont nous sommes désormais bien éloignés. Paradoxalement pourtant, il en reste encore pour bégayer en répétant le logiciel frontiste de l’époque dont je viens d’écrire, et de justifier via la mise en exergue de la mutation d’alors de la gauche, qu’il était déjà en ces temps, obsolète.

L’un des problèmes majeurs de notre univers politique national, et d’ailleurs européen, n’est autre que la survie du référentiel droite-gauche dans une configuration qui, elle, a radicalement changé. Non seulement la gauche, comme indiqué précédemment, a mu, mais de surcroît, la droite, elle aussi ne mérite plus son nom : entendons nous ! C’est un ancien anticommuniste obsessionnel qui s’exprime, grand pourfendeur de la gauche durant les années quatre vingt. Il n’en reste pas moins que je fais parti de ceux qui ont réinitialisé le logiciel, conscient qu’aujourd’hui, si un choix devait être fait, ce serait vers la gauche profonde que nous devrions nous diriger et trouver nos sources d’inspiration sachant que le nouvel ordre mondial est lui, d’origine droitière. A titre d’exemple, le parti de la France, aussi bien via Carl Lang ou Thomas Joly, qui continue inlassablement à se réclamer de la droite et à fustiger la gauche, comme si l’une et l’autre existaient encore, n’ont pas saisi et intégré les évolutions majeures de ces dernières décennies.

En conséquence, la compréhension du monde contemporain doit nous pousser à instruire les foules en leur montrant l’obsolescence du référentiel droite/gauche, sachant que l’une et l’autre se sont soumises, le centre aussi d’ailleurs, aux mêmes desiderata, principalement issus du monde économique.