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vendredi 31 août 2018

Nietzsche et le nazisme : document essentiel et incontournable !!!

Nietzsche et le nazisme
« L’homme ne se sert de la raison
que pour être plus bestial que la bête »
Goethe, Faust, Prologue
 
Les exégètes français de Friedrich Nietzsche, avant la Grande Guerre, ont fort bien compris qu’il était un paranoïaque au délire littéraire particulièrement riche et brillant (Coll., 1997).
En 1901, le philosophe positiviste Alfred Fouillée a fort bien résumé l’attitude mentale nietzschéenne qui est une reprise de ce que l’on connaît des philosophes présocratiques (dont le philologue Nietzsche était un spécialiste) : « L’athée est celui qui n’adore que soi et se proclame l’unique… Le système de Nietzsche revient à l’antique doctrine des deux morales, l’une pour les forts et les maîtres, l’autre pour les faibles et les esclaves » (in Coll, 1997).
Contrairement à tant de littérateurs frileux d’après 1945, les Français de 1914 n’auraient éprouvé aucune difficulté à établir la filiation directe entre la doctrine hitlérienne et celle du Nietzsche des années 1882-89, le Nietzsche de La Volonté de Puissance (paru après sa mort).
Vers 1895, dans une lettre adressée à André Gide, Paul Valéry fait de Nietzsche « avant tout un auteur contradictoire… un philosophe de la violence » (in Gaède, 1960). Valéry et Nietzsche, c’est l’antithèse irréductible du froid intellectuel, individualiste et délicieusement petit-bourgeois, et du passionné, qui se présente en prophète d’une grande aventure collective. Nietzsche, musicien (de petit talent), perçoit l’homme comme l’incarnation d’une dissonance (Gaède, 1960).
Depuis 1945, l’on ne compte plus les ouvrages ridicules où l’auteur se contorsionne pour opposer la Weltanschauung hitlérienne aux textes de Nietzsche. On y va du couplet sur Nietzsche le judéophile (Münster, 1995), ce qui est pure absurdité, ou le « libre-penseur » (Lance, 1992), ce qui est au mieux une banalité, Nietzsche étant à la fois un penseur d’une originalité flamboyante, un psychotique délirant et un ennemi acharné des sectes, notamment la maçonnique : « Je me méfie des libres penseurs comme de la peste » (lettre de 1888, citée in Raymond, 1999).
En 1944, dans le cadre de la propagande de guerre made in USA, le critique dramatique Ludwig Marcuse (à différentier de son homonyme Herbert, le philosophe marxiste) cite quelques rares passages philo-juifs et antiallemands de Nietzsche (en faisant abstraction du contexte, ce qui est toujours une faute grave, particulièrement chez Nietzsche dont la pensée évolue de lustre en lustre) et oppose l’athée Friedrich au déiste raciste Adolf Hitler. C’est à la fois puéril et cocasse. La seule véritable opposition entre les deux hommes, que Marcuse n’a même pas été capable de relever, tient à l’élitisme anti-plébéien de Nietzsche et à la ferme volonté du Führer populiste d’élever le niveau intellectuel de son Volk.
En 1972, lors d’un colloque d’ambiance très parisienne – soit un mélange de mièvrerie, de gauchisme et de fausse subtilité énoncée en un langage abscons -, un seul homme, Norman Palma, eut l’intelligence et le courage de se moquer des précieux ridicules nietzschéens d’après 1945, qui ont torturé les textes de Friedrich et tronqué leurs citations pour tenter de faire de leur idole « un grand homme de la liberté ». « Il semble qu’on ait tout simplement oublié que la vision du monde de Nietzsche s’est actualisée dans la réalité de l’Allemagne nazie » (Norman Palma, 1973).
L’on va tout à tour, dans ce chapitre, envisager la soi-disant germanophobie et la non moins mythique judéophilie de Nietzsche, son mépris très réel des morales platonicienne et chrétienne, qui ne sont nullement comparables, contrairement à ce qu’il pensait, enfin sa conception de l’humanité et sa nécessaire évolution vers une Surhumanité.
Bien qu’il nie toute valeur à la philosophie optimiste et niaise des romantiques, Nietzsche s’exprime comme eux. Ce n’est ni un auteur classique ni un moderne, mais un auteur lyrique et romantique, gavé de Shakespeare, d’Hölderlin, d’Heinrich von Kleist et de Byron. Traduire le maître-livre de Nietzsche, Volonté de Puissance – en réalité composé de bric et de broc après sa mort par de pieux exégètes - tient de la gageure : ou l’on suit mot à mot le texte (ce fut le cas de Geneviève Bianquis en 1935) et il devient quasi-illisible pour un esprit français nourri de ‘’Voltaire’’ et de Diderot, ou l’on l’adapte à la clarté française (comme l’a fait Henri Albert, pour la réédition de 1989) et ce texte fondamental devient abordable.
La soi-disant haine nietzschéenne du germanisme est une invention d’auteurs germanophobes, durant et surtout après les guerres mondiales, qui ont fort mal étudié les variations complexes de leur héros, de 1866 à la fin des années 1880.
En 1883, lassé d’être méconnu en terres germanophones, alors qu’il commence à percer en France, Nietzsche se laisse persuader par un faussaire polonais que l’un de ses grands-pères aurait été un noble polonais, nommé Nietzsky, sur lequel il délire dans Ecce Homo. En réalité, Max Dehler, cousin germain maternel de Friedrich, a établi une étude généalogique fort poussée de la famille, d’où il ressort que les deux lignées du philosophe (celle des Nietzsche et celle des Oehler) sont allemandes (Saxonne, pour la lignée paternelle) depuis au moins le XVIe siècle : des pasteurs, des enseignants et des fonctionnaires du côté paternel, des pasteurs et des bouchers du côté maternel (Blunck, 1955).
Au printemps de 1866, lors de la guerre qui oppose la Prusse à la Saxe, au Hanovre et à l’Autriche-Hongrie, Friedrich soutient la Prusse (comme le prouve sa correspondance, in Blunck, 1955). En 1867-68, il est cavalier au 4e Régiment d’artillerie de campagne de Prusse et s’y sent très heureux, même si un coup de sabot de cheval lui vaut un abcès de la paroi thoracique. En 1868, il écrit de Bismarck : « Je lis ses discours comme je boirais un vin capiteux » (Blunck, 1955). C’est pour devenir professeur à l’Université de Bâle qu’il renonce à la citoyenneté prussienne en avril 1869, devenant citoyen helvétique, mais, en 1870, il s’engage comme auxiliaire étranger dans l’armée prussienne, où il est employé comme infirmier (Blunck, 1955).
Certes, il écrit, en janvier 1869, lorsqu’il est pressenti pour le poste de Bâle, qu’il « a, en gros, de la sympathie pour la grandeur croissante de l’Allemagne, mais aucune tendresse pour sa forme prussienne » (Bianquis, 1959), mais il correspond avec le Pr Johannes Stroux de Bâle, connu pour sa haine des Prussiens. En 1871, il oppose « l’héroïsme allemand à l’aplatissement franco-juif » (correspondance citée in Baroni, 1975) et salue (in Introduction à la Naissance de la tragédie) : « l’actuelle gloire du nom allemand ». En 1885 (dans un fragment publié ultérieurement dans Volonté de Puissance), il écrit des Allemands qu’ils « ne sont encore rien… mais deviendront quelque chose de grand ». En 1887, dans un fragment qui ne sera publié qu’après sa mort, il écrit « Haendel, Leibnitz, Goethe, Bismarck [sont] caractéristiques de la forte espèce allemande » (cité in Liebert, 2000).
Dans ses cinq conférences bâloises consacrées à « L’avenir de nos établissements d’enseignement » (de 1872), puis ses quatre Considérations inactuelles (ou intempestives, comme l’on veut), écrites de 1873 à 1876, Nietzsche, très fâché du fiasco éditorial de sa Naissance de la tragédie en terres germaniques, alors que le livre a été élogieusement commenté en France, se dit offusqué de « l’esprit triomphant allemand » et salue la civilisation française où l’on sépare fort bien la culture de l’art militaire, omettant de déplorer l’aveuglement des élites françaises qui négligent la technologie, singulièrement celle de la construction de fusils et de canons à longue portée. 
Il a raison de s’attaquer au formalisme de l’enseignement des humanités, où l’on s’intéresse davantage à la forme des écrits qu’à leur contenu, où l’on n’apprend pas aux étudiants à développer leur pensée propre, mais ceci n’est nullement spécifique de l’enseignement germanique. On peut accepter ses idées sur la nécessaire éducation physique des étudiants, à l’imitation des antiques Doriens (il y reviendra dans Volonté de Puissance), mais il omet de préciser que cette éducation est déjà bien plus poussée dans l’enseignement secondaire allemand qu’en France.
Il ironise, dès cette époque, sur l’Allemand, « Philistin de la culture », omettant de citer sa source, Clemens Brentano, qui jamais ne fit de la cuistrerie une spécificité germanique. En critiquant vertement David Strauss, qui n’aime pas les écrits de Nietzsche, Friedrich apure des comptes personnels, faisant le procès des critiques littéraires, qu’il étend de façon grotesque à l’ensemble des lecteurs du IIe Reich.
En 1888 (cela fait quatre ans déjà qu’il doit publier ses livres à compte d’auteur, in Favrit, 2002), il reproche aux Allemands « de perdre leurs vertus viriles » au profit de la culture intellectuelle (in Crépuscule des idoles, un titre wagnérien). Il ajoute : « l’Allemand est dépravé par deux grands narcotiques : l’alcool et le christianisme », ce christianisme qui a rendu mous, bonasses et repentants les « nobles Germains… superbes bêtes blondes ». Ce qu’il reproche à Bismarck, ce n’est nullement sa politique expansionniste des années 1864-71, ce sont ses lois sociales et la domination du négociant et du parlementaire dans un « régime d’épiciers » (Volonté de Puissance, VP pour faire simple). 
Il est ridicule d’accuser Schopenhauer d’avoir inculqué à Friedrich l’idée de l’inégalité fondamentale entre les humains (Goyard-Fabre, 1977) : Arthur ne faisait qu’énoncer une évidence et semer sur un terrain très réceptif. Déjà, lorsqu’en 1873, Nietzsche s’en prenait à David Strauss, il vitupérait les idées de « justice, égalité, liberté » envisagées comme « la grand-route de l’avenir ». Le libéralisme et le christianisme sont pour Nietzsche les deux composantes du « nihilisme européen ». De 1880 à 1888, il se présente comme un « médecin de la civilisation », voué au « renversement des valeurs morales », pour éviter d’en arriver au « dernier homme », l’esclave-type, entièrement dévirilisé, moralement nivelé, en résumé au bisounours décérébré de la propagande mondialiste du XXIe siècle.
Dès 1862, Nietzsche s’est dégagé « des illusions, produits d’un âge infantile des peuples », c’est ainsi qu’il désigne la croyance en une divinité bonne et bienfaisante (in Premiers écrits). En 1871, il s’attaque à l’optimisme de la philosophie socratique et platonicienne du Bien et du Juste, la rapprochant un peu plus tard de l’optimisme chrétien, alors que les écrits de Platon sont fort éloignés de la niaiserie chrétienne de l’Agapè, soit l’amour supposé de la divinité pour les hommes et vice-versa, avec la pratique de la charité comme conséquence désastreuse pour la société. De Socrate à Saül-Paul de Tarse, en passant par Platon et le Christ, toute morale n’est qu’une « psychologie de l’entrave » (VP, aphorisme 184). Faire de Platon « un sémite, marqué de bigoterie juive » (Crépuscule des idoles) est, en revanche, du pur délire.
Saül de Tarse-saint Paul a créé le « Dysévangile » (L’Antéchrist, de 1888) ordonnant à l’être humain d’obéir à l’État et de ne plus se préoccuper que de son salut individuel : la vie n’est plus qu’une « prison » dont on s’évade par la mort, après une vie de renoncement. Jésus était « plutôt heureux », tandis que Saül est lugubre. Que Jésus ait emprunté, via les esséniens, sa notion de paradis aux Perses et que cette notion existait aussi chez les Égyptiens et les Grecs antiques, Nietzsche ne s’y intéresse guère. Le christianisme paulinien est un vice moral, un « nihilisme passif » (L’Antéchrist), tandis que l’attribut du surhomme sera la virilité, « nihilisme actif » (VP).
En 1888, dans Le cas Wagner, la haine et la jalousie le font délirer au point de placer l’opéra populacier Carmen de Georges Bizet au-dessus de toute la production wagnérienne. L’on comprend que l’athée reproche au grandiose Richard son optimisme, indissociable de sa foi chrétienne, mais la musique de Parsifal demeure sublime, même si l’on peut faire, sans dommage, abstraction du livret. En dépit de sa haine, Friedrich doit en convenir : dans son œuvre ultime, il écrit de Wagner qu’il eut le « coup de génie de la séduction ». À la même époque, in Ecce Homo, il fait de Wagner « le plus grand bienfaiteur de ma vie ».
Emportés par leur haine commune de Wagner, Nietzsche et plus tard Theodor Wiesengrund-Adorno (1946, dans un livre délirant de haine) n’ont rien compris à l’œuvre du génial Richard, du moins durant les vingt dernières années de sa vie. Irrité par la révolution industrielle autant que par les Philistins de la culture, Wagner se penche sur les grands moments de l’histoire germanique, les mythes germano-scandinaves et sur quelques stéréotypes : l’amour, la régénération de l’homme après la faute, l’espoir d’un monde meilleur. Il est grotesque d’écrire « la rédemption wagnérienne substitue à la transcendance un fantasme de survie » (Adorno, 1946) : qu’est-ce qu’un marxiste peut comprendre à l’âme chrétienne ? Nietzsche ne s’y est pas trompé : le Richard qu’il admirait tant est retombé dans l’errance chrétienne. Succès, progéniture, amour partagé avec son épouse, cela fait trop de provocations pour Friedrich, écrivain solitaire, déserté par le succès.
Dans Crépuscule des idoles, Nietzsche oppose « l’Aryen » dominateur et civilisateur au christianisme, « religion anti-aryenne par excellence », poursuivant l’œuvre du judaïsme qui « commence, dans l’ordre moral, la révolte des esclaves » contre les maîtres guerriers (in Généalogie de la morale). S’il rejette Schopenhauer, comme il l’a fait avec le Christ, c’est en raison de la pitié que le pessimiste athée vouait à l’humanité souffrante. Son attitude la plus cocasse des années 1886-88 est de vanter les mérites de Spinoza, en oubliant que celui-ci fait de l’instinct de conservation le fondement de l’esprit et de l’activité des humains, soit l’inverse des fééries nietzschéennes de cet ultime lustre de vie consciente.
Sur la « race sacerdotale », comme il nomme les Juifs dans Généalogie de la morale, de 1887, Nietzsche a écrit des choses contradictoires. Il cautionne le racisme juif en affirmant que les Juifs forment « la race la plus vigoureuse, la plus tenace et la plus pure » (in Par-delà bien et mal), caractérisée par le fait « d’avoir de l’esprit et de l’argent ». Tout naturellement dans ce mode de pensée, l’anti-judaïque n’est qu’un envieux ! Il pousse la flatterie jusqu’à vanter la « clarté et la logique » des penseurs juifs ; c’est en partie vrai pour l’Ecclésiaste ou les écrits de Spinoza, mais ni pour les rédacteurs du Talmud, ni pour Karl Marx, ni pour les psychanalystes ou pour Ludwig Wittgenstein, on reconnaît volontiers qu’il ne pouvait le prévoir pour les derniers cités.
Divers aphorismes de Volonté de Puissance (VP) sont d’une tonalité fort différente : « folie juive des grandeurs » (aphorisme 118) ; « La prêtraille juive s’est entendue à présenter tout ce qu’elle affirmait comme étant préceptes divins… et à introduire tout ce qui contribue à conserver Israël, à lui faciliter l’existence », Israël désignant ici la nation juive (aphorisme 99) ; « Les Juifs revendiquent toutes les vertus pour eux-mêmes et considèrent le reste du monde comme leur contraire » (120) ; « Les Juifs…[sont] des gens qui ont grandi à l’écart de l’odeur de la culture… rusés par instinct, emplis de toutes les superstitions possibles » : on croirait lire certains passages de Mein Kampf ou des Libres Propos d’Adolf Hitler.
Durant les années 1880, Nietzsche se propose de détruire les fondements de la morale platonicienne-chrétienne, se faisant le prophète d’une éthique inverse, orientée vers la création d’une surhumanité, fondée grâce à la reproduction dirigée de la véritable élite, celle des qualités morales et du caractère, sans déterminer de sous-race précise où chercher cette élite, à condition de la trouver en Europe (Le Gai savoir et VP). « L’éternel retour » (Leitmotiv des années 1885-97), c’est la continuité entre la « morale d’esclaves » socrato-platonicienne et celle du « poison chrétien » (Goedert, 1977). Il est indispensable, pour l’Européen, de s’en éloigner, d’en revenir à l’enthousiasme guerrier et à la créativité de « l’Aryen » (VP et correspondance des années 1885 sq., in Favrit, 2002). « Les Grecs nous offrent le modèle d’une race et d’une civilisation devenues pures : espérons qu’un jour, il se constituera aussi une race et une culture européennes pures » (Le Gai savoir, de 1882).
Il n’est pas faux, mais assez incomplet, d’écrire que, selon lui, « l’histoire avance vers une restructuration de la domination » (Palma, 1973) et, surtout, Friedrich se trompe sur un point majeur : il n’a jamais compris que l’humanité, élite comprise, était composée d’une majorité d’humains voulant croire en un déterminisme surnaturel et que rien ne permettait de prévoir s’il en serait de même ou non avec la Surhumanité.
Le panthéisme d’un Héraclite ou d’un Spinoza était peuplé d’une divinité indifférente aux heurs et malheurs des humains, placés de ce fait « par-delà le bien et le mal ». Pour Nietzsche, une morale n’a pour unique but que de protéger les esprits faibles et simples du désespoir. Le chrétien est « un gentil petit mouton absurde » (VP, aphorisme 117). En opposition, son antimorale est « le monde comme tentative d’établir la fierté humaine » (VP, aphorisme 169, paraphrasant Schopenhauer).
Au « nihilisme naturel », qui est « la naïveté hyperbolique de l’homme qui le fait se considérer en lui-même comme le sens et la mesure des choses » (VP), et à l’antithèse classique Bien-Mal des « pieux faussaires », ce « nihilisme qui sert de ‘’vérité’’ à l’espèce inférieure, le troupeau humain… ce désengagement de la volonté… cette autodestruction », il oppose les nouvelles valeurs, fondées sur la domination du Fort sur le Faible, étant précisé que le Fort est austère, chaste, inventif, matériellement désintéressé, mais obnubilé par l’avenir évolutif de son espèce (Par-delà bien et mal ; Généalogie de la morale ; L’Antéchrist ; et surtout : VP). En aucun cas, l’homme n’est « le centre du devenir » (VP).
C’est la « morale des maîtres », très exigeants pour eux-mêmes, opposée à la « morale de l’esclave », défendant le sot égalitarisme, la bonté et la pitié. « On a voulu avoir un dieu pour se dérober à la vocation de l’homme : qu’il crée » (VP). « Ce qu’il faut combattre, c’est la contamination des parties saines de l’organisme social… La morale de pitié est une morale de décadence » (Leitmotiv des années 1887-1888). « Partout où la perspective hédoniste est au premier plan, on peut conclure à une infirmité de l’homme » (fragment paru in VP) ; c’est la volonté de se surpasser qui est l’unique valeur morale (Par-delà bien et mal). La nature est « immorale » autant que dépourvue de signification et de but (VP).
En pratique, Nietzsche dénonce le laisser-aller physique et moral, dont témoignent l’alcoolisme, la précocité et l’abus des relations sexuelles. En 1886-88 (fragments regroupés in VP), il oppose à l’étudiant allemand ivrogne et débauché l’étudiant (mythique) juif sobre et chaste… un « étudiant juif » très différent de ce que l’on a connu en France en 1968 ! Déjà opposé depuis longtemps au parlementarisme et aux doctrines égalitaires, il tonne en 1888 contre la prolifération des intermédiaires dans le monde économique, mais aussi dans le milieu intellectuel, « les parasites de l’esprit », authentiques négociants de la littérature, de la philosophie, des sciences et des arts plastiques (1888).
Depuis l’adolescence (cf. sa dissertation de 1862, intitulée Fatalité et histoire, in Blunck, 1955), Friedrich est persuadé de l’innéité des dons physiques, intellectuels et moraux. « C’est la naissance qui ouvre l’accès du monde supérieur : il faut y avoir été préparé par une longue sélection… Ce sont les ancêtres, le lignage qui décident » (1862). « La force intérieure est infiniment supérieure à l’influence du milieu ; beaucoup de ce qui semble être une influence extérieure n’est qu’une adaptation des qualités intrinsèques de l’être humain » (fragment de 1886 in VP). « Tes ancêtres ont payé les frais de ce que tu es devenu » (VP).
Dès 1878, Nietzsche développe une analyse fausse de l’évolutionnisme (dans un court texte, déjà intitulé Volonté de puissance, in Chassard, 1975). « Ce qui me surprend le plus… c’est de voir toujours le contraire de ce que Darwin et son école veulent voir : la sélection en faveur des plus forts, des mieux doués, le progrès de l’espèce humaine. Partout, je constate le contraire… l’inévitable domination des moyennement doués et même des individus inférieurs à la moyenne ».
Dans Crépuscule des idoles, Nietzsche a de nouveau critiqué Darwin, récusant l’expression « lutte pour la vie », la remplaçant par celle de « lutte pour la puissance ». Adolf Hitler estimera, très naturellement, qu’il s’agit d’une inutile querelle de mots, puisque la compétition est la réalité sociale de la vie animale. C’est par l’effet d’un contresens que Nietzsche (in Aurore, de 1880, et Généalogie de la morale, de 1887) nie tout intérêt à la thèse évolutionniste pour un individu : nul ne conteste que l’éducation a pour buts de réprimer les tares innées et de favoriser l’expression du meilleur des qualités intrinsèques, mais Darwin et Wallace ne se sont intéressés qu’à l’évolution des espèces et non à l’évolution mentale des individus et des sociétés humaines.
Le héros-type nietzschéen, c’est Prométhée, le Titan créateur de l’homme à qui il donne le feu. Dans l’histoire humaine, son héros est Napoléon Ier, « synthèse de l’inhumain et du surhumain » (Par-delà bien et mal). Durant son ultime décennie de vie consciente, Nietzsche ne s’intéresse qu’à la genèse de la surhumanité. Si « la vraie vie consiste en la survie collective »  par la succession des générations humaines (Crépuscule des idoles), il importe de sélectionner les reproducteurs, d’interdire la procréation aux tarés (VP et correspondance des années 1880 sq., in Favrit, 2002). « Périsse les faibles et les ratés : premier principe de notre amour pour les hommes. Et qu’on les aide à disparaître… S’il m’est démontré que la dureté, la cruauté, la ruse, la témérité, la pugnacité sont de nature à augmenter la vitalité de l’homme, je dirais oui au mal et au péché » (L’Antéchrist). Violeurs et criminels violents doivent être castrés (in Janz, 1985-3).
« L’humanité n’est qu’un matériel d’essais », pas le but ultime de l’évolution (fragment publié de façon posthume, in Goedert, 1977). L’humanité égalitariste et niveleuse ne peut produire que le « dernier des hommes ». À l’opposé, il faut « sélectionner une race de maîtres… aristocratie nouvelle et inédite, dans laquelle des philosophes despotiques et des tyrans artistes imposeront leur volonté pour les millénaires à venir… travaillant en artistes cette matière : l’homme » (VP). « Tel sera l’homme pour le Surhumain : dérision, honte douloureuse… Il faut que l’humanité situe son but au-delà d’elle-même, non pas dans un monde erroné [le surnaturel], mais dans le dépassement d’elle-même » (Ainsi parlait Zarathoustra).
Les reproducteurs doivent être des Européens (à plusieurs reprises, dans VP, il évoque les « Aryens » des légendes völkische). « L’aspect de l’actuel Européen me donne de grandes espérances : il se forme une race audacieuse et dominatrice, établie sur la large base d’un troupeau fort intelligent » (VP). « Le temps approche où il faudra lutter pour la domination de la planète et cette lutte sera menée au nom de principes philosophiques », une lutte dirigée par des « philosophes artistes, inspirés par l’amour du futur » (VP).
C’est par une rigoureuse sélection, maintenue durant des siècles, voire un millénaire, que l’on parviendra au produit parfait. « L’espèce supérieure ne pourrait-elle être obtenue mieux et plus vite en élevant et en sélectionnant certains groupes d’essais ? » (Ainsi parlait Zarathoustra). Plus tard, l’on créa l’organisation Lebensborn. Ni le philosophe délirant, ni son admirateur également délirant Adolf Hitler ne connaissaient quoi que ce soit de la genèse des mutations créatrices d’espèces nouvelles. Par la sélection des reproducteurs (l’eugénisme), l’on ne fait qu’améliorer un ou quelques caractères physiques ou mentaux, sans changer l’essence de l’espèce. C’est ce que font les éleveurs depuis des siècles.
Sa morale est un renversement des valeurs : il faut abandonner le « Tu dois » pour le « Je veux [créer] l’homme supérieur » (Ainsi parlait Zarathoustra). « Vivre ? C’est rejeter constamment ce qui veut mourir. C’est être cruel, impitoyable pour tout ce qui vieillit et s’affaiblit en nous et chez les autres… le grand secret pour rendre l’existence plus féconde… c’est de vivre dangereusement » (Le Gai savoir, de 1882). « L’homme n’est malheureusement pas assez méchant… son amollissement, sa moralisation forment sa malédiction » (1887, in VP). « Nous voulons des sensations fortes…Nous cherchons des états dans lesquels la morale bourgeoise ne prenne plus la parole, encore moins la morale des prêtres » (1888, Le cas Wagner). « La nature a donné à l’homme des pieds pour écraser, non pour fuir » (Généalogie de la morale, de 1887). « Qu’est- ce qui est bon ? Tout ce qui élève, chez l’homme, la volonté de puissance et la puissance elle-même. Qu’est-ce qui est mauvais ? Tout ce qui provient de la faiblesse » (L’Antéchrist). « Vaincre la pitié est, pour moi, une vertu aristocratique » (Ecce Homo).
Il ne faut pas aimer le prochain, mais « aimer le lointain », dans le sens d’une évolution de l’humain vers le surhumain, c’est le Leitmotiv depuis Ainsi parlait Zarathoustra jusqu’à l’entrée de Nietzsche dans le néant. Ce surhomme doit être « le perfectionnement du corps entier, non du seul cerveau » (VP). Le christianisme, religion de mépris du corps, fut « la plus grande calamité de l’humanité » (Crépuscule des idoles). « Le monde n’est que volonté de puissance et rien d’autre… La mort de dieu ouvre le chemin de la redécouverte du monde… Le Surhomme est le sens de la Terre » (VP).
En outre, et à la notable différence du populiste Adolf Hitler, depuis son adolescence, le philosophe témoigne d’un total mépris envers les travailleurs manuels (nombreux exemples in Peters, 1978). L’élite reste ouverte à qui émerge du troupeau, mais la « bête humaine » incapable de pensée personnelle est mûre pour l’esclavage (Par-delà bien et mal et VP).
« La morale se fonde sur la pure avidité d’exister… Tout ce qui existe est juste et injuste à la fois, et justifié dans les deux cas » (Naissance de la tragédie). « La joie du devenir enferme aussi en elle la joie de détruire » (Crépuscule des idoles). « Il n’existe pas de phénomène moral, mais uniquement une interprétation morale des phénomènes… Presque tout ce que nous nommons civilisation supérieure repose sur la spiritualisation de la cruauté » (Par-delà bien et mal). « La bonté est peut-être ce qui empêche l’homme d’évoluer vers son plus haut degré de puissance et de splendeur » (Contribution à la généalogie de la morale).
« Il y a pour le ‘’mal’’ des perspectives d’avenir » (Ainsi parlait Zarathoustra). « La haine, la joie de nuire, la soif de prendre et de dominer, d’une manière générale tout ce qu’on appelle le mal, n’est au fond qu’un des éléments de la conservation de l’espèce… Ce sont les esprits les plus forts qui ont fait progresser le plus l’humanité… en rallumant les passions… en réveillant le goût du risque et de l’inédit. Il faut de la ‘’méchanceté’’ – et généralement recourir aux armes – pour imposer du nouveau aux humains » (Le Gai savoir). « Voici venir les Barbares nouveaux : les cyniques, les conquérants, qui uniront la supériorité intellectuelle, la santé à la surabondance des énergies » (VP) : une espèce nouvelle pour qui le bien de la collectivité doit toujours et en toute circonstance l’emporter sur l’individu (fragment de publication posthume, cité in Granier, 1971).   
On comprend que lors de sa conversion au catholicisme, motivée par un désir de réponse à une angoisse existentielle que Freud n’avait absolument pas calmée bien au contraire, le néophyte Gustav Mahler se soit détourné de Nietzsche et de son « antimorale du surhomme » (Liébert, 2000) : dès 1896, le musicien hypersensible a parfaitement compris ce que presque plus personne ne semblera savoir à partir de 1945.
Adolf Hitler a lu et annoté les 19 volumes des œuvres complètes de Nietzsche (le 20e tome est un index), parus chez Kröner à Leipzig de 1894 à 1904, puis la correspondance, éditée en 5 volumes en 1911, chez Insel Verlag de Leipzig. Sous le IIIe Reich, une nouvelle édition, accompagnée de notes et de commentaires, est parue chez Bock à Munich. En 1934, Adolf Hitler s’exclame : « Le National-Socialisme est plus qu’une religion, c’est la volonté de créer le surhomme… L’homme est le dieu en devenir… J’affranchis l’homme de la contrainte de la raison pure, de l’avilissante chimère morale » (in Plouvier, 2007-2).
Du bon Dr. Gottfried Benn, on ne retient généralement que son activité de poète expressionniste. Or ce médecin multiplie, de 1933 à 1938, les articles consacrés à « l’émergence d’un nouveau type biologique ». Dans son livre de 1933, quasi-inconnu en France, Der neue Staat und die Intellektuellen (Le nouvel État et les intellectuels), il écrit : « La révolution nationale-socialiste est une nouvelle version de la naissance de l’homme, peut-être la dernière conception grandiose de la race blanche » (développements in Dyck, 2009).
Le 13 mars 1938, à Wittenberg (haut-lieu du luthéranisme), Baldur von Schirach, patron de la Hitler Jugend, proclame : « Nous, Allemands, ne devons pas subir les mutations biologiques comme des bovins. Nous devons au contraire aider ces transformations. Il nous faut arriver avant les races décadentes à l’état parfait d’animal humain complet : au surhomme » (Plouvier, 2007-2).
Pour les amateurs de coïncidences et les délirants de la gématrie, l’on peut rappeler qu’Adolf Hitler est né en 1889, l’année où Nietzsche tombe dans le néant cérébral, et qu’ils sont morts tous deux dans leur 57e année. Dans ses Libres Propos, Adolf Hitler n’a cessé de saluer la profondeur et la beauté des textes nietzschéens.
En mai 1934, dans la salle de conférences des Nietzsche-Archiv de Weimar, Alfred Rosenberg (Reichsleiter du NSDAP, chargé de la Culture au sein du parti) et Hans Frank (patron des juristes du IIIe Reich et ministre de la Justice de Bavière) saluent en Nietzsche un « père du national-socialisme », sous les applaudissements enthousiastes d’Elisabeth Förster-Nietzche : « Fritz aurait été enchanté de voir Adolf Hitler assumer, avec un courage incomparable, l’entière responsabilité de son Volk » (cité in Peters, 1978).
« Une chose peut être vraie,
même si elle est au plus haut point nuisible et dangereuse »
Par-delà bien et mal, aphorisme 39

Pour amateurs : indications bibliographiques

T. W. Adorno (W. pour Wiesengrund, soit le nom d’un père juif haï, sans qu’Adorno ait
rejeté sa judéité) : Essai sur Wagner, Gallimard, 1966
C. Baroni : Ce que Nietzsche a vraiment dit, Marabout Université, Verviers, 1975
G. Bianquis : Nietzsche devant ses contemporains, Éditions du Rocher, Monaco, 1959 (Geneviève Bianquis fut la grande traductrice de Nietzsche, hélas dépassée pour Volonté de Puissance, où elle a voulu traduire le texte de façon littérale)
R. Blunck : Frédéric Nietzsche, volume 1 : Enfance et jeunesse, Corréa, 1955 (texte de
1943)
P. Chassard : La philosophie de l’histoire dans la philosophie de Nietzsche, GRECE, 1975
Coll. : Nietzsche. 1892-1914, Éditions des Deux Mondes, 1997
J. Dyck : Gottfried Benn. Einführung in Leben und Werk, de Gruyter Verlag, Berlin, 2009
B. Favrit : Qui suis-je ? Nietzsche, Pardès, Puiseaux, 2002
É. Gaède : Nietzsche et Valéry. Essai sur la comédie de l’esprit, Gallimard, 1962
G. Goedert : Nietzsche, critique des valeurs chrétiennes. Souffrance et compassion,
Éditions Beauchesne, 1977
S. Goyard-Fabre : Nietzsche et la question politique, Éditions Sirey, 1977
J. Granier : Nietzsche. Vie et vérité. Textes choisis, P.U.F., 1971
A. Hitler : Mein Kampf, Nouvelles Éditions latines, 1934 (on rappelle, car peu d’« historiens sérieux, patentés et diplômés » semblent s’en souvenir, que cette traduction et la diffusion de ce livre ont été financées par la LICA, ancêtre de la LICRA, comme il ressort d’un article de Bernard Lecache paru dans la livraison du 5 septembre 1936 du Droit de vivre, l’hebdomadaire de la LICA)
A. Hitler : Libres propos sur la guerre et la paix, 2 volumes, Flammarion, 1952
C. P. Janz : Nietzsche, 3 volumes, Gallimard, 1984-1985
P. Lance : Au-delà de Nietzsche, L’Ère Nouvelle, 1992
G. Liébert : Nietzsche et la musique, P.U.F., 2000
A. Münster : Nietzsche et le nazisme, Éditions Kimé, 1995 (quelque peu « léger »)
F. Nietzsche : Premiers écrits. « Le monde te prend tel que tu te donnes », le cherche midi
éditeur, 1994
F. Nietzsche : La naissance de la tragédie, Gallimard, 1949 (texte de 1871)
F. Nietzsche : Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, Gallimard, 1973 (texte de 1872)
F. Nietzsche : Le livre du philosophe, Aubier-Flammarion, 1969 (textes de 1872 et 1873)
F. Nietzsche : Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, Folio, 1989 (texte de 1880)
F. Nietzsche : Le Gai savoir, Gallimard, 1950 (texte de 1882)
F. Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, 1947 (texte de 1882-85)
F. Nietzsche : Par-delà bien et mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir, Gallimard, 1971
(texte de 1885-1886)
F. Nietzsche : Contribution à la généalogie de la morale, Union Générale d’Éditions, 1974 (texte de 1887)
F. Nietzsche : Ecce Homo. Comment on devient ce qu’on est, Mercure de France, 1909 (texte de 1888)
F. Nietzsche : Le crépuscule des idoles ou comment on philosophe à coups de marteau et
autres textes (dont L’Antéchrist et Le cas Wagner), Mercure de France, 1952 (Le crépuscule
des idoles est l’ultime œuvre achevée de l’auteur, écrite en 1888 ; 1ère édition française en
1899)
F. Nietzsche : La Volonté de Puissance, Éditions du Trident, 1989 (œuvre posthume,
composée après la mort de Nietzsche par sa sœur et d’autres admirateurs à partir d’études,
de fragments disjoints et d’aphorismes, datés de 1882 à janvier 1889, et publiée en 1901,
augmentée en 1906 ; en 1886, Nietzsche voulait ajouter en sous-titre : Essai d’une transmutation de toutes les valeurs)
N. Palma : Nietzsche et le devenir du monde in Coll. : Nietzsche aujourd’hui ?, 2 volumes,
Union Générale d’Éditions, 1973
H. F. Peters : Nietzsche et sa sœur Elisabeth, Mercure de France, 1978
B. Plouvier : Hitler. Une biographie médicale et politique, 6 volumes, Dualpha, 2007-2008
D. Raymond et Coll. : Nietzsche ou la grande santé, L’Harmattan, 1999


Bernard Plouvier