Par Jean-Claude Pacitto*
Dans un remarquable ouvrage consacré à l’évolution du parti démocrate américain, Pourquoi les riches votent à gauche, Thomas
Frank pose une question et surtout y répond : comment des partis qui
prétendaient défendre les intérêts des catégories populaires et moyennes
sont-ils devenus, à partir des années 80, les porte-parole des
catégories sinon privilégiées, du moins fort éloignées de leur
sociologie première ? Car ce que dit Thomas Frank du parti démocrate
pourrait être généralisé à tous les partis sociaux- démocrates
européens, et notamment au PS français. À compter des années 90, les
catégories populaires ont commencé à déserter ces formations.
Thomas
Frank nous décrit les causes politiques et organisationnelles de cette
mutation. Si, aux États-Unis, le parti démocrate avait toujours attiré
les intellectuels, il va, au début des années 90, devenir le
porte-parole de la « classe professionnelle ». Comme le PS français, le
parti démocrate va se muer en parti des élites, avec un fort pourcentage
de cadres et d’adhérents issus des grandes universités. Ces nouveaux
bataillons du parti partagent un postulat : les études supérieures
qu’ils ont accomplies leur confèrent le droit d’imposer à la société
américaine leur vision du monde et leurs choix.
Évoluant
dans les secteurs de la nouvelle économie ou dans des secteurs souvent
protégés de la concurrence mondiale, les élites progressistes - à
l’instar de John Sperling qui publie en 2004 un livre qui est tout un
programme The Great Divide. Retro Versus Metro America –
considèrent qu’il y a d’un côté le vieux monde (industrie d’extraction,
agriculture) et de l’autre le nouveau monde, celui des nouvelles
technologies, de la banque et des avancées sociétales. D’un côté, un
monde ringard et fermé car peuplé de non-diplômés, condamné à tomber
dans les oubliettes de l’histoire ; de l’autre, le monde ouvert et
branché des diplômés.
À
la même époque, en France, think-tanks et économistes proches du PS
dissertaient sur l’avènement d’une société sans usines. On connaît la
conséquence : le tragique abandon de notre industrie. Lorsque Hillary
Clinton traita les électeurs de Trump de «ramassis de minables » lors
de la présidentielle, elle était cohérente avec cette vision du monde.
De même, le mépris à peine voilé des élites socialistes envers la France
périphérique, peuplée de « beaufs et de racistes » ne doit pas étonner,
il est la conséquence de cette représentation de la société. Le vieux
monde est aussi celui des vieilles croyances auxquelles sont rattachées
les religions.
Ainsi,
le catholicisme, qui cumule l’ancienneté et une morale jugée « outdated
», est devenu la cible de ces nouvelles élites. Très souvent, en
matière spirituelle, l’élite progressiste adhère à une sorte de New Age.
Un bouddhisme bricolé et peu exigeant est devenu la religion de
substitution pour nombre de dirigeants de la nouvelle économie, le cas
Steve Jobs en témoignait.
Thomas
Frank développe également un point très important : la fusion, au début
des années 2000, des élites intellectuelles et économiques. Désormais,
les nouveaux capitalistes, à de rares exceptions près, soutiennent en
masse le parti démocrate. Si cette question est largement taboue en
France, on y ferait les mêmes constats. Le progressisme de certains
essayistes à la mode est très proche de celui des élites progressistes
américaines. Cette vision d’un monde nomade où le salut de chacun dépend
de sa faculté à « s’empoweriser » (sic) et à capter, mieux que
les autres, les ressources disponibles est le cœur de l’idéologie
progressiste. Dans cette vision, il n’y a plus de place pour la quiétude
et l’enracinement.
La
valeur de l’individu est mesurée à l’aune de sa propension à bouger et à
changer de métier. Le nouveau monde est un monde de gens qui gagnent.
Le statut du perdant dans la vision progressiste du monde est celui d’un
individu qui n’a pas su saisir sa chance et qui a résisté à
l’injonction du changement. Cela explique le paradoxe que les
gouvernements de gauche sont souvent plus impitoyables avec les perdants
de la mondialisation que ceux de droite. Le « yes we can » tant
loué d’Obama n’est pas, comme on l’a cru souvent, une seule injonction
volontariste visant à fixer une nouvelle frontière mais une obligation
qui ne se discute pas. Si vous ne pouvez pas, c’est que vous êtes un
incapable, donc un perdant, et que vous ne méritez pas de faire partie
du nouveau monde.
La
montée en puissance des partis populistes découle largement de cette
mutation de la gauche et le succès de Trump résulte aussi de la prise en
compte de cette réalité. À rebours de l’élite du parti républicain qui
pensait que tout se joue dans le domaine du combat culturel, Trump
avait compris qu’il fallait aussi réinvestir le domaine économique avec
des propositions susceptibles d’intéresser les « retros », telles
que la réindustrialisation des États-Unis. Or en ce domaine la droite
classique européenne reste souvent inaudible. Le « big business », à qui
elle fait toujours les yeux doux, est désormais acquis aux thèses
progressistes. Si la droite n’est pas capable de formuler un discours
offensif en direction des « retros » (ouvriers, catégories
moyennes, dirigeants de PME et bourgeoisie dite conservatrice), bref
tous ceux que les progressistes vouent aux poubelles de l’histoire, la
droite disparaîtra. C’est un front interclassiste qu’elle doit susciter,
celui des gens qui évoluent dans le monde réel et qui ne veulent pas de
l’univers que nous promettent les élites progressistes. Cela nécessite
d’articuler intelligemment le culturel à l’économique. La droite en
est-elle capable ?
(*) Maître de conférence HDR en sciences de gestion à l’université Paris-Est.
(Source, Le Figaro 25/08/2018)