Par Philippe DELBAUVRE
Il n’est peut être pas impossible que mon lecteur se souvienne de la
polémique déclenchée par Jean-Pierre Chevènement en 1998 suite à sa déclaration
effectuée dans le cadre de l’assemblée nationale. Evoquant les délinquants de l’époque,
il les avait alors qualifiés de sauvageons, entrainant de facto un tollé quasi
général au sein de la classe politique. Le souvenir de cet incident m’est
revenu en mémoire suite à la publication récente de l’ouvrage à succès de Laurent
Obertone intitulé « La France orange mécanique ».
Le terme de sauvageon évoque bien évidemment la sauvagerie et donc l’absence
de civilisation. Il est d’ailleurs une distinction effectuée en zoologie entre
animaux domestiques ou familiers et animaux sauvages. Le problème est d’actualité
puisque très récemment Marine le Pen a évoqué l’ensauvagement croissant de
toute une partie de la société française. Je ne sais si le terme a fait écho
pour mon lecteur, raison pour laquelle je rappelle que la notion est issue des
recherches effectuées par l’historien George Mosse (1918,1999) caractérisant
une mue dans l’état d’esprit des combattants ayant connu l’enfer des tranchées.
Que l’on qualifie cette mue de brutalisation (brutalization) ou d’ensauvagement,
la notion reste approximativement la même puisque dans les deux cas, c’est un
processus que nous pouvons qualifier de décivilisation dont il est question.
Cette décivilisation d’une partie de la société française appert durant la
second partie des années soixante dix et coïncide avec l’avènement de la
postmodernité. Le fait est qu’à l’époque, aussi bien Michel Poniatowski que
Christian Bonnet, chacun successivement ministre de l’intérieur, malgré leur
réputation de durs, ne sont pas parvenus à enrayer la montée en puissance du processus.
Il est peut être utile de rappeler qu’à cette époque, c’est à dire voilà plus de trente ans, le fait migratoire n’était pas encore, loin s’en
faut, devenu ce qu’il est aujourd’hui. Le processus d’involution caractérisant
la modification des comportements, aussi bien des délinquants que de l’homme de
la rue, ne sont bien sur pas la conséquence de décisions rationnelles issues
des uns et des autres : c’est l’évolution de la société française voulue
par les dirigeants politiques de l’époque, avec pour chef de file Valery
Giscard d’Estaing, qui déclencha progressivement un autre rapport au monde et à
autrui chez les Français. Bien évidemment, à lui seul, le chef de l’exécutif de
l’époque n’eut pu faire autant de mal: le processus est à replacer dans le
cadre de la postmodernité naissante mais aussi dans celui du grand vent libéral
initié aussi bien par Margarett Thatcher que Ronald Reagan. C’est ainsi que
nous sommes passés de l’influence majeure du marxo-stalinisme où l’Etat était
tout (« le zéro et l’infini ») au libéralisme éhonté où l’individu quelconque
est devenu roi. On peut remarquer d’ailleurs que l’histoire est souvent faite
de grands mouvements de balancier, oscillant d’un extrême à un autre.
Revenons maintenant à nos sauvageons et analysons sans préjugés le terme.
Il est une spécialité intellectuelle étudiant le parallèle entre comportements
animal et humain: l’éthologie, puisque c’est son nom, a eu pour fondateur majeur
Konrad Lorenz (1903,1989) même si cette discipline est déjà latente chez un
penseur comme Schopenhauer (1788,1860). Je constate :
- Les jeunes dont il est question qui vivent au sein de ce
que l’on appelle désormais et de façon très péjorative « cités »,
vivent en bandes : pour caractériser cet aspect dans le cadre animal, on évoque
le terme de « meute ». Dans les deux cas d’ailleurs, la structure est
très hiérarchisée et toute modification de l’édifice se fait par grande
violence. Qui ignore l’exécution de temps à autres de certains chefs de bande ?
- Ces jeunes, on le sait, disposent d’un vocabulaire
particulièrement restreint. Or, on sait justement que l’un des modes de
différenciation entre homme et animal, est justement le langage. En cela, nos
jeunes sont très proches de l’animalité.
- Les jeunes dont il est question ont un sens aigu du
territoire au point que tout individu non identifié comme membre de la cité se
voit abordé, voire agressé. Ce sens très particulier du territoire renvoie
directement à la notion de niche environnementale qui est essentielle chez les
animaux, y compris chez les moins évolués comme c’est le cas des reptiles. On
sait que les animaux défendent avec beaucoup de détermination leur territoire :
malheur à l’intrus.
- Le rapport qu’entretiennent ces jeunes de sexe le plus
souvent masculin avec les femmes est lui aussi emblématique ; ou la femme
est perçue comme instrument de plaisir et l’on voit poindre le principe des
tournantes, viols collectifs effectués par la bande. Ou la femme est réduite à
la maternité ; l’idée par exemple d’une autonomie intellectuelle ou
sociale féminine disparait donc, la femme n’ayant pour seule vocation que l’enfantement :
bien évidemment, ce n’est certainement au sein du monde animal qu’un statut
favorable serait octroyé puisqu’il n’est alors question que de mâles et de
femelles, principalement préoccupés par les besoins primaires.
Bien évidemment cet article pourrait être une
propédeutique à l’élaboration d’un ouvrage traitant du phénomène de
désociabilisation (décivilisation) ou d’un livre explorant plus en détail l’animalité
croissante dans certains segments sociétaux de la France contemporaine. Je ne
pense pas qu’en 1998, Jean-Pierre Chevènement avait réfléchi en détail à la
problématique qu’il a initiée en utilisant le terme de « sauvageon ».
Pour autant, au vu des arguments précités, difficile de ne pas lui octroyer un
satisfecit.