Plusieurs lecteurs m’ont posé des questions à
propos de mon dernier livre Écrire contre la modernité, oralement ou par
écrit. J’ai regroupé ces questions (ou remarques) sous un nom
collectif : les lecteurs curieux (ou L.L.C.).
L.L.C. : Dans votre dernier livre, vous relativisez la continuité entre les Lumières et la Révolution française. Vous êtes ainsi au rebours d’une analyse qui, généralement située à droite, souligne la continuité entre les deux. Cela mérite quelques explications.
Pierre Le Vigan : Je souligne effectivement que les hommes des Lumières qui étaient encore vivants en 1789 ont été généralement hostiles à la Révolution, à l’exception de Condorcet, qui en sera toutefois victime comme Girondin. La plupart des hommes des Lumières encore vivants ont été hostiles non seulement au moment 1793 – 94 de la Révolution mais aussi dès 1789. Dès ce moment, la violence est le moteur de la Révolution, ce qu’ils refusent, qu’il s’agisse de la « prise de la Bastille » qui fut en fait le massacre de ses défenseurs (malgré la parole donnée), ou des journées des 5 et 6 octobre 89, où le roi est ramené de force à Paris. En ce sens, la Révolution est un bloc comme le disait Clémenceau. Or, l’esprit des Lumières ne se reconnaît pas dans cette rupture avec l’ordre ancien alors qu’il aspire de son côté à un bien s’instaurant progressivement, à une sorte d’ordre naturel fondé sur la raison qui déploierait son harmonie, ce qui est incompatible avec les soubresauts sanglants qui constituent le rythme de la Révolution française.
En réalité, le principal lien qui existe entre la Révolution française et les Lumières se fait à travers Rousseau. Mais on le sait : Rousseau occupe une place à part dans les Lumières. C’est l’un des sujets que j’aborde dans le livre. L’idéologie sommaire dite des Lumières n’a pas grand-chose à voir avec la réalité complexe et multiforme de penseurs trop importants pour être réductibles à un courant idéologique comme Rousseau, Diderot ou Voltaire.
S’il y a continuité entre un homme rattaché aux Lumières et la Révolution, c’est donc de Rousseau qu’il s’agit. La continuité existe dans la mesure où Rousseau ne croît pas à la possibilité d’un mouvement continu de progrès mais croît dans le constructivisme. En ce sens, sans préjuger de l’attitude qui aurait été la sienne, il est en phase avec l’esprit de la Révolution qui prétend tout reconstruire, et là, il y a continuité entre 1789 et 1794, les principales différences entre la phase 1789 et la phase robespierriste de 1794 étant le passage d’une Terreur spontanée et « populaire » (au pire sens du terme, c’est-à-dire populacier) à une Terreur d’État, mais aussi le passage de la souveraineté nationale au projet d’une souveraineté populaire. L’autre lien très fort entre Rousseau et la Révolution française est l’exaltation de l’esprit antique et tout particulièrement de la notion de vertu civique. La Révolution française se veut exemplaire et romaine. Ici, il y a continuité entre l’« antiquo-futurisme » de Rousseau et la Révolution française.
La continuité s’établit donc pour des raisons que l’on peut trouver « sympathiques » telles l’esprit civique et le culte du citoyens et pour des raisons très contestables à savoir l’aspiration non seulement à une société bonne mais à une société totalement bonne, absolument bonne, ce qui conduit inévitablement au totalitarisme, comme tous les rêves d’absolu. En ce sens, Marcel Déat n’avait sans doute pas complètement tort de voir une continuité entre Rousseau, la Révolution française, Robespierre (qu’il admirait et approuvait), et le national-socialisme allemand (dont Déat voyait bien les aspects modernistes – la « Révolution brune » – mais sous-estimait sans doute les aspects réactionnaires, eux aussi présents). Il aurait pu ajouter le bolchevisme. Rousseau est donc l’exception qui confirme la règle : il est le seul penseur des Lumières en continuité d’idées avec la Révolution française. Mais il l’est en partie pour des raisons contestables comme la volonté d’une table rase et d’un retour artificiel à un passé antique mythifié. À ce sujet, il faut noter qu’il serait difficile de défendre Rousseau et de voir avec sympathie les mouvements localistes et anticentralistes comme la Fronde ou la révolte vendéenne.
L.L.C. : À vous lire, vous paraissez beaucoup plus proche des auteurs républicains tels Alain Finkielkraut et Éric Zemmour que des révolutionnaires-conservateurs de la « Nouvelle Droite ». Vous paraissez éloigné des communautariens et proche des assimilationnistes. En d’autres termes, vous semblez un défenseur de l’idée stato-nationale. Qu’en est-il ?
Pierre Le Vigan : Dans la notion d’État-nation, c’est la nation qui doit être essentielle. L’État doit être un outil au service de la nation. Je ne crois pas que l’on puisse se passer de l’État. Attention : moins d’État, ce peut être plus de bureaucratie. C’est justement d’ailleurs ce qui se passe où nous souffrons d’une impuissance de l’État sur les grandes questions, impuissance mêlée à une omniprésence des pouvoirs publics dans nombre de domaines où ils ne devraient pas être présents tel la sécurité routière où s’impose une réglementation tatillonne attentatoire aux libertés les plus élémentaires. Dans la construction européenne d’aujourd’hui, la nation est la grande perdante car le lien entre l’État et la nation est perdu. Pseudo-régionalisme de féodalités locales d’une part, bureaucratie bruxelloise de l’autre, la nation s’affaisse au milieu de cela. L’État français n’est plus apte qu’à appliquer des réglementations européennes.
Il est tout à fait exact que je suis hostile à la déconstruction des nations. Qu’il y ait des identités locales, en Catalogne, en Bretagne, ailleurs, cela ne doit pas se traduire par un monolinguisme régional, ni même par l’obligation administrative d’un bilinguisme. Le niveau national est le moyen de peser plus lourd dans la mondialisation que le niveau régional. Il faut préserver ce « niveau » (le terme n’est pas élégant mais a le mérite d’être clair) national. En ce sens, je salue le grand travail unificateur de la République, à la fois la Ire République et la IIIe République, ou celui réalisé en Turquie par Mustapha Kemal. Ce n’est d’ailleurs pas l’école républicaine de Jules Ferry qui a fait disparaître les particularismes locaux, c’est la modernité technicienne et c’est pourquoi les particularismes n’ont vraiment disparu qu’après 1945. Il faut lire sur ce sujet Jean-Pierre Le Goff, La fin du village. Une histoire française (Gallimard, 2012). De même, dans les pays de l’Est de l’Europe, la modernité capitaliste a plus détruit les cultures locales en vingt ans que ne l’a fait le communisme, pourtant dévastateur et meurtrier, en quarante-cinq ans.
Si je défends la nation, c’est aussi parce que c’est encore le cadre le mieux adapté à l’exercice de la démocratie. C’est pourquoi je rends hommage à des figures républicaines classiques bien qu’oubliées tel Jean Prévost. Pour ses positions politiques tout comme pour ses qualités littéraires. « Il ne faut pas considérer l’auteur des Frères Bouquinquant, écrivait justement Roger Nimier, comme un écrivain mort trop jeune, qui n’a pas trouvé toute son audience, mais comme un prix Nobel en puissance et le maître d’une génération. » Je crois d’ailleurs beaucoup à la valeur d’exemplarité des esprits que l’on pourrait appeler « fermement modérés », dont Montaigne ou Jean Prévost sont des exemples.
La modernité est pernicieuse : c’est le refus des limites du réel, et c’est en même temps le rêve d’une fin de l’histoire. La modernité refuse la dialectique de l’histoire. Cela peut prendre la forme du rêve d’une société sans classes, ou d’une société sans races. Au fond, le projet du communisme et celui du libéralisme ont des points communs, à ceci près que dans l’homogénéisation du monde, le libéralisme est plus efficace que le communisme. Du reste, le communisme n’a eu qu’un temps, tandis que le libéralisme se porte bien. En outre, compte tenu de sa dimension idéologique, le communisme est (était) en effet obligé de faire des pauses, tandis que le libéralisme peut mener son projet sans obstacles, avec pragmatisme, en jouant à la fois des aspirations à l’égalité et des aspirations à cultiver les différences. Il s’agit bien entendu toujours de petites différences anecdotiques compatibles avec le grand marché mondial. Ainsi, le libéralisme est à la fois égalitaire – il n’accepte pas les reproductions de castes fermées – et communautariste – il souhaite des niches de consommateurs pourvu que celles-ci ne soient pas fondées sur des valeurs durables.
Ce qui fait le caractère déraisonnable de la modernité, c’est donc la croyance au Progrès, et non simplement à des progrès. De là vient aussi l’idée qu’il n’y a pas de nature de l’homme, que l’on peut donc tout faire de l’homme et avec l’homme, que l’homme est totalement malléable. Cette idée est très dangereuse et nie tout ce que nous apprend l’éthologie humaine. L’homme n’est pas un animal, mais il reste un animal. Tout n’est pas possible avec l’homme, sauf à le rendre fou et malheureux. « Nous n’avons pas envie de légitimer des sociétés qui font n’importe quoi avec l’homme » écrit justement Chantal Delsol.
L.L.C. : Y a-t-il des auteurs que vous regrettez de ne pas avoir évoqué ?
P.L.V. : À chaque jour devrait suffire sa peine. Vieille sagesse que nous avons souvent du mal – moi le premier – à accepter. On rêve toujours d’un livre meilleur, plus complet, mieux équilibré, plus abouti. Les ouvrages totalement réussis sont rares. Sur le seul plan des auteurs dont je n’ai pas parlé, il y a bien entendu des manques qui – si je puis dire – me manquent. Il est ainsi bien évident que Hannah Arendt me paraît un auteur contre-moderne fondamental, qu’Heidegger est très présent dans la problématique moderne/contre-moderne sans qu’il fasse l’objet d’un de mes chapitres, que Günther Anders lui aussi me paraît important, et est en outre très attachant – il faut le dire car nous sommes tous aussi des êtres de subjectivité. J’apprends aussi toujours beaucoup à la lecture de Massimo Cacciari. Je sais bien aussi que Drieu la Rochelle, sans être philosophe, était passionné par les questions de la modernité, et que sous divers angles, il les a abordées, non sans cruauté (d’abord avec lui-même). Je ne méconnais pas que Frédéric Schiffter est à l’origine d’une critique absolument radicale des arrières-mondes – et l’idéologie du progrès en fait partie, tout comme Clément Rosset (sur lequel j’ai écrit dans Éléments) a pu démontrer – ou tout simplement rappeler – que Platon avait inventé le moyen de penser à autre chose qu’au réel. Bref, la contre-modernité est vivante et ne cesse de s’alimenter de nouvelles figures. Car au vrai elle relève de l’insurrection de la vie contre le machinal. De la chair contre l’intellect, de l’âme contre l’esprit. C’est dire aussi que la contre-modernité ne se débarrassera jamais de la modernité.
L.L.C. : Dans votre dernier livre, vous relativisez la continuité entre les Lumières et la Révolution française. Vous êtes ainsi au rebours d’une analyse qui, généralement située à droite, souligne la continuité entre les deux. Cela mérite quelques explications.
Pierre Le Vigan : Je souligne effectivement que les hommes des Lumières qui étaient encore vivants en 1789 ont été généralement hostiles à la Révolution, à l’exception de Condorcet, qui en sera toutefois victime comme Girondin. La plupart des hommes des Lumières encore vivants ont été hostiles non seulement au moment 1793 – 94 de la Révolution mais aussi dès 1789. Dès ce moment, la violence est le moteur de la Révolution, ce qu’ils refusent, qu’il s’agisse de la « prise de la Bastille » qui fut en fait le massacre de ses défenseurs (malgré la parole donnée), ou des journées des 5 et 6 octobre 89, où le roi est ramené de force à Paris. En ce sens, la Révolution est un bloc comme le disait Clémenceau. Or, l’esprit des Lumières ne se reconnaît pas dans cette rupture avec l’ordre ancien alors qu’il aspire de son côté à un bien s’instaurant progressivement, à une sorte d’ordre naturel fondé sur la raison qui déploierait son harmonie, ce qui est incompatible avec les soubresauts sanglants qui constituent le rythme de la Révolution française.
En réalité, le principal lien qui existe entre la Révolution française et les Lumières se fait à travers Rousseau. Mais on le sait : Rousseau occupe une place à part dans les Lumières. C’est l’un des sujets que j’aborde dans le livre. L’idéologie sommaire dite des Lumières n’a pas grand-chose à voir avec la réalité complexe et multiforme de penseurs trop importants pour être réductibles à un courant idéologique comme Rousseau, Diderot ou Voltaire.
S’il y a continuité entre un homme rattaché aux Lumières et la Révolution, c’est donc de Rousseau qu’il s’agit. La continuité existe dans la mesure où Rousseau ne croît pas à la possibilité d’un mouvement continu de progrès mais croît dans le constructivisme. En ce sens, sans préjuger de l’attitude qui aurait été la sienne, il est en phase avec l’esprit de la Révolution qui prétend tout reconstruire, et là, il y a continuité entre 1789 et 1794, les principales différences entre la phase 1789 et la phase robespierriste de 1794 étant le passage d’une Terreur spontanée et « populaire » (au pire sens du terme, c’est-à-dire populacier) à une Terreur d’État, mais aussi le passage de la souveraineté nationale au projet d’une souveraineté populaire. L’autre lien très fort entre Rousseau et la Révolution française est l’exaltation de l’esprit antique et tout particulièrement de la notion de vertu civique. La Révolution française se veut exemplaire et romaine. Ici, il y a continuité entre l’« antiquo-futurisme » de Rousseau et la Révolution française.
La continuité s’établit donc pour des raisons que l’on peut trouver « sympathiques » telles l’esprit civique et le culte du citoyens et pour des raisons très contestables à savoir l’aspiration non seulement à une société bonne mais à une société totalement bonne, absolument bonne, ce qui conduit inévitablement au totalitarisme, comme tous les rêves d’absolu. En ce sens, Marcel Déat n’avait sans doute pas complètement tort de voir une continuité entre Rousseau, la Révolution française, Robespierre (qu’il admirait et approuvait), et le national-socialisme allemand (dont Déat voyait bien les aspects modernistes – la « Révolution brune » – mais sous-estimait sans doute les aspects réactionnaires, eux aussi présents). Il aurait pu ajouter le bolchevisme. Rousseau est donc l’exception qui confirme la règle : il est le seul penseur des Lumières en continuité d’idées avec la Révolution française. Mais il l’est en partie pour des raisons contestables comme la volonté d’une table rase et d’un retour artificiel à un passé antique mythifié. À ce sujet, il faut noter qu’il serait difficile de défendre Rousseau et de voir avec sympathie les mouvements localistes et anticentralistes comme la Fronde ou la révolte vendéenne.
L.L.C. : À vous lire, vous paraissez beaucoup plus proche des auteurs républicains tels Alain Finkielkraut et Éric Zemmour que des révolutionnaires-conservateurs de la « Nouvelle Droite ». Vous paraissez éloigné des communautariens et proche des assimilationnistes. En d’autres termes, vous semblez un défenseur de l’idée stato-nationale. Qu’en est-il ?
Pierre Le Vigan : Dans la notion d’État-nation, c’est la nation qui doit être essentielle. L’État doit être un outil au service de la nation. Je ne crois pas que l’on puisse se passer de l’État. Attention : moins d’État, ce peut être plus de bureaucratie. C’est justement d’ailleurs ce qui se passe où nous souffrons d’une impuissance de l’État sur les grandes questions, impuissance mêlée à une omniprésence des pouvoirs publics dans nombre de domaines où ils ne devraient pas être présents tel la sécurité routière où s’impose une réglementation tatillonne attentatoire aux libertés les plus élémentaires. Dans la construction européenne d’aujourd’hui, la nation est la grande perdante car le lien entre l’État et la nation est perdu. Pseudo-régionalisme de féodalités locales d’une part, bureaucratie bruxelloise de l’autre, la nation s’affaisse au milieu de cela. L’État français n’est plus apte qu’à appliquer des réglementations européennes.
Il est tout à fait exact que je suis hostile à la déconstruction des nations. Qu’il y ait des identités locales, en Catalogne, en Bretagne, ailleurs, cela ne doit pas se traduire par un monolinguisme régional, ni même par l’obligation administrative d’un bilinguisme. Le niveau national est le moyen de peser plus lourd dans la mondialisation que le niveau régional. Il faut préserver ce « niveau » (le terme n’est pas élégant mais a le mérite d’être clair) national. En ce sens, je salue le grand travail unificateur de la République, à la fois la Ire République et la IIIe République, ou celui réalisé en Turquie par Mustapha Kemal. Ce n’est d’ailleurs pas l’école républicaine de Jules Ferry qui a fait disparaître les particularismes locaux, c’est la modernité technicienne et c’est pourquoi les particularismes n’ont vraiment disparu qu’après 1945. Il faut lire sur ce sujet Jean-Pierre Le Goff, La fin du village. Une histoire française (Gallimard, 2012). De même, dans les pays de l’Est de l’Europe, la modernité capitaliste a plus détruit les cultures locales en vingt ans que ne l’a fait le communisme, pourtant dévastateur et meurtrier, en quarante-cinq ans.
Si je défends la nation, c’est aussi parce que c’est encore le cadre le mieux adapté à l’exercice de la démocratie. C’est pourquoi je rends hommage à des figures républicaines classiques bien qu’oubliées tel Jean Prévost. Pour ses positions politiques tout comme pour ses qualités littéraires. « Il ne faut pas considérer l’auteur des Frères Bouquinquant, écrivait justement Roger Nimier, comme un écrivain mort trop jeune, qui n’a pas trouvé toute son audience, mais comme un prix Nobel en puissance et le maître d’une génération. » Je crois d’ailleurs beaucoup à la valeur d’exemplarité des esprits que l’on pourrait appeler « fermement modérés », dont Montaigne ou Jean Prévost sont des exemples.
La modernité est pernicieuse : c’est le refus des limites du réel, et c’est en même temps le rêve d’une fin de l’histoire. La modernité refuse la dialectique de l’histoire. Cela peut prendre la forme du rêve d’une société sans classes, ou d’une société sans races. Au fond, le projet du communisme et celui du libéralisme ont des points communs, à ceci près que dans l’homogénéisation du monde, le libéralisme est plus efficace que le communisme. Du reste, le communisme n’a eu qu’un temps, tandis que le libéralisme se porte bien. En outre, compte tenu de sa dimension idéologique, le communisme est (était) en effet obligé de faire des pauses, tandis que le libéralisme peut mener son projet sans obstacles, avec pragmatisme, en jouant à la fois des aspirations à l’égalité et des aspirations à cultiver les différences. Il s’agit bien entendu toujours de petites différences anecdotiques compatibles avec le grand marché mondial. Ainsi, le libéralisme est à la fois égalitaire – il n’accepte pas les reproductions de castes fermées – et communautariste – il souhaite des niches de consommateurs pourvu que celles-ci ne soient pas fondées sur des valeurs durables.
Ce qui fait le caractère déraisonnable de la modernité, c’est donc la croyance au Progrès, et non simplement à des progrès. De là vient aussi l’idée qu’il n’y a pas de nature de l’homme, que l’on peut donc tout faire de l’homme et avec l’homme, que l’homme est totalement malléable. Cette idée est très dangereuse et nie tout ce que nous apprend l’éthologie humaine. L’homme n’est pas un animal, mais il reste un animal. Tout n’est pas possible avec l’homme, sauf à le rendre fou et malheureux. « Nous n’avons pas envie de légitimer des sociétés qui font n’importe quoi avec l’homme » écrit justement Chantal Delsol.
L.L.C. : Y a-t-il des auteurs que vous regrettez de ne pas avoir évoqué ?
P.L.V. : À chaque jour devrait suffire sa peine. Vieille sagesse que nous avons souvent du mal – moi le premier – à accepter. On rêve toujours d’un livre meilleur, plus complet, mieux équilibré, plus abouti. Les ouvrages totalement réussis sont rares. Sur le seul plan des auteurs dont je n’ai pas parlé, il y a bien entendu des manques qui – si je puis dire – me manquent. Il est ainsi bien évident que Hannah Arendt me paraît un auteur contre-moderne fondamental, qu’Heidegger est très présent dans la problématique moderne/contre-moderne sans qu’il fasse l’objet d’un de mes chapitres, que Günther Anders lui aussi me paraît important, et est en outre très attachant – il faut le dire car nous sommes tous aussi des êtres de subjectivité. J’apprends aussi toujours beaucoup à la lecture de Massimo Cacciari. Je sais bien aussi que Drieu la Rochelle, sans être philosophe, était passionné par les questions de la modernité, et que sous divers angles, il les a abordées, non sans cruauté (d’abord avec lui-même). Je ne méconnais pas que Frédéric Schiffter est à l’origine d’une critique absolument radicale des arrières-mondes – et l’idéologie du progrès en fait partie, tout comme Clément Rosset (sur lequel j’ai écrit dans Éléments) a pu démontrer – ou tout simplement rappeler – que Platon avait inventé le moyen de penser à autre chose qu’au réel. Bref, la contre-modernité est vivante et ne cesse de s’alimenter de nouvelles figures. Car au vrai elle relève de l’insurrection de la vie contre le machinal. De la chair contre l’intellect, de l’âme contre l’esprit. C’est dire aussi que la contre-modernité ne se débarrassera jamais de la modernité.