Les Identitaires et la recomposition des droites
Voici une version française de Jean-Yves Camus,
« Die Identitäre Bewegung oder die Konstruktion eines Mythos
europäischer Ursprünge », Gudrun Hentges, Kristina Nottbohm,
Hans-Wolfgang Platzer, dir., Europäische Identität in der Krise ?, Springer, 2017, pp. 233-247.
Le terme
« identitaire » désigne habituellement depuis le début des années 2000,
le Bloc identitaire (BI), ses pseudopodes locaux et déclinaisons sous
d’autres dénominations (Génération identitaire ; Les Identitaires,
connus pour leur activisme, leur présence sur internet et les réseaux
sociaux ainsi que pour leur participation au système électoral (entre
2005 et 2017) puis leur retour à la fonction d’avant-garde militante et
idéologique laissant le terrain électoral au FN/RN. Les Identitaires ne
sont que la partie la plus visible d’une mouvance plus large, la
mouvance identitaire, archipel de groupes concurrents dont l’objectif
essentiel est l’action métapolitique. Celle-ci a pour objectif de
diffuser un certain nombre de thèmes dont l’origine se trouve dans le
travail de la Nouvelle Droite des années 1970-80 : refus de la société
multiculturelle ; sens de la communauté militante ; opposition à
l’immigration extra-européenne ; ethno-différentialisme ; refus du
nationalisme jacobin et valorisation des « patries charnelles » ;
attachement à l’Europe des ethnies et non au souverainisme hexagonal
anti-européen. Grâce à un réel professionnalisme dans l’utilisation du
web et des réseaux sociaux, le BI a contribué à faire connaître des
idées telles que le « grand remplacement » ou la « remigration ». Vivier
de cadres pour le le FN, il a néanmoins un logiciel idéologique propre
et, avec Marine Le Pen, des désaccords de fond sur les identités
régionales, l’Europe, l’Islam et la définition de l’identité nationale.
Avec des opérations médiatisées comme affrètement du C-Star ;
l’opération de patrouilles aux frontières au col de l’Échelle et
l’occupation des locaux de SOS-Méditerranée à Marseille, le mouvement
possède aussi une dimension consistant à endosser des actions et des
mots d’ordre que la politique de normalisation du FN ne lui permet pas
d’assumer.
Nous n’en
oublierons pas pour autant la mouvance identitaire en dehors du BI.
Celle-ci comprend d’autres groupuscules dont les thèmes sont soit
identiques (Réseau Identités1) soit orientés de manière plus radicale vers un racialisme de type völkisch (Terre et Peuple2),
soit privilégiant un esprit communautaire s’inscrivant dans la
postérité du Mouvement de Jeunesse allemand dans sa composante bündisch
(Europe Jeunesse3).
Dans la lignée du GRECE (Groupement de Recherches et d’Etudes pour la
Civilisation Européenne), l’ensemble des mouvements identitaires cherche
à promouvoir une identité française inscrite dans un héritage européen,
en postulant une filiation directe et ininterrompue avec les
Indo-Européens définis en tant que peuple historique, porteurs d’un
schéma d’organisation sociale, de valeurs culturelles et de mythes qui
constituent « la plus longue mémoire »4
de la civilisation européenne. Très réduite au plan des effectifs
militants, éclatée en de multiples organisations concurrentes, cette
mouvance n’en a pas moins eu une influence sur le Front national et,
d’une manière moins perceptible, sur l’évolution des idées politiques en
France, puisque le simple mot « identitaire », ignoré avant la décennie
2000 en dehors de l’extrême-droite5,
est désormais entré dans l’usage courant, au terme d’une évolution que
les militants du « gramscisme de droite » considèrent être une victoire
de la guerre des mots qu’ils ont engagée.
« Identitaire » : genèse d’un concept
“Le
désir d’égalité, succédant au désir de liberté, fut la grande passion
des temps modernes. Celle des temps postmodernes sera le désir
d’identité”. Alain de Benoist, figure de proue de la “Nouvelle droite”, énonçait cette prédiction en 1977 dans son ouvrage Vu de droite. La genèse idéologique de la famille néo-droitière, sur laquelle Pierre-André Taguieff6
a produit une œuvre de référence, permet de comprendre comment et
pourquoi la notion d’identité a pris le pas, dans ces milieux, sur celui
de Nation. C’est le passage du nationalisme français (« hexagonal ») à
la valorisation de l’identité européenne, théorisé par le mouvement
Europe-Action au milieu des années 60, qui a bouleversé les références
de l’extrême-droite française en produisant une fracture non réparée à
ce jour. Celle-ci sépare les souverainistes intégraux, pour qui aucun
niveau de souveraineté n’est légitime hormis l’État-nation (c’est l’idée
des néo-fascistes de Jeune Nation et de l’Œuvre française, des
royalistes, mais aussi du Front national), des identitaires pour qui
l’État-nation est un cadre intermédiaire entre l’enracinement dans une
région (au sens du « Heimat » allemand) et l’appartenance à un cadre
civilisationnel qui est celui de l’Europe.
L’identité
individuelle du citoyen est, pour les souverainistes intégraux du FN,
française au sens où la Révolution de 1789 a défini ce mot, c’est-à-dire
(théoriquement) ouverte à tous ceux qui, indépendamment de leur origine
et de leur religion, acceptent le pacte républicain. Ainsi par exemple,
le FN veut interdire l’expression de l’islam politique, mais il ne
professe pas d’incompatibilité entre être musulman et être citoyen, même
si son idéal est l’assimilation et non l’intégration7.
La mouvance identitaire par contre, est ethno-différentialiste : pour
elle, chaque peuple, chaque culture, ne peut s’épanouir que sur son
territoire d’origine ; le métissage est vu comme un facteur de
décadence ; le multiculturalisme comme un projet pathogène, produisant
criminalité, perte des repères et au final, possibilité d’une « guerre
ethnique » sur le sol européen, entre « européens de souche » et
« allogènes » afro-maghrébins et en tout cas musulmans8.
Au plan des projets politiques, le FN et les identitaires partagent de
plus en plus le constat du « Grand Remplacement ». Cette théorie,
popularisée par l’écrivain souverainiste et identitaire Renaud Camus9,
affirme que le substrat ethnico-religieux du peuple français est en
passe de changer totalement de nature, en raison d’une immigration de
peuplement d’origine extra-européenne. Les deux sous-familles de
l’extrême-droite divergent par contre sur la manière de répondre à ce
constat. Le FN souhaite limiter strictement l’immigration légale, voire
la faire diminuer par le renvoi de certaines catégories d’étrangers10,
la mouvance identitaire propose la « remigration », c’est-à-dire le
rapatriement organisé et obligatoire (bien que théoriquement négocié
avec les États étrangers) des extra-européens vers leur pays
« d’origine »11.
Dans l’ordre
chronologique, le terme « identitaire » apparaît dans le vocabulaire de
la Nouvelle droite. La stratégie métapolitique du GRECE, dès le milieu
des années 1980, conduisit la Nouvelle Droite à abandonner le racisme
hiérarchisant et à prendre ses distances avec l’action proprement
politique, certains de ses animateurs, Pierre Vial et Jean Mabire en
particulier, fondant le mouvement Terre et Peuple. C’est dans les
colonnes de son magazine éponyme que dès le second numéro (hiver 1999),
Pierre Vial consacre son éditorial au « Mouvement identitaire ». A peu
près à la même époque un autre ancien cadre du GRECE, Guillaume Faye,
publie une série de livres largement lus et commentés dans la mouvance
nationaliste, qui évoquent à la fois l’inévitable « guerre raciale », le
nécessaire retour aux traditions ancestrales indo-européennes et la
centralité du concept d’identité dans le combat idéologique12.
Revenant en fait à la théorie du conflit racial exposée par la revue Europe-Action,
il affirme la valeur positive de l’ethnocentrisme, qui est pour lui une
« conviction mobilisatrice, propre aux peuples longs-vivants, que celui
auquel on appartient est central et supérieur et qu’il doit conserver
son identité ethnique pour perdurer dans l’histoire ». Il complète son
propos par un aveu de taille : « vrai ou faux “objectivement”, peu
importe: l’ethnocentrisme est la condition psychologique de la survie
d’une peuple (ou même d’une nation) dans l’histoire ». Autrement dit :
la généalogie des peuples européens que retrace la mouvance identitaire
n’a pas nécessairement à voir avec l’histoire : elle tient du mythe
mobilisateur. Là où Faye, comme Vial, restent toutefois en lisière de
l’action partisane13,
un acteur émerge au début des années 2000, qui va associer le terme
« identitaire » à un parti politique : c’est le Bloc identitaire.
Le Bloc identitaire : du nationalisme-révolutionnaire à la périphérie du FN
Crée
officiellement le 6 avril 2003, le Bloc identitaire n’émerge pas à
partir du néant. Pour un certain nombre de ses dirigeants dont Fabrice
Robert et Philippe Vardon, il est la continuation de leur engagement
nationaliste-révolutionnaire dans les rangs des mouvements Nouvelle Résistance (1991-98) et Unité Radicale (1998-2002), dont la figure de proue était Christian Bouchet14.
Nous avons en 1998 montré comment déjà, les deux groupes en question
articulaient leur discours autour de deux thèmes : la recherche de
nouvelles convergences entre radicaux de droite et de gauche, dans un
projet de confrontation idéologique entre « la périphérie » et « le
centre » ; et la mise en avant des ethnies comme référence première des
identités personnelles et collectives, au détriment de la Nation, perçue
comme une entité abstraite, voire destructrice des particularismes
locaux15.
Le Bloc
identitaire a conservé le second de ces fondamentaux, mais il a
abandonné le premier, en affirmant nettement son identité de droite et
en prenant en compte la quasi-impossibilité, pour un groupe activiste,
d’avoir une audience autre que marginale, dans un contexte où le camp
nationaliste est tout entier accaparé par la force électorale du Front
national (28% des voix aux élections régionales de décembre 2015). En
date de 2016, il a adopté un positionnement original, qui lui permet de
continuer à s’exprimer en tant que force politique autonome tout en en
se plaçant dans l’orbite du FN. Depuis décembre 2015, Philippe Vardon et
Benoît Loeillet, deux de ses animateurs historiques à Nice, sont
conseillers régionaux de Provence-Alpes-Côte d’Azur, respectivement
placés en cinquième et septième position sur la liste frontiste des
Alpes-Maritimes. D’anciens cadres de la mouvance (André-Yves Beck à
Béziers16) ou d’autres plus récents (Damien Rieu à Beaucaire17,
toujours actif au BI), occupent ou ont occupé des fonctions au cabinet
de maires frontistes ou « Rassemblement Bleu Marine » élus en 2014. Une
cinquantaine de militants identitaires ont, aux municipales de 2014,
été candidats sur des listes FN ou RBM18.
Comment
s’est effectuée cette évolution et à quelle logique répond-elle ? Après
la dissolution d’Unité radicale, le 6 août 2002, qui suivit l’attentat
manqué contre le Président Chirac commis le 14 juillet précédent, trois
options étaient ouvertes pour les militants, outre l’abandon de la
politique : continuer sous un autre nom et en se repliant sur la
métapolitique et la géopolitique (c’est ce que fit Christian Bouchet
avec son Réseau radical), tomber dans la surenchère de l’activisme
violent19
ou devenir un mouvement politique légal, prenant ses distances avec les
formes extérieures de la radicalité et révisant au besoin certaines de
ses positions passées. Le Bloc identitaire naquit ainsi en avril 2003 et
se transforma en parti politique lors de la convention tenue à Orange
en octobre 2009. Les Jeunesses identitaires, au départ mouvement de
jeunesse du BI, furent présentées dès 2005 comme une formation autonome,
bien que les liens interpersonnels entre animateurs des deux structures
fussent suffisamment étroits pour suggérer une quasi-identité entre
elles. Depuis septembre 2012, date à laquelle Génération identitaire a
pris le relais, la distinction d’avec le BI subsiste. Elle permet au BI
de ne pas avoir à endosser la responsabilité politique et judiciaire
d’actions susceptibles de donner lieu à des poursuites pénales, comme
l’occupation du toit de la mosquée de Poitiers (20 octobre 2012) ou, le
26 mai 2013, l’intrusion dans les locaux du Parti Socialiste à Paris.
Se
définissant comme la « première ligne de la résistance », mais également
comme « un clan » qui se dresse « face à la racaille, face à ceux qui
veulent fliquer notre vie et nos pensées, face à l’uniformisation des
peuples et des cultures, face au raz de marée de l’immigration massive,
face à une École qui nous cache l’histoire de notre peuple pour nous
empêcher de l’aimer, face à un prétendu vivre-ensemble qui vire au
cauchemar »20,
Génération identitaire a une posture de combat, comme en témoigne son
emblème, le « lambda » majuscule qui ornait le bouclier des Spartiates.
Le BI lui, cherche à montrer l’image d’un mouvement plus politique
qu’activiste, doté d’un programme charpenté, qui repose sur quatre axes21 :
une « vision de l’homme enracinée dans ses communautés naturelles et
historiques », donc ethno-différentialiste, en ce sens qu’elle postule
l’incompatibilité de l’islam et de toute forme d’immigration
extra-européenne avec la culture de notre continent ; l’opposition à
« la globalisation économique, celle qui écrase les peuples », ce qui
conduit le BI à se réclamer d’un refus de la marchandisation du monde
inspirée par les thèses de la Nouvelle droite ; la prétention à incarner
l’écologie sous la forme du localisme, de la lutte contre la démesure
(hubris), voire d’une certaine décroissance, mais aussi de l’écologie
des peuples22 et enfin construction d’une « Europe politique puissante dégagée de l’OTAN » et « élargie à la Russie ».
Les diverses
composantes de ce programme conduisent le BI et ceux de ses cadres qui
sont désormais dans l’orbite du FN à pencher résolument en faveur des
positions de Marion Maréchal Le-Pen plutôt que de celles de Marine Le
Pen ou Florian Philippot. Si les liens sont de nature géographique
(Marion Maréchal a dirigé la liste FN en Provence-Côte d’Azur, bastion
du BI), ils sont aussi idéologiques. Les identitaires ne sont pas des
souverainistes absolus. Leur nationalisme français admet un enracinement
dans des régionalismes (breton, provençal, alsacien, etc…) et une
articulation avec le sentiment d’appartenance à une culture européenne
permettant de dépasser l’idée de Nation. Dans leur période de jeunesse
militante, certains ont cru trouver cet idéal dans la pratique des
rituels néo-païens (de type solstice) et la référence indo-européenne.
Des groupes comme Europe-Jeunesse et Terre et Peuple s’y adonnent
encore. Toutefois les cadres du BI ont ensuite réalisé que de telles
références, si elles permettaient de conserver un « folklore » militant
et une culture de témoignage, cadraient mal avec l’évolution vers l’âge
adulte et la volonté sinon de toucher les masses, du moins de jouer un
rôle de laboratoire d’idées pour le seul parti nationaliste doté de
perspectives de participation au pouvoir ( le FN) et plus largement,
pour une grande famille des droites qui concilierait organicisme et
défense des libertés économiques, promotion des valeurs morales
traditionnelles et modernité, volonté d’abattre le « système » et
utilisation décomplexée du marqueur politique de droite. Soit
précisément ce qui constitue l’agenda idéologique de Marion Maréchal et à
quoi s’oppose le « ni droite, ni gauche » de la direction nationale du
parti.
L’un des
aspects les plus originaux du parcours intellectuel du Bloc identitaire
est par ailleurs la capacité à se réclamer d’une identité européenne
influencée, dans les années 1990 par la Nouvelle droite et des écrivains
comme Jean Mabire et Dominique Venner pour aboutir, 25 ans plus tard, à
une synthèse entre références européennes et catholicisme traditionnel.
Pour comprendre ce chemin intellectuel, il faut scruter l’évolution de
Dominique Venner lui-même dont le BI semble avoir été proche puisqu’au
lendemain de son suicide, le 23 mai 2013, le mouvement saluait « le
soldat, le militant, l’intellectuel (…) le camarade qui, naguère encore,
nous accordait de son temps et nous prodiguait son amitié »23.
Réconcilier « la plus longue mémoire » et le christianisme
En se
donnant la mort le 21 mai 2013 dans la cathédrale Notre-Dame de Paris,
l’écrivain et essayiste Dominique Venner, modèle des générations
identitaires au sens large, depuis Europe Action (1964) jusqu’au BI en
passant par la Nouvelle droite, a surpris, voire choqué, plus d’un
militant de cette droite radicale française dont il avait été une des
icônes dans l’activisme, le passage du nationalisme hexagonal au
nationalisme européen et enfin la réflexion métapolitique néo-droitière.
« Suicide d’un opposant au mariage pour tous » ; « suicide d’un
ex-OAS »: ainsi a été annoncée sa mort dans la presse généraliste. Une
analyse pour le moins superficielle pour un geste symbolique qu’il
convient d’interpréter autrement, si l’on veut comprendre l’idéologie
identitaire. Cet historien et essayiste avait été de tous les combats de
l’extrême-droite du milieu des années 50 à celui des années 60,
décrivant son idéal comme un « ordre militaire et mystique». Il avait
ensuite cessé de militer dans des groupes voués selon lui à un activisme
stérile et était devenu une des figures de la « Nouvelle droite », dont
il partageait l’ethno-différentialisme, le paganisme et l’élitisme.
C’est chez lui, en particulier, que le mouvement identitaire a puisé
tout le vocabulaire du « soldat politique », du héros spartiate, du code
de l’honneur. Venner, comme nombre d’identitaires au départ, était
païen, mais il se donne la mort dans une cathédrale. En choisissant ce
lieu, pour commettre un acte de surcroît explicitement interdit par la
religion chrétienne, il pose Notre-Dame non plus comme un lieu de
prières mais comme un symbole du « génie européen » dont se réclama en
héritage la mouvance identitaire.
Il
transforme la croyance, le dogme, en religion nationale, en composante
fondamentale de l’identité française et européenne à laquelle il n’est
pas indispensable de croire pour se reconnaître en elle, mais qu’il est
indispensable de considérer comme la religion qui a façonné la France
pour être français. Il se donne en outre la mort à un moment précis :
celui des manifestations, auxquelles participent les Identitaires contre
le « mariage pour tous ». Son suicide est un geste à portée politique,
qu’il motive ainsi : « Je crois nécessaire de me sacrifier pour rompre
la léthargie qui nous accable »24.
Le malentendu est de croire qu’il réduisait cette « léthargie » au vote
du mariage pour tous. Comme la majorité de son camp politique, il était
persuadé que cette loi s’inscrivait dans un contexte général, celui de
la destruction programmée, voire déjà largement achevée, de la
civilisation européenne par le « mondialisme ». Pour lui cette fin
imminente de civilisation résultait au premier chef de ce qu’il appelait
« le crime visant au remplacement de nos populations ». C’est-à-dire
le changement, selon lui imposé, structurel et définitif du substrat
ethnique français et européen par l’immigration et le métissage. Il
avait soutenu le Printemps français tout en distinguant bien en son sein
deux composantes: une catholique, conservatrice et bourgeoise dont il
n’attendait rien et une » identitaire » de laquelle il espérait un
sursaut. Cette dernière n’était pas réductible au BI mais elle
l’incluait, comme d’autres organisations de la même mouvance parmi
lesquelles on peut citer la fondation Polémia, de Jean-Yves Le Gallou,
ou encore l’institut Iliade, dirigé par Philippe Conrad.
Le Bloc identitaire, laboratoire de nouvelles méthodes d’action
Le BI s’est
distingué des autres mouvements de la droite radicale par sa capacité à
innover dans les pratiques d’action militante. Dès sa création, il s’est
investi dans ce que les observateurs appellent le « militantisme 2.0 »25
avec une certaine maîtrise des réseaux sociaux, de la vidéo prise sur
le vif et envoyée en quasi-direct sur les plateformes de partage et dans
la mise en ligne de sites de « réinformation » gratuits, interactifs et
présentés comme une alternative aux medias dominants26 :
c’est ce que les adversaires du mouvement appellent la « fachosphère ».
Cette forme de propagande militante, adaptée aux classes d’âge 18-24 et
25-35 ans, supplante la presse écrite du mouvement, qui consiste en un
journal en quadrichromie théoriquement trimestriel (Identitaires) et un
certain nombre de fanzines publiés par des groupes locaux27.
Le mouvement est également différent des autres en termes
d’organisation territoriale : en application de son intérêt pour les
régionalismes il a, ou a eu, une structure quasi-fédérale qui agrège des
sections dotées d’une autonomie et dont les noms évoquent les identités
locales ou régionales, voire les langues régionales : Nissa Rebella
(Nice) ; Alsace d’abord ; Rebeyne (Lyon) ; Vox populi Turone (Tours),
etc… Il a également intégré la dimension régionaliste dans le combat
électoral, en participant à la Ligue du (2,69%) et à la Ligue du Midi
(0,68%), qui ont présenté des listes aux élections régionales de 2010,
tout comme Alsace d’abord (4,98%).
Le BI a en
outre tenté de transposer en France la pratique, ancienne au sein de la
droite radicale italienne où Casapound (à Rome) est devenu un lieu
emblématique, des locaux militants ayant pignon sur rue et jouant à la
fois le rôle de siège d’une section, de maison de quartier, de salle de
conférences et de lieu d’activités sociales ou sportives.
L’expérience-pilote a été, à partir de 2004, l’ouverture à Nice de La
Maioun, actuellement ouverte sous le nom de Lou Bastioun, dans le
quartier populaire du Paillon. D’une surface d’environ 150 mètres
carrés, visible depuis la rue, ce local comporte une salle de bar
pouvant accueillir une soixantaine de personnes, une petite bibliothèque
militante, des présentoirs avec les publications du mouvement et une
plus grande salle, pouvant contenir une centaine d’invités lors de
conférences ou projections de cinéma. Cette dernière est convertie, une
partie du temps, en salle d’entraînement aux sports de
combat/self-défense, notamment la boxe thaï. Un bureau sert enfin à
l’administration de Nissa Rebella28. D’autres locaux semblables existent à Lyon (La Traboule) : ceux ouverts en 2012 à Toulouse et Bordeaux semblent avoir fermé.
On notera
pour conclure que les identitaires ont voulu exporter leur doctrine et
leurs méthodes d’action. S’ils n’ont pas le monopole des contacts
internationaux avec des mouvements-frères, la spécificité de leur
histoire est d’avoir créé de toutes pièces un concept (celui
d’Identitaire), là où les autres réseaux transeuropéens diffusent des
références idéologiques déjà existantes : national-populisme,
nationalisme-révolutionnaire ou néo-fascisme. Le Bloc identitaire a fait
des émules dans un premier temps en Espagne (Assemblea identitaria), au
Portugal (Causa identitaria) et avec le député européen de la Ligue du
Nord, Mario Borghezio puis en Allemagne et en Autriche avec le
Identitäre Bewegung29.
L’un des témoignages les plus intéressants sur le caractère à la fois
international et générationnel du mouvement identitaire européen est
ainsi l’ouvrage de Markus Willinger, Génération Identitaire: Une Déclaration de Guerre Contre les Soixante-huitards (2014),
écrit par un activiste autrichien, ayant fait ses études à Stuttgart,
inspiré par un mouvement français et publié par Arktos un éditeur basé
en Suède30.
Conclusion
Le Bloc
identitaire peut être interprété comme la matrice d’un renouvellement
idéologique et générationnel qui a cherché, à partir de la France, à
reformuler l’idée d’identité européenne, en tenant compte des apports
théoriques de la Nouvelle droite et du nationalisme-révolutionnaire.
L’actualisation idéologique essentielle est celle qui consiste, dans un
pays (la France), très marqué par la centralisation et l’idée d’État
unitaire (« jacobin »), à tenter de penser l’articulation entre
régionalisme ( mais pas séparatisme), nationalisme français et
conscience d’une unité ethnoculturelle de l’Europe. Le facteur
générationnel tient à la jeunesse des cadres du BI et des organisations
associées, nés dans les années 1980 et 1990, et qui estiment incarner la
génération du rejet des valeurs libérales-libertaires issues de Mai 68.
Le Bloc
identitaire est resté un mouvement numériquement réduit (600 personnes
présentes à la convention d’Orange de novembre 2012). Il est néanmoins
le plus important de l’opposition nationaliste extra-parlementaire. Il
avait à sa création un désavantage : être né alors que le FN était déjà,
par ses succès électoraux et sa visibilité médiatique, hégémonique au
sein de la droite radicale française. Il a su retourner cette
situation : d’une part en abandonnant la tactique du « front uni
antisystème » utilisée par Nouvelle Résistance, dont les références
allant jusqu’au national-bolchevisme trouvaient peu d’échos à droite ;
d’autre part, en évitant l’écueil de la surenchère activiste qui a
conduit d’autres groupes comme Troisième Voie et l’ Œuvre française à
être dissous, enfin en assumant, avec un savoir-faire certain dans le
domaine de la communication politique, un rôle d’écoles de cadres et
d’aiguillon politique pour cette partie du FN qui voit son avenir dans
une recomposition totale des droites entre les élections présidentielles
de 2017 et de 2022.
Notes
1
Dirigé par Richard Roudier, à Montpellier, qui a quitté le Bloc
identitaire après en avoir animé l’antenne en Languedoc-Roussilon, la
Ligue du Midi.
2 Mouvement fondé et dirigé par Pierre Vial et travaillant avec le Thule Seminar, de Pierre Krebs.
3 Mouvement de jeunesse de type Wandervogel, en lien avec der Freibund (Göttingen).
4
L’expression « peuples à la longue à la plus longue mémoire », très
utilisée dans la mouvance identitaire, est adaptée de la phrase de
Nietzsche : « L’homme de l’avenir est celui qui aura la plus longue
mémoire ».
5
Une des rares occurrences du terme dans le monde académique, avant les
années 2000, se trouve dans le titre de l’ouvrage de Jean-François
Bayart, L’illusion identitaire, Fayard, 1996. Parmi les ouvrages ayant reçu un écho médiatique, on citera : Joseph Macé-Scaron : La panique identitaire, Grasset, 2014 ; Ivan Rioufol : La fracture identitaire, Fayard, 2010 ; Eric Dupin : L’hystérie identitaire, Le Cherche Midi, 2004 ; Daniel Sibony, Le « racisme », une haine identitaire, Seuil, 2001, etc…
6 Voir notamment : Sur la Nouvelle droite. Jalons d’une analyse critique (1994)
7
Marine Le Pen affirme : « Or, l’assimilation constitue le rempart
contre le communautarisme qui est l’un des terreaux du fondamentalisme
islamiste. Dans sa sagesse, l’antiquité avait résumé cette règle de bon
sens : « A Rome, fais comme les romains ! ». Discours à l’université
d’Oxford, 5 février 2015. Dans une conversation avec l’auteur (1er juin
2016), Jean-Marie Le Pen expliquait : « Nous pouvons dire aux
musulmans : voyez le château de Versailles eh bien, c’est à vous. Mais à
condition que vous deveniez français ».
8 Dans Terre et Peuple
n°28, été 2006, Pierre Vial annonce « la clé du choc des
civilisations : la guerre ethnique, qui est l’aspect le plus important
du duel Nord-Sud ». Guillaume Faye, qui participe désormais à des
tables-rondes du Bloc identitaire écrit : « La
guerre civile ethnique, comme un serpenteau de vipère qui brise la
coquille de son œuf, n’en est qu’à ses très modestes débuts ». Cf. son
blog intitulé J’ai tout compris : http://www.gfaye.com/la-guerre-civile-ethnique-est-elle-evitable-probablement-pas/ (7 janvier 2016).
9 R. Camus : Le Grand Remplacement, éditions David Reinharc, 2011
10 Le »projet politique » du FN, dans sa version de 2015, indique : « Pour ce qui est de l’immigration légale,
l’objectif est d’aboutir à un solde de l’ordre de 10 000 étrangers par
an dans notre pays ». Il ajoute que pourront être sommés de quitter la
France les immigrants en situation légale mais condamnés par la justice
ou au chômage depuis plus d’un an.
11
Le Bloc identitaire a organisé le 15 novembre 2014 à Paris des Assises
de la Remigration. Le Mouvement pour la Remigration, dirigé Laurent
Ozon, un temps membre de la direction frontiste, est un autre groupe
identitaire actif sur cette thématique : http://www.mouvementpourlaremigration.fr/
12 L’Archéofuturisme (1998) ; La colonisation de l’Europe (2000) et surtout Pourquoi nous combattons. Manifeste de la Résistance européenne(2001).
13 Vial a été conseiller régional FN, puis MNR, en Rhône-Alpes, jusqu’en 2004.
14
C. Bouchet, personnage-clé de la mouvance nationaliste-révolutionnaire
depuis les années 1980, s’est progressivement rapproché du FN après la
dissolution d’Unité radicale, jusqu’à en devenir le secrétaire
départemental en Loire-Atlantique. Il s’en est éloigné fin 2015.
15 Jean-Yves Camus : Une avant-garde populiste : peuple et nation dans le discours de Nouvelle Résistance. In: Mots, n°55, juin 1998.
16
Ancien cadre de Nouvelle Résistance, ancien collaborateur du maire
d’Orange, Jacques Bompard, il est désormais directeur de cabinet de
Robert Ménard.
17 Nommé fin 2014 directeur adjoint de la communication du maire FN, Julien Sanchez, il semble l’avoir depuis quitté.
18 Entretien avec Fabrice Robert, juin 2014, à Paris
19
En janvier 2003 un sympathisant d’Unité radicale, .J.F.T, âgé de 30
ans, était interpellé pour avoir envisagé de commettre un
attentat-kamikaze devant une mosquée parisienne.
20 Présentation du mouvement sur son site : https://www.generation-identitaire.com/generation-identitaire-2/
22
Le programme du BI mentionne » le respect de la diversité et des
écosystèmes humains (lien entre les ethnies, les peuples et leur milieu
géographique et culturel) »
24 Sa dernière lettre, qui fait office de testament, est consultable sur l’un des principaux sites de la mouvance identitaire : http://fr.novopress.info/137842/dominique-venner-nous-a-quitte-son-message-dadieu/
25 Sur ce point, voir Virchow, Fabian (2015). The
« Identitarian Movement »: What Kind of Identity? Is it Really a
Movement?. Digital Media Strategies of the Far Right in Europe and the
United States (Lexington Books). Virchow,
Fabian (2015). The « Identitarian Movement »: What Kind of Identity? Is
it Really a Movement?. Digital Media Strategies of the Far Right in
Europe and the United States (Lexington Books). pp. 177–190.pp. 177–190.
26 Les principaux sont : http://fr.novopress.info/ ( présentée comme une « arme de réinformation massive ») et http://www.fdesouche.com.
27 Ainsi Malfoutu, publié par la section parisienne nommée Projet Apache, n°1, avril-mai 2010
28 État des lieux, lors de notre visite du 28 août 2015, grâce au concours de Philippe Vardon.
30 http://www.arktos.com/books.html.
Arktos semble être à cette date la plus importante maison d’édition et
de diffusion en ligne se réclamant des mouvances identitaire et
nationaliste-révolutionnaire.
Source