La phénoménologie de Michel Henry
ambitionne de dépasser les paradigmes de ses prédécesseurs pour penser
l’intériorité radicale de la vie. Le philosophe va trouver dans
l’immanence l’essence même de l’être : la vie en tant qu’elle s’affecte
elle-même dans une pure épreuve de soi. Épreuve de soi à laquelle
l’homme ne peut échapper, condamné qu’il est à souffrir et à jouir dans
l’intimité de sa chair. Dans Phénoménologie de la vie I (2003, Puf, Épiméthée),
recueil de conférences publié à titre posthume sur lequel s’appuie cet
article, Henry expose les grandes lignes de son projet.
L’effort de Michel Henry consiste à
donner à la notion de vie une centralité que l’histoire de la
philosophie avait jusque-là évacuée. Des Grecs jusqu’à Heidegger, la
métaphysique occidentale a traditionnellement pensé l’être comme se
déployant dans une pure extériorité. À cela s’ajoute la mise à distance
du sujet et de l’objet qui structurent l’ensemble des attitudes
philosophiques. Toujours, on « contemple », on « se représente » ou on a
« conscience de » quelque chose qui est hors de soi, quelque chose qui
se manifeste, qui se déploie face à soi dans l’espace et dans le temps.
Ce paradigme concerne aussi bien les objets du monde que l’ego. L’intériorité n’est jamais étudiée en tant que telle, elle est toujours projetée, exposée, représentée. «
Voilà pourquoi le concept de vie demeure suspect aux yeux de la
philosophie, non point parce que la vie serait quelque chose de vague ou
de douteux, elle, la chose la plus certaine, mais parce que la
philosophie a justement été incapable de la penser. Pourquoi ? Parce que
la vie se trouve constituée en son être le plus intime et en son
essence la plus propre comme une intériorité radicale […]. » Henry
se propose de s’intéresser à celle-ci sur un mode nouveau, capable
d’appréhender l’intimité du moi avec lui-même, de comprendre le
phénomène vital en s’émancipant des concepts de représentation ou
d’intentionnalité qui étaient ceux de ses prédécesseurs.
Pour Henry, Descartes, comme Kant, ont échoué à penser « l’intériorité radicale » de la vie : «
Descartes ne s’interroge [pas] sur la structure intérieure de la
subjectivité pour autant qu’elle est et peut être identique à la vie. » Dès la troisième Méditation, Descartes délaisse sa réflexion sur le cogito (je pense) pour celle sur le cogitatum (ce
qui est pensé). Henry indique également qu’Husserl, dans sa reprise du
projet cartésien, définit toute conscience phénoménologique comme «
conscience de », c’est-à-dire dans une permanence de l’intentionnalité,
de l’ekstase et donc de l’hors de soi. Kant, pour sa part, ne parvient
pas à concevoir l’être autrement que comme une représentation,
c’est-à-dire comme la synthèse du concept et de l’intuition. « Il en résulte que le kantisme est impuissant à fonder […] l’existence phénoménale du moi. »
Pour Henry, la phénoménalité de la vie
est particulièrement difficile à saisir puisqu’elle ne se manifeste pas
dans l’extériorité mais dans une intimité fondamentale du moi avec
lui-même. Le philosophe ne peut se représenter ce qui, par essence,
échappe à toute représentation, ce qui demeure sur le plan de la plus
stricte immanence, du pâtir de soi. En cela réside toute l’originalité
de la thèse d’Henry : la phénoménologie de la vie sera avant tout une
phénoménologie du sentir de soi. L’enjeu principal ne consistera pas,
comme chez Husserl, à comprendre la phénoménalité des choses hors de soi
(l’intentionnalité, la conscience de) mais à appréhender le phénomène
vital originel en deçà de toute ekstase, c’est-à-dire de tout écart
intentionnel créé par la représentation. « Dans la mesure où l’être
déploie son essence par l’exposition de l’ekstase, il se produit et se
propose comme un être dépourvu d’intériorité, inhabité, n’offrant jamais
de lui que ses « dehors », une surface, une plage sans épaisseur sur
laquelle le regard glisse et vient mourir. » Henry veut remédier à cette lacune de la tradition philosophique qui, dès lors qu’elle tente d’aborder l’être de l’ego dans son intériorité, dévie aussitôt vers les choses du monde ou vers l’exposition de l’ego dans le monde.
L’auto-affection
Par ailleurs, Henry est confronté à un
problème épistémologique puisque la science a fait de l’objectivation le
critère de la rationalité. Ne peut être compris et appréhendé par la
raison que ce qui est réduit au statut d’objet. C’est une tendance de
fond que Henry critiquait déjà en 1987 dans La barbarie. Car la
persistance du phénomène vital, au sens d’une irréductible
subjectivité, pose problème à la science moderne qui ne peut se déployer
qu’en mettant celui-ci hors-jeu. « La vie demeure en elle-même […] aucune face de son être ne s’offre à la prise d’un regard théorique ou sensible. »
La science galiléenne a pour objet une réalité désincarnée, purement
formelle. La vie, qui constitue l’intimité profonde de l’être, apparaît
comme son angle mort. Henry estime que le rationalisme ne s’intéresse
qu’à une réalité résiduelle et en aucun cas à la vérité de l’être et à
la condition de possibilité de l’expérience vécue. « Nul n’a jamais vu la vie et ne la verra jamais. »
Cependant, précise Henry, son caractère invisible n’appelle pas un
impératif de dévoilement synonyme, chez les Anciens, de quête de vérité.
La vie n’est pas une « non-vérité originelle qui serait au fondement de toute vérité ».
La vie n’a pas à être dévoilée, c’est-à-dire exposée à notre regard
pour être appréhendée. La vie ne peut être vue, contemplée ou théorisée.
On ne peut avoir « conscience de » la vie. « La vie se sent,
s’éprouve elle-même. Non qu’elle soit quelque chose qui aurait, de plus,
cette propriété de se sentir soi-même, mais c’est là son essence : la
pure épreuve de soi, le fait de sentir soi-même. L’essence de la vie
réside dans l’auto-affection. » L’auto-affection ne désigne pas ici
le « sens interne » dont parlait Kant et à sa suite Heidegger puisqu’il
impliquait l’horizon transcendantal de la temporalité. Le « sens
interne » était donc affecté, non pas par lui-même, mais par le temps.
Or la vie, que Michel Henry s’est donné pour tâche de comprendre, n’est
affectée que par elle-même. La vie n’est pas une représentation du moi
par lui-même dans le temps, ce n’est pas une objectivation du sujet par
lui-même. La vie est « cette auto-affection originelle en un sens
vraiment radical, au sens d’une immanence absolue exclusive de toute
rupture intentionnelle et de toute transcendance ».
Derrière ce vocabulaire complexe qui est
celui de la phénoménologie perce une évidence, quelque chose que le
sens commun peut saisir intuitivement. La vie est au fondement de l’être
puisqu’il n’y a pas d’expérience qui ne soit pas vécue. Les sentiments
et les perceptions dont nous faisons l’expérience ne sont jamais
désincarnés, ils s’inscrivent toujours dans une chair qui définit notre
humanité et sans laquelle aucune expérience ne serait possible. L’homme
n’est ni un dieu ni un robot, ni purement spirituel ni purement
matériel. L’homme est un être intermédiaire dont l’originalité
ontologique réside dans cette vie qui est union de l’âme et du corps. « Il
y a bien des choses au monde qui suscitent nos souffrances et nos
joies, mais elles ne le font que parce que souffrance et joie sont
susceptibles de prendre forme en nous comme des possibilités de notre
vie même et comme les modalités fondamentales de sa propre réalisation
[…]. » L’expérience vécue se définit fondamentalement comme un pâtir de soi.
L’homme est condamné à s’éprouver lui-même
Aux yeux de Henry, il est impossible
d’échapper à soi – nous souffrons et nous jouissons malgré nous, dans
cette chair qui est la nôtre et que nous n’avons pas choisie –, et c’est
en cela que nous sommes, à proprement parler, vivants. L’homme ne peut
se retirer de son corps pour vivre une vie de pur esprit où les
contraintes matérielles ne viendraient plus l’entraver. L’homme est
condamné à s’éprouver lui-même comme être charnel, condamné à pleurer et
à rire. Il ne peut – c’est à la fois sa grandeur et sa misère – ignorer
la souffrance et la joie. « Pour autant que la vie est acculée à
soi dans la passivité insurmontable de cette épreuve de soi qui ne peut
s’interrompre, elle est un souffrir, le « se souffrir soi-même » dans et
par lequel elle est livrée irrémédiablement à elle-même pour être ce
qu’elle est. » Le pathos fondamental qu’implique toute vie est
irréductible et échappe à la raison car il « n’est pas un postulat de la
pensée ». La souffrance (comme la joie) n’est souffrance pour l’homme
que dans la mesure où elle est éprouvée comme telle. Les explications
scientifiques qui réduisent l’expérience de la souffrance à un message
nerveux passent à côté du problème. La souffrance n’est jamais éprouvée
comme un phénomène objectif. Au contraire, elle est par excellence
l’expérience de l’irréductibilité de la subjectivité. La souffrance est
insupportable parce qu’elle est éprouvée subjectivement en tant que
phénomène vital.
Henry, dans l’élaboration de sa
phénoménologie de la vie, s’interroge également sur la temporalité qui
caractérise la vie. Dans quel temps va se déployer l’immanence radicale
du phénomène vital ? À ses yeux, si la philosophie a beaucoup progressé
au XXe siècle dans ses conceptions du temps – Bergson et
Heidegger viennent spontanément à l’esprit –, celles-ci restent marquées
par leur « irréalité ». On devine tout de suite que le passé et le
futur ne peuvent caractériser la vie, mais, selon lui, le présent
n’échappe pas l’horizon ekstatique de l’extériorité. Appréhender quelque
chose comme étant au présent, c’est déjà établir une distance qui
présuppose que cette chose a pu être au passé ou qu’elle pourra être au
futur. La présence est déjà un vis-à-vis. Henry prend l’exemple de la
préhension pour tenter de définir la temporalité propre à
l’auto-affection de la vie. L’homme se caractérise par un « Je Peux »
fondamental qui est toujours déjà là, qui n’est pas appris, qui est
toujours convoqué de manière non réflexive sans jamais par la suite être
oublié. « Dans ce demeurer en soi tous les pouvoirs de la vie
demeurent en eux-mêmes, ils se tiennent donc comme des pouvoirs
effectifs, prêts à se déployer, eux qui ne cessent de se joindre à
eux-mêmes et que je peux rejoindre, moi qui ne suis que leur être donné à
eux-mêmes, moi qui suis leur vie. » Le pouvoir primitif de
préhension ne se déploie pas selon la modalité aristotélicienne de la
puissance et de l’acte, mais dans une actualisation permanente de la vie
par elle-même sous la forme d’un pathos et d’une auto-affection «
éternelle ». La vie ne connaît pas d’avant et d’après, elle s’éprouve
elle-même dans un mouvement sans fin.
La phénoménologie de la vie est donc une proposition philosophique radicale, qui consiste à examiner l’intériorité de l’ego
pour lui-même afin d’en déceler la vie qui y réside de façon intuitive,
de renverser le paradigme traditionnel de la représentation et
d’établir l’auto-affection comme le moyen qu’a la vie de s’éprouver
elle-même dans une pure immanence. Henry tente de fonder une ontologie
nouvelle, basée sur l’irréductibilité du phénomène vital, afin de mettre
à mal les prétentions des sciences modernes qui estiment que seul un
objet peut être connu. Henry, au contraire, montre qu’il existe une
« connaissance » qui n’est pas objective, une « connaissance » qui se
révèle à nous non pas par la théorie ou le concept, mais par le sentir
de soi et l’expérience vécue. Comme le dira plus tard Jean-Luc Marion,
relisant Descartes en reprenant Henry dans ses Questions cartésiennes, la modalité de la pensée la plus importante chez l’auteur des Méditations métaphysiques n’est pas l’entendement mais le sentir. Je sens donc je suis.