Le conservatisme
Par Arthur Moeller van den Bruck
(Extrait de l'ouvrage Le troisième Reich, Sorlot, 1981, pp. 242-250)
Un métaphysicien allemand a dit : « Le conservatisme est pour moi la capacité d'affermir, toujours davantage, ce qui, en nous, est éternel. »
Ce n'est évidemment point l'opinion courante des hommes qui s'occupent de politique : ce n'est pas là l'opinion des partis politiques qui exposent leurs principes dans le presse, usent de leur tactique dans les parlements, concluent leurs compromis dans les cabinets.
Le confusion des concepts politiques n'est autre que l'expression de la confusion de notre vie. Nous confondons démocratie et démagogie, aristocratie et oligarchie, fédéralisme et particularisme, centralisation et unité, libéralisme et liberté, raison et entendement, monarchie et dictature, nation et masse ; de même, nous confondons l'idée conservatrice et sa forme politique dégénérée, qui est l'esprit réactionnaire.
Cette erreur date maintenant d'un siècle. Il y a un siècle que le conservatisme s'est donné lui-même la réputation d'être un mouvement de recul, et que les hommes d'État européens établirent en son nom une idée de l'État qui prit, aussitôt, dans ses sbires, une forme monstrueuse et devint le gendarme de la caricature, le cosaque avec son knout, l'agent de police qui, à chaque instant, vient rappeler aux citoyens leurs devoirs civiques. Cette réaction se servit partout de la violence afin de remplacer, par elle, la spiritualité qui lui faisait défaut. Il en fut de même en Autriche, quand l'État impérial devint en vieillissant une idée pâlote, dont la teinte et les rides évoquaient un visage à la Metternich, et qu'il cherchait à conserver un prestige auquel il n'avait plus aucun droit. Il en fut de même en France, sous la Restauration, alors que la seule préoccupation politique des Polignac était d'éliminer les mouvements néo-révolutionnaires ; les sectes saint-simoniennes qui, de leur utopie faisaient une religion, et organisaient au quartier latin leurs offices puérils, et plus dangereux qu'elles, les banquets de réformes électorales d'où partit le chemin qui menait aux barricades. Il en fit de même dans la Russie de la « troisième section » et de la bureaucratie, anti-nihiliste, qui fit des étudiants ses « martyrs » et les déporta dans les prisons sibériennes. Ce fut encore la Prusse qui montra le plus de modération, la Prusse qui, bien que réactionnaire, restait néanmoins un État conservateur ordonné, la Prusse qui, pas plus aujourd'hui que hier n'a mérité la réputation de violence réactionnaire qu'on lui a forgée.
L'idée réactionnaire n'est pas basée sur la violence, mais sur le pouvoir. C'est, sur la confusion de ces deux concepts de pouvoir et de violence, que repose, en dernier lieu, notre habitude irréfléchie de ne faire aucune distinction entre la réaction et le conservatisme. Les réactionnaires usent de la violence, les révolutionnaires usent de la violence – les uns contre les autres – mais n'est en cela qu'ils se touchent. Les réactionnaires usent de la violence et en abusent, car c'est le seul moyen qui leur reste quand ils ne savent plus quoi faire. Et les révolutionnaires cherchent à se rendre maître d'une puissance qui, entre leurs mains se change en violence, du fait qu'ils ne savent pas s'en servir. Le conservatisme, au contraire, cherche à s'investir un pouvoir qui ne lui soit pas échu du « dehors » et accidentellement, mais qui lui soit donné du « dedans » et qui lui revienne « de droit » ; il s'efforce d'acquérir un pouvoir sur les hommes, les peuples, la situation, les habitudes et les institutions, un pouvoir qu'il a créé lui-même en se basant sur une idée générale et qui lui confère un droit, une valeur surtemporelle.
Ce pouvoir pourrait consister en un usage purement spirituel du pouvoir, s'il n'avait pas à compter avec les imperfections humaines. Seule l'expérience des hommes a appris au conservatisme à traiter politiquement les hommes et les peuples et à sauvegarder leurs situations, leurs habitudes et leurs institutions tout en sauvegardant le pouvoir qu'il exerce sur eux. La pensée conservatrice se rend compte de la durée des choses qu'elle considère comme une loi qui règne sur le monde, au delà de tous les changements. La pensée réactionnaire reconnaît aussi cette loi, mais elle en fait une habitude et une routine, car elle confond telle forme particulière, sous laquelle se manifeste la loi, avec la loi elle-même, et, à cause de cela, tient absolument à sauvegarder cette forme. La pensée révolutionnaire, au contraire, ne tient pas compte de la durée des choses et n'admet que leur bouleversement, qu'elle pose comme une loi de l'univers. La pensée conservatrice reconnaît qu'il est des données qui demeurent toujours les mêmes, des données humaines, des données spirituelles, des données sexuelles, des données économiques. Les grands faits de l'histoire humaine restent toujours l'amour, la haine et la faim, la misère qui rend inventif, l'aventure qui attire, l'entreprise, la découverte, le conflit des hommes et des peuples, le commerce et la concurrence, le vouloir, l'ambition et enfin l'instinct de puissance. Au-dessus de tous les changements passagers règne une immuabilité éternelle qui les englobe tous comme l'espace englobe le temps.
La pensée conservatrice, elle-même, ne peut être comprise que dans l'espace. Mais l'espace appartient à un ordre supérieur. Le temps suppose l'espace. C'est dans l'espace que le réalise le temps. Et, l'on ne saurait imaginer que l'espace pût se réaliser dans le temps. L'espace est souverain. Il est divin. Le temps au contraire n'est pas indépendant. Il est terrestre, il est humain. La pensée conservatrice est absolument une pensée dans l'espace. Nous ne pouvons conserver que ce qui est spatial, non ce qui est temporel. C'est dans l'espace que se forment originellement les choses. Dans le temps elles ne font que se développer. L'espace « demeure ». Le temps « s'écoule ». C'est dans l'espace seul qu'une genèse est possible ; c'est dans l'espace seul qu'est lié tout ce qui a lien. Par contre, dans le temps, nous pouvons nous représenter un « progrès », mais ce progrès, du fait qu'il est temporelle, ne sera jamais de longue durée ; il ira, aussitôt, à la destruction et sombrera dans les écroulements, les ruines, les ensablements, après lesquels l'espace continuera, toujours, à subsister. C'est dans l'espace que naissent les choses. Dans le temps, elles se pétrifient. Ce n'est que lorsqu'un temps s'élève jusqu'à l'espace, ce n'est que lorsqu'il s'élève au-dessus de lui-même et, par les valeurs qu'il créé, qu'il acquiert une visibilité plus grande que lui-même, qu'il se transporte en l'espace qui subsiste, comprenant ainsi le temps éphémère, et regagnant ainsi, dans le sens spirituel, ce qui nous nommons l'immortalité humaine.
Le conservatisme en tant que pensée politique cherche ici à assurer les conditions qui permettent aux valeurs de croître. Il en résulte qu'il est avant tout dirigé vers l'État, vers un étatisme solide qui garantit la stabilité des valeurs. C'est là la véritable raison pour laquelle il est en butte aux attaques violentes d'un libéralisme qui ne s'efforce que de tirer un parti « utile » du temps, c'est-à-dire à en jouir. Dons, la pensée conservatrice conçoit l'histoire de l' « humanité » - qui n'est jamais apparue que sous forme de peuples et a toujours agi politiquement par leur entremise – comme une chose qui, si elle semble se produire dans le temps, n'en est pas moins spatiale en réalité. La pensée conservatrice conçoit l'histoire de l'humanité comme l'image de lois spatiales, lois immuables qui, si la révolution vient un jour les ébranler, se reconstitueront toujours, selon la politique de l'espace. Dans l'histoire d'un peuple, le temps peut changer comme il veut : ce qui est invariable est plus puissant et plus important que ce qui change, car le changement consiste toujours à enlever ou à ajouter quelque chose. Le fond invariable est la condition de tout changement et la chose qui change, quelle qu'elle soit, reviendra éternellement, son temps révolu, à ce fond invariable. La pensée conservatrice cherche donc, en contemplant cet espace, maître du monde, à répondre à la question suivante : comment la vie est-elle possible en lui ? Elle cherche à conserver les rapports nécessaires, et dans la mesure où ils constituent des conditions politiques, elle cherche à organiser d'après eux la vie politique en créant, à son tour, des rapports auxquels elle donnera un caractère sacré qui leur permettra d'être reconnus pour une longue durée ; en prenant la responsabilité du pouvoir dont elle s'empare par amour de la vie.
Le conservatisme veut réaliser ce que contient son concept : la conservation. La durée et l'établissement de rapports nécessaires sont les piliers de sa cathédrale. La sanctification et la responsabilité sont les offices de son service humain. Il exerce le pouvoir en reliant. Et ce lien constitue le secret de sa puissance. Pour elle, il a besoin de chefs inviolables, de symboles, de traditions dans lesquels s'incarne son droit au pouvoir. Il a besoin d'être reconnu non seulement par une génération, mais par une longue suite de générations, dont la vie remplit la durée pour laquelle ses liens se sont montrés efficaces et qui ont grandi sous l'égide de son pouvoir. L'idée impériale du moyen-âge et l'église catholique en ont été de grands exemples. Toute notion d'État, qui a des racines, qui a eu une croissance et a fait ses preuves, est une idée de puissance par laquelle un peuple s'assure ses conditions d'existence. Et là où il exista une véritable démocratie, cette démocratie fut la réalisation conservatrice de la volonté d'un peuple de s'affirmer dans des formes qui lui convenaient. On pourrait même penser qu'aucune forme d'État ne devrait être plus conservatrice que la forme démocratique, si toutefois ce concept n'avait pas été falsifié. Mais en réalité, tous les règnes, aussi bien politiques qu'ecclésiastiques, se sont toujours maintenus parce qu'ils ont gardé leur caractère populaire, parce qu'ils sont restés proches du peuple pour le bien duquel ils existaient, parce qu'ils étaient son expression.
Mais dès l'instant où elle est devenue libérale, depuis que le libéralisme a dégagé l'individu de tous liens, et a fait de l'État la communauté d'intérêts d'une société individualiste, dès lors, la démocratie s'est corrompue. La pensée libérale est une pensée conservatrice désagrégée ; elle est sa décomposition par le dedans, la suppression du principe de conservation sur lequel celle-ci repose. Elle conduit à la révolution et, dans la révolution elle-même, à la supplantation de la puissance traditionnelle par des pouvoirs usurpateurs qui, par la suite, se cramponneront peureusement à des principes conservateurs, ce qui équivaut à dire que ces pouvoirs seront « opportunistes » afin de maintenir leur domination. Mais là encore, le conservatisme reste basé sur une conception du monde. Le monde est perpétuellement en mouvement. Conservation et mouvement ne s'excluent pas, mais s'appellent l'un l'autre. Et ce qui est en mouvement dans le monde, ce n'est pas la force qui désagrège ; mais celle qui conserve. L'esprit révolutionnaire n'est qu'un degré plus intense du libéralisme, une désagrégation qui s'aggrave, afin de devenir une destruction.
Le révolutionnaire, nous l'avons vu, ne connaît point la conservation, mais seulement le désordre qu'il prend pour le gouvernement. Toute révolution est un signe de perturbation ; la révolution n'est pas création véritable et, par conséquent, elle ne saurait être en harmonie avec la volonté de l'homme. Le monde est conçu sous le signe de la conservation. Et s'il s'est dérangé, il se restaure aussitôt par ses propres forces : il reprend son équilibre. Tout mouvement révolutionnaire ne peut agir que dans ce sens et, à moins qu'il ne dégénère immédiatement en une réaction, la voie finit par être rendue libre pour le conservateur.
De même que le révolutionnaire confond l'ébranlement et le mouvement, de même il confond le mouvement et le « progrès » : le révolutionnaire croit que le mouvement est susceptible de se développer, d'augmenter sa vitesse, d'améliorer la qualité des valeurs qu'il créé – et cela, jusqu'à ce que soit atteinte, par degrés, pas à pas, étape en étape, une perfection humaine qu'il se représente non seulement comme désirable, mais encore comme réalisable, possible et même certaine. La pensée conservatrice n'est, au contraire, jamais utopique car elle est tournée vers le réel. Cette pensée tend à assurer la position de l'homme dans un monde dont le conservateur sait qu'il est catastrophique.
La pensée conservatrice suppose un point de vue stable que l'homme qui l'a adopté affirme en toute liberté, même quand il se trouve face à la nécessité la plus dure. Ainsi, être conservateur – non seulement au sens philosophique, mais encore dans un sens personnel et politique – c'est avoir un point de vue et ne pas s'en départir, c'est de le maintenir, c'est de le faire triompher de par la force envers le caractère libéral, lequel ne saurait avoir qu'un point de vue relatif.
Le libéral est toujours prêt à abandonner son point de vue pour en prendre un autre aussitôt que la situation générale et des considérations utilitaires l'y invitent. Il lui suffit de trouver une formule susceptible de légitimer ce changement de point de vue.
Le réactionnaire a un point de vue absolu auquel il se tient avec rigidité. Chez lui, le caractère devient de l'obstination, la vie se fige en un État ; tout s'engourdit autour de lui et en lui.
Le révolutionnaire à un point de vue chaotique qui l'emporte en tourbillonant et l'entraîne à des perspectives sans espoir. Il n'a pas de caractère, mais un tempérament qui le fait osciller de la colère la plus impétueuse à la froideur la plus glaciale et la plus cynique.
Le conservateur a un point de vue organique. La pensée conservatrice est une pensée démiurgique qui oblige l'homme doué de force créatrice à poursuivre l'œuvre du créateur et qui, en tant que pensée politique, se rapporte à la communauté des peuples.
C'est de ce pouvoir conservateur des choses, qui règle toute croissance, qu'est issu l'éternel dont parle la métaphysique allemande ; et, si nous jetons sur l'histoire un coup d'œil rétrospectif, nous le découvrons partout où de grand hommes ont créé selon les lois immuables de la nature, et nous ont transmis des valeurs. Tous les grand hommes ont été conservateurs et ont affirmé, pour la vie ce que Nietzsche affirmait, pour lui-même : « En fin de compte, je ne veux pas avoir gain de cause pour aujourd'hui ni demain, mais pour des siècles. » La pensée conservatrice est un macrocosme qui englobe le microcosme et, en tant que pensée politique, garantit le maintien de la vie. La pensée conservatrice ne croit pas « au progrès », mais elle cherche à donner à l'instant une durée.
Le réactionnaire ne crée pas. Le révolutionnaire ne fait que de détruire ou, médiateur de buts qu'il ne connaît pas lui-même, il ne fait, tout au plus, que de créer un espace nouveau. Le conservateur, lui, crée dans l'espace éternel, il donne aux phénomènes une forme sous laquelle ils peuvent survivre et conserve par l'assujettissement ce qui peut se perdre dans le monde.
La pensée conservatrice est la conscience que prend de lui-même le fait fondamental et conservateur sur lequel repose le monde.
Elle est la force qui permet l'action.