« L'économie au sens le
plus large (de la production à la consommation) passe pour l'expression
par excellence de la rationalité du capitalisme et des sociétés
modernes. Mais c'est l'économie qui exhibe de la façon la plus frappante
– précisément parce qu'elle se prétend intégralement et exhaustivement
rationnelle – la domination de l'imaginaire à tous les niveaux. » Cornélius Castoriadis in L'institution imaginaire de la société, Le seuil 1975, p. 236
L'économie
est effectivement une institution qui, dans la société capitaliste, est
devenue centrale et est parvenue à déterminer le sens et la
fonctionnalité des autres institutions tels l'État, le juridique,
l'organisation internationale, etc. Mais l'économie n'a pas seulement
pris une importance prépondérante, elle s'est surtout positionnée
d'elle-même au-dessus de toute autre activité humaine qu'elle a en fait
phagocyté au nom de la rationalité de la production et de la
consommation. C'est effectivement de façon apparemment autonome que
l'économie s'est ainsi placée au centre – et supérieurement donc – du
mouvement de la société donnant à celui-ci un rythme en phase avec ses
propres impératifs. Elle y a introduit par conséquent une rationalité
dont on peut conclure par le simple fait de ce qui précède qu'elle est
intimement dépendante du processus autonome de l'économie.
Or,
une rationalité dépendante d'une entité institutionnelle dont on sait
toute la correspondance qui la lie avec l'imaginaire d'une société,
quelle qu'elle soit, n'est pas foncièrement une rationalité, mais du
rationalisme : c'est-à-dire une « raison » que l'on se donne à agir
d'une certaine façon en harmonie avec ce qui donne à cette société un
sens, dans notre cas, l'économie. Cette rationalité est donc plus un
cache-misère qu'un véritable moyen d'accéder à plus d'autonomie,
c'est-à-dire de possibilité de s'élever par-delà des croyances, un
imaginaire, qui nous invitent à chaque instant à agir tels des robots
programmés pour le progrès économique, au travers de nos actes
quotidiens. Et elle le fait de la manière la plus sournoise qui fut
donnée à l'humanité de l'aliéner : en faisant penser que nous avons
ainsi atteint au règne de la Raison, appliquée au moyen de nous fournir
le bien-être matériel et la supériorité sur la nature, elle nous a
inculqué par là-même que nous aurions pu accéder à un état supérieur
d'humanité enfin libérée des aliénations du passé.
L'économie
nous prive en réalité de façon encore plus profonde de ce qu'il nous
serait indispensable à notre émancipation : le pouvoir, celui de penser
et d'agir. Il s'agit du pouvoir sur soi-même, de la possibilité toujours
ouverte de remettre en cause des croyances qui démontrent leur nocivité
ou leur décalage avec la réalité vécue, bref, d'évoluer, de s'élever.
Il ne nous reste que la soumission à des lois issues de ce que l'on ne
contrôle plus et qui nous apparaît tel un mécanisme implacable devant
irrémédiablement guider nos choix, nos destins, nos vies. Nous nous
trouvons enfermés dans une dynamique qui nous enjoint à devoir supporter
par nos efforts incessants le processus interminable de valorisation
d'absolument tout ce que la terre peut supporter de valorisable,
fabrication de biens comme la vie elle-même dans ce qu'elle a de plus
intime.
L'économie est
une injonction à réduire la vie à un aspect comptable, à se défaire,
dans les faits, de son humanité. L'on s'applique alors au côté pile de
la monnaie : celui du chiffre, de la valeur ! Et de ce point de vue, le
monde nous paraît entièrement se mouvoir autour des symboles de
l'économie. Un monde où le pouvoir n'est plus qu'apparence, que
soumission à l'Ordre financier et économique, matérialisé en ce début
mai 2017 par l'élection d'un nouveau président de la République
finalisant en quelque sorte la suprématie totale de la technocratie sur
le politique. Alors oui, l'économie est bel et bien une idéologie parce
qu'elle dénote d'un abandon de la responsabilité de l'homme face à des
convictions qu'il a élevé au stade d'un imaginaire transcendant.
Mais
cette idéologie n'en est pas venue à ce point subitement. Il lui fallut
passer par maintes étapes tout au long desquelles elle détruisit les
fondements imaginaires de l'ancienne société française et européenne,
catholique et organique. Des puissances ont joué un rôle dans ce grand
tournant entamé au XVIIIéme siècle, des puissances dont les symboles se
situent sur le côté face de la monnaie, la face du réel pouvoir de ceux
qui servent un tout autre dessein que celui de maintenir ouverte la
marche de l'histoire des hommes. Ce dessein est d'aboutir à la fin de
l'histoire, à la valorisation ultime de « l'homme » (ou plus exactement,
de certains hommes), au « règne de l'AntéChrist ». Il est clair
que l'argent et son accumulation indéfinie, autant que la valorisation
obscène qui s'est introduit dans tous les domaines de la vie, ont été,
et sont toujours plus que jamais les instruments d'une hégémonie d'une
classe de gens qui font vivre l'idéologie économiciste comme « moteur
invisible » d'une prise de pouvoir absolue sur le monde. Aujourd'hui,
cette « Nouvelle classe » a un besoin pressant de placer des
technocrates habiles et des experts suffisants à la tête des pouvoirs
dit « politiques », entièrement à son service et au détriment d'un
semblant de démocratie, dans le but d'entreprendre la phase finale du
contrôle idéologique total sur les esprits (d'où « l'effet Macron »).
L'individualisation extrême de la guerre de tous contre tous, principe
primordial de l'échange dans le monde économique libéral, en est un des
aspects. D'où la tendance à l'ubérisation, l'auto-entreprenariat, la
destruction de ce qui subsistait des anciennes communautés de travail,
des syndicats un tant soit peu combatifs, etc, qui ira en s'accélérant.
L'économie
est de l'idéologie, dans notre monde capitaliste, non seulement parce
qu'elle a construit notre imaginaire, mais aussi parce qu'elle est
l'arme de la soumission des peuples par laquelle le funeste projet
eschatologique du libéralisme tend peu à peu à devenir réalité... pour
ceux qui en auront mérité les clefs : les « gagnants ». Il nous faudra
donc nous permettre de regarder en face cette idéologie, de la faire
sortir de nos têtes afin de nous mesurer à elle selon de toutes autres
valeurs qui sont celles du don de soi, de la gratuité, du devoir de
s'accomplir pour enrichir l'humanité de chacune de nos personnalités.
Nous devons comprendre que nous avons toujours la possibilité de pouvoir
porter nos regards vers d'autres cieux que celui, phantasmagorique, que
nous inclinent à vénérer les forces du Mal (cupidité et
renoncement...). L'esprit de communauté, qui nous rattache à nos
lointaines origines, tout comme à nos proches, peut y avoir un rôle
certain.
Yohann Sparfell