Philippe Delbauvre |
Les sociologues français considèrent aujourd'hui que
la société française a davantage changé durant les trente dernières
années que lors des deux derniers siècles. Je ne crois pas que les
Français soient conscients de cette révolution. Cette ignorance peut
s'expliquer de multiples façons. Ainsi, le fait que le sang n'ait pas
été versé. Ainsi, le fait que nos institutions sont à peu près les
mêmes, ce depuis plus d'une cinquantaine d'années. Ainsi aussi, et pour
citer un dernier exemple puisqu'il en est d'autres, le fait qu'il faut
bien avoir connu l'état d'esprit en France d'il y a trente ans, ce qui
présuppose un certain âge, pour pouvoir constater l'involution.
La postmodernité qui chronologiquement suit, et le monde de la tradition, et celui de la modernité, peut donc être considérée comme la troisième phase dans le processus général d'involution. Si certains l'ont perçue comme simple transition, ce constat n'est nullement consensuel. Je crois qu'il s'agit plutôt d'une tendance lourde, lame de fond qui a balayé les structures préexistantes issues des mondes de la tradition et de la modernité. De par les discussions et échanges que j'ai pu avoir depuis bien longtemps, je sais que cette phase historique, que nous vivons au quotidien, est méconnue dans la mouvance. Rien de surprenant puisque à l'époque de la France campagnarde ou industrielle, les Français eux non plus, ne songeaient à cette France campagnarde ou industrielle puisque, sachant qu'ils y vivaient, cela allait de soi.
Si le XIX ème siècle avait ses propres caractéristiques, celui qui suivit fut souvent appelé ère des masses (1) (2). A témoin, fascisme et communisme, même si dans le premier cas il fut de courte durée, jouèrent un rôle majeur dans l'histoire du XX ème siècle. Ces deux idéologies furent massiques et les grands rassemblements de Pékin, Moscou et Nuremberg reposaient sur les mêmes principes totalisants. En ce sens, le XXème siècle consacra la victoire d'Hegel, idéaliste absolu et adepte des grandes synthèses explicatives s'appliquant à tous. Et ce n'est pas le fait du hasard si nous assistons depuis quelques années à un retour à Kant. Ce dernier, contrairement à Hegel, se préoccupe du sujet seul et autonome, qu'il analyse en détail. Pas de grande synthèse chez ce philosophe, ni la volonté de tout expliciter grâce à un système. Il s'adresse à l'homme isolé et responsable, nullement aux peuples comme le faisait si souvent Hegel.
On comprend donc alors bien, sachant ce qu'est la société contemporaine, le retour de Kant au premier plan.
De la France des campagnes (la tradition et la communauté/Tönnies (3)), on est passé à la France industrielle (modernité et société), avant de parvenir à la postmodernité marquée par l'émergence des tribus. Ils sont nombreux, ceux qui commettent l'erreur de qualifier encore, la France d'aujourd'hui, d'individualiste. Ce qualificatif n'est plus valide depuis plus de vingt ans. La fin des années 80 a vu la France passer de l'individualisme au tribalisme. Cela signifie que si à l'époque, on avait expliqué ce qu'allait être facebook – structure caractéristique du tribalisme - dans son mode général de fonctionnement à un sociologue, il en eut prévu le succès.
Croire que l'on puisse donc réduire le fait identitaire au Bloc de Fabrice Robert constitue donc une très grande erreur. Les structures identitaires sont aujourd'hui très nombreuses et les exemples ne manquent pas.
Les homosexuels, tout comme les identitaires du Bloc, se sont regroupés en lobby et désormais s'expriment via leur structure identitaire. Ce n'était pas le cas voilà vingt-cinq ans: on constate bien par l'intermédiaire de cet exemple ce qu'est le passage de l'individualisme au tribalisme. Ce que sont les homosexuels, en tant qu'identitaires, les transsexuels le sont aussi.
Il est absolument impossible de réaliser une liste exhaustive de l'ensemble des tribus tant elles sont nombreuses.
Lorsque l'on fait des études à bon niveau en sciences des religions, on y apprend bien sur beaucoup. C'est ainsi que les étudiants en sciences des religions savent très bien ce qu'est l'identitarisme en matière de religion. Depuis l'arrivée de l'hypermodernité, on a vu de plus en plus de personnes se réclamer, non sans ostentation, de leur religion. Cela concerne tous les monothéismes mais aussi d'autres fratries religieuses. Les sociologues, soucieux d'en savoir plus sur les uns et les autres, se sont rendu sur le terrain et ont interrogé: Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu'ils constatèrent que les uns et les autres n'avaient qu'une connaissance très sommaire de leur religion, ce malgré leur ostentation.
Il existe donc le plus souvent, un décalage flagrant entre l'appartenance à une tribu avec l'ostentation qu'elle présuppose, et la connaissance réelle des principes constituant ladite tribu. Après tout, et je demande au lecteur de se souvenir, des arabes vivant en France et habillés en djellaba voici une trentaine d'années, il n'y en avait presque pas: c'est là encore d'une autre tribu dont il s'agit dont les ressorts sont les mêmes que pour les adhérents du Bloc identitaire. On sait que la plupart des arabes vivant en France ne s'expriment pas en arabe mais par l'intermédiaire d'un patois grossier constitué d'une simple juxtaposition de mots. On pourrait croire que c'est surprenant pour des individus se réclamant de l'arabisme alors que ce n'est pas du tout le cas. Au fait, pourcentage des identitaires bretons du Bloc parlant le Breton ? Et pour les Alsaciens ? Etc...
Les études psychologiques ont montré que dans la formulation « je suis X », X pouvant prendre toutes les valeurs tribales (breton, arabe, juif, bouddhiste, ..), le mot le plus important des trois n'est pas le troisième mais le premier, c'est à dire le « je ». En tant que tel, le tribalisme n'est autre que l'extrapolation de l'individualisme qui caractérise tellement le monde de l'après guerre.
Croire qu'au motif que face à l'immigration constituée en tribus, il faille se regrouper en tribus identitaires locales est une double erreur: 1/ En se fractionnant en groupes locaux avec ses propres spécificités et donc ses intérêts exclusifs, on perd en terme de cohérence massique. 2/ On répond à l'émergence des tribus en créant de façon contradictoire d'autres tribus, acceptant de facto l'une des caractéristiques propre du Système qui se pose justement comme empilement de tribus. Il va de soi que la structure dominante a tout intérêt à voir proliférer ces tribus plutôt que d'avoir à se confronter à une opposition massique. Une tribu, parce qu'elle n'est constituée que d'un nombre relativement faible d'individus, est beaucoup moins dangereuse. Il y a aussi le fait qu'il est assez facile pour le pouvoir de faciliter l'opposition entre deux tribus, les deux alors se neutralisant. On comprend dès lors le pourquoi de l'intérêt du gouvernement pour le mariage homosexuel, écran de fumée s'il en est, permettant de faire s'affronter deux tribus. On sait très bien d'ailleurs ce qu'est l'état d'esprit homosexuel, bien peu enclin au mariage, sachant de plus que là où en Europe il a été légalisé, il n'a eu que très peu d'adeptes: l'objectif gouvernemental n'était donc pas dénué d'intérêts politiciens.
De la même façon, parce que le Système est viscéralement européen au sens où il l'entend, il joue les antagonismes locaux. Est-on bien certain que les identitaires locaux du Bloc, qu'ils soient bretons, alsaciens ou nordistes,
ont les mêmes intérêts, sachant telle ou telle proposition émanant de la structure européenne ? Il me semble plutôt que les uns ou les autres pourraient avoir vocation à accepter la proposition émanant de Bruxelles, selon les circonstances et leurs intérêts propres.
On comprend mieux dès lors la position intelligente du Front National et ce n'est pas le fait du hasard si ce mouvement a rechigné à rentrer dans la danse factice de l'opposition au mariage homosexuel. Ce n'est pas là, bien entendu, une célébration du mariage homosexuel mais plutôt, la prise de conscience du fait que le pouvoir, en célébrant l'opposition entre deux tribus, détournait le peuple global, de ce qui devait constituer ses justes préoccupations. Ce n'est pas non plus un hasard si Marine le Pen se réfère si souvent à la laïcité, court-circuitant de facto tous les identitarismes religieux. Idem pour la prise de position du Front au sujet de l'Europe où il se garde bien d'aller s'opposer à tel ou tel pays européen, préférant faire bloc face à Bruxelles, en ne se référant pas à la France des tribus, mais à l'intégralité du peuple français.
La postmodernité qui chronologiquement suit, et le monde de la tradition, et celui de la modernité, peut donc être considérée comme la troisième phase dans le processus général d'involution. Si certains l'ont perçue comme simple transition, ce constat n'est nullement consensuel. Je crois qu'il s'agit plutôt d'une tendance lourde, lame de fond qui a balayé les structures préexistantes issues des mondes de la tradition et de la modernité. De par les discussions et échanges que j'ai pu avoir depuis bien longtemps, je sais que cette phase historique, que nous vivons au quotidien, est méconnue dans la mouvance. Rien de surprenant puisque à l'époque de la France campagnarde ou industrielle, les Français eux non plus, ne songeaient à cette France campagnarde ou industrielle puisque, sachant qu'ils y vivaient, cela allait de soi.
Si le XIX ème siècle avait ses propres caractéristiques, celui qui suivit fut souvent appelé ère des masses (1) (2). A témoin, fascisme et communisme, même si dans le premier cas il fut de courte durée, jouèrent un rôle majeur dans l'histoire du XX ème siècle. Ces deux idéologies furent massiques et les grands rassemblements de Pékin, Moscou et Nuremberg reposaient sur les mêmes principes totalisants. En ce sens, le XXème siècle consacra la victoire d'Hegel, idéaliste absolu et adepte des grandes synthèses explicatives s'appliquant à tous. Et ce n'est pas le fait du hasard si nous assistons depuis quelques années à un retour à Kant. Ce dernier, contrairement à Hegel, se préoccupe du sujet seul et autonome, qu'il analyse en détail. Pas de grande synthèse chez ce philosophe, ni la volonté de tout expliciter grâce à un système. Il s'adresse à l'homme isolé et responsable, nullement aux peuples comme le faisait si souvent Hegel.
On comprend donc alors bien, sachant ce qu'est la société contemporaine, le retour de Kant au premier plan.
De la France des campagnes (la tradition et la communauté/Tönnies (3)), on est passé à la France industrielle (modernité et société), avant de parvenir à la postmodernité marquée par l'émergence des tribus. Ils sont nombreux, ceux qui commettent l'erreur de qualifier encore, la France d'aujourd'hui, d'individualiste. Ce qualificatif n'est plus valide depuis plus de vingt ans. La fin des années 80 a vu la France passer de l'individualisme au tribalisme. Cela signifie que si à l'époque, on avait expliqué ce qu'allait être facebook – structure caractéristique du tribalisme - dans son mode général de fonctionnement à un sociologue, il en eut prévu le succès.
Croire que l'on puisse donc réduire le fait identitaire au Bloc de Fabrice Robert constitue donc une très grande erreur. Les structures identitaires sont aujourd'hui très nombreuses et les exemples ne manquent pas.
Les homosexuels, tout comme les identitaires du Bloc, se sont regroupés en lobby et désormais s'expriment via leur structure identitaire. Ce n'était pas le cas voilà vingt-cinq ans: on constate bien par l'intermédiaire de cet exemple ce qu'est le passage de l'individualisme au tribalisme. Ce que sont les homosexuels, en tant qu'identitaires, les transsexuels le sont aussi.
Il est absolument impossible de réaliser une liste exhaustive de l'ensemble des tribus tant elles sont nombreuses.
Lorsque l'on fait des études à bon niveau en sciences des religions, on y apprend bien sur beaucoup. C'est ainsi que les étudiants en sciences des religions savent très bien ce qu'est l'identitarisme en matière de religion. Depuis l'arrivée de l'hypermodernité, on a vu de plus en plus de personnes se réclamer, non sans ostentation, de leur religion. Cela concerne tous les monothéismes mais aussi d'autres fratries religieuses. Les sociologues, soucieux d'en savoir plus sur les uns et les autres, se sont rendu sur le terrain et ont interrogé: Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu'ils constatèrent que les uns et les autres n'avaient qu'une connaissance très sommaire de leur religion, ce malgré leur ostentation.
Il existe donc le plus souvent, un décalage flagrant entre l'appartenance à une tribu avec l'ostentation qu'elle présuppose, et la connaissance réelle des principes constituant ladite tribu. Après tout, et je demande au lecteur de se souvenir, des arabes vivant en France et habillés en djellaba voici une trentaine d'années, il n'y en avait presque pas: c'est là encore d'une autre tribu dont il s'agit dont les ressorts sont les mêmes que pour les adhérents du Bloc identitaire. On sait que la plupart des arabes vivant en France ne s'expriment pas en arabe mais par l'intermédiaire d'un patois grossier constitué d'une simple juxtaposition de mots. On pourrait croire que c'est surprenant pour des individus se réclamant de l'arabisme alors que ce n'est pas du tout le cas. Au fait, pourcentage des identitaires bretons du Bloc parlant le Breton ? Et pour les Alsaciens ? Etc...
Les études psychologiques ont montré que dans la formulation « je suis X », X pouvant prendre toutes les valeurs tribales (breton, arabe, juif, bouddhiste, ..), le mot le plus important des trois n'est pas le troisième mais le premier, c'est à dire le « je ». En tant que tel, le tribalisme n'est autre que l'extrapolation de l'individualisme qui caractérise tellement le monde de l'après guerre.
Croire qu'au motif que face à l'immigration constituée en tribus, il faille se regrouper en tribus identitaires locales est une double erreur: 1/ En se fractionnant en groupes locaux avec ses propres spécificités et donc ses intérêts exclusifs, on perd en terme de cohérence massique. 2/ On répond à l'émergence des tribus en créant de façon contradictoire d'autres tribus, acceptant de facto l'une des caractéristiques propre du Système qui se pose justement comme empilement de tribus. Il va de soi que la structure dominante a tout intérêt à voir proliférer ces tribus plutôt que d'avoir à se confronter à une opposition massique. Une tribu, parce qu'elle n'est constituée que d'un nombre relativement faible d'individus, est beaucoup moins dangereuse. Il y a aussi le fait qu'il est assez facile pour le pouvoir de faciliter l'opposition entre deux tribus, les deux alors se neutralisant. On comprend dès lors le pourquoi de l'intérêt du gouvernement pour le mariage homosexuel, écran de fumée s'il en est, permettant de faire s'affronter deux tribus. On sait très bien d'ailleurs ce qu'est l'état d'esprit homosexuel, bien peu enclin au mariage, sachant de plus que là où en Europe il a été légalisé, il n'a eu que très peu d'adeptes: l'objectif gouvernemental n'était donc pas dénué d'intérêts politiciens.
De la même façon, parce que le Système est viscéralement européen au sens où il l'entend, il joue les antagonismes locaux. Est-on bien certain que les identitaires locaux du Bloc, qu'ils soient bretons, alsaciens ou nordistes,
ont les mêmes intérêts, sachant telle ou telle proposition émanant de la structure européenne ? Il me semble plutôt que les uns ou les autres pourraient avoir vocation à accepter la proposition émanant de Bruxelles, selon les circonstances et leurs intérêts propres.
On comprend mieux dès lors la position intelligente du Front National et ce n'est pas le fait du hasard si ce mouvement a rechigné à rentrer dans la danse factice de l'opposition au mariage homosexuel. Ce n'est pas là, bien entendu, une célébration du mariage homosexuel mais plutôt, la prise de conscience du fait que le pouvoir, en célébrant l'opposition entre deux tribus, détournait le peuple global, de ce qui devait constituer ses justes préoccupations. Ce n'est pas non plus un hasard si Marine le Pen se réfère si souvent à la laïcité, court-circuitant de facto tous les identitarismes religieux. Idem pour la prise de position du Front au sujet de l'Europe où il se garde bien d'aller s'opposer à tel ou tel pays européen, préférant faire bloc face à Bruxelles, en ne se référant pas à la France des tribus, mais à l'intégralité du peuple français.
notes: |
(2) Jean-Pierre Rioux/Jean-François Sirinelli, Le temps des masses.
(3) Ferdinand Tönnies, Communauté et société.