Archives de Synergies Européennes - 1992
L'itinéraire d'Edgar Julius Jung
par Robert Steuckers
Né
le 6 mars 1894 à Ludwigshafen, fils d'un professeur de Gymnasium, Edgar
Julius Jung entame, à la veille de la première guerre mondiale, des
études de droit à Lausanne, où il suit les cours de Vilfredo Pareto.
Quand la guerre éclate, Jung se porte volontaire dans les armées
impériales et acquiert le grade de lieutenant. A sa démobilisation, il
reprend ses études de droit à Heidelberg et à Würzburg mais participe
néanmoins aux combats de la guerre civile allemande de 1918-19. Engagé
dans le corps franc du Colonel Chevalier von Epp, il participe à la
reconquête de Munich, gouvernée par les «conseils» rouges. Jung organise
ensuite la résistance allemande contre la présence française dans le
Palatinat. En 1923, il doit quitter précipitamment les zones
occidentales occupées pour avoir trempé dans le complot qui a abouti à
l'assassinat du leader séparatiste francophile Heinz Orbis. C'est de
cette époque que date son aversion pour la personne de Hitler: ce
dernier, sollicité par Jung envoyé par Brüning, avait refusé de
rejoindre le front commun des nationaux et des conservateurs contre
l'occupation française, estimant que le «danger juif» primait le «danger
français». Pour Jung, ce refus donnait la preuve de l'immaturité
politique de celui qui allait devenir le chef du IIIième Reich. En 1925,
Jung ouvre un cabinet d'avocat à Munich. Il renonce à l'activisme
politique et rejoint la DVP nationale-libérale, un parti toléré par les
Français dans le Palatinat et qui rassemblait, là-bas, tous les
adversaires du détachement de cette province allemande. Quand Stresemann
opte pour une politique de réconciliation avec la France, dans la
foulée du Pacte de Locarno (1925), Jung se distancie de ce parti, mais
en reste formellement membre jusqu'en 1930. Il consacre ses énergies à
toutes sortes d'entreprises «métapolitiques» et d'activités «clubistes».
En effet, entre 1925 et 1933, la République de Weimar voit se
constituer un véritable réseau de clubs conservateurs qui organisent des
conférences, publient des revues intellectuelles, cherchent des
contacts avec des personnalités importantes du monde de l'économie ou de
la politique. Après avoir eu quelques contacts avec le Juniklub et le Herren-Klub
de Heinrich von Gleichen et Max Hildebert Boehm (dont il retiendra la
définition du Volk), Jung adhère et participe successivement aux
activités du Volksdeutsches Klub (de Karl Christian von Loesch), de la Nationalpolitische Vereinigung (à Dortmund) et du Jungakademisches Klub
de Munich, dont il est le fondateur. L'objectif de cette stratégie
métapolitique est de créer une nouvelle conscience politique chez les
étudiants, de manier l'arme de la science contre les libéraux et les
gauches et de fonder une éthique pour les temps nouveaux. En 1927,
paraît la première édition de son livre Die Herrschaft der
Minderwertigen (= La domination
des hommes de moindre valeur), véritable vade-mecum de la révolution
conservatrice d'inspiration traditionaliste ou jungkonservative
(que nous distinguons de ses inspirations nihiliste,
nationale-révolutionnaire, soldatique comme chez les frères Jünger,
nationale-bolchévique, völkische, etc.). Entre 1929 et 1932, paraissent
plusieurs éditions d'une nouvelle version, comptant deux fois plus de
pages, et approfondissant considérablement l'idéologie jungkonservative.
Petit à petit, pense Jung, une idéologie conservatrice et
traditionaliste, puisant dans les racines religieuses de l'Europe,
remplacera la «domination des hommes de moindre valeur», établie depuis
1789. Mais, secouée par la crise, l'Allemagne n'emprunte pas cette voie
conservatrice: le parlementarisme libéral s'effondre, plus tôt que Jung
ne l'avait prévu, mais pour laisser le chemin libre aux communistes ou
aux nationaux-socialistes. Jung constate avec amertume que le noyau
conservateur qu'il avait formé dans ses clubs ne fait pas le poids
devant les masses enrégimentées. Pour gagner du temps et barrer la route
au mouvement hitlérien, Jung estime qu'il faut soutenir le gouvernement
de Brüning. Ce gouvernement prolongerait la vie de la démocratie
libérale pendant le temps nécessaire pour former une élite
conservatrice, capable de passer aux affaires et de construire l'«Etat
organique et corporatif» dont rêvaient les droites catholiques. Pour
Jung, l'avènement du national-socialisme totalitaire serait la
conséquence logique de 1789 et non son éradication définitive par une
«éthique de plus haute valeur». En 1930-31, il rejoint les rangs de la
Volkskonservative Vereinigung, qui soutient Brüning, et cherche à la rebaptiser Revolutionär-konservative Vereinigung
pour séduire une partie de l'électorat national-socialiste. En mai
1932, Brüning tombe. Jung décide de soutenir son successeur Papen, qu'il
juge aussi falot que lui. Jung devient toutefois son conseiller. Quand
Hitler accède au pouvoir en janvier 1933, Jung prépare aussitôt les
élections de mars 1933 en organisant la campagne électorale du
Kampffront Schwarz-Weiß-Rot, visant à soutenir l'aile conservatrice du
nouveau gouvernement et à transformer la révolution nationale de Hitler,
marquée par une démagogie tapageuse, en une révolution conservatrice,
chrétienne, tranquille, sérieuse, décidée. Cette ultime tentative
connaît l'échec. Jung continue cependant à écrire les discours de von
Papen. Le 17 juin 1934, ce dernier, lors d'un rassemblement
universitaire à Marbourg, prononce un discours écrit par Jung, où
celui-ci dénonce le «byzantinisme du national-socialisme», ses
prétentions totalitaires contre-nature, ses polémiques contre l'esprit
et la raison et réclame le retour d'une «humanité véritable» qui
inaugurera l'«apogée de la culture antique et chrétienne». Le régime
réagit en interdisant la radiodiffusion du discours et la circulation de
sa version imprimée. Papen démissionne mais cède ensuite aux pressions
de la police. Jung est arrêté le 25 juin et, cinq jours plus tard, on
retrouve son cadavre criblé de balles dans un petit bois près
d'Oranienburg. Le destin de Jung montre l'impossiblité de mener à bien
une révolution conservatrice/traditionaliste à l'âge des masses.
La
domination des hommes de moindre valeur. Son effondrement et sa
dissolution par un Règne nouveau (Die Herrschaft der Minderwertigen. Ihr
Zerfall und ihre Ablösung durch ein neues Reich), 1929
Jung
a voulu faire de cet ouvrage une sorte de «bible» de la «révolution
conservatrice», une révolution qu'il voulait culturelle et annonciatrice
d'un grand bouleversement politique. S'adressant aux jeunes et aux
étudiants, Jung veut donner à son conservatisme —son Jungkonservativismus—
une dimension «révolutionnaire». Il explique que l'idéologie
progressiste a eu son sens et son utilité historique; il fallait qu'elle
brise l'hégémonie de formes mortes. Mais depuis que celles-ci ont
disparu de la scène politique, l'attitude progressiste n'a plus raison
d'être. L'idéologie du progrès n'est plus qu'une machine qui tourne à
vide. Pire, quand elle reste sur sa lancée, elle peut s'avérer
suicidaire. A la suite de la parenthèse progressiste, doit s'ouvrir une
ère de «maintien», de conservation. Le Jungkonservativismus
ne cherche donc pas à perpétuer des formes politiques dépassées. Quant
aux formes sociales et politiques actuelles, pense Jung, elles ne sont
plus des formes au sens propre du mot, mais des résidus évidés, balottés
dans le chaos de l'histoire. Jung définit ensuite son conservatisme
comme «évolutionnaire»: il vise le dépassement d'un monde vermoulu,
l'inversion radicale et positive de ses fausses valeurs. Ce travail
d'inversion/restauration est, aux yeux de Jung, proprement
révolutionnaire.
La
période qui suit la Grande Guerre est caractérisée par la crise épocale
des valeurs individualistes et bourgeoises en pleine décadence. Pour
les relayer, le Jungkonservativismus
jungien propose un recours à Dilthey et à Bergson, à Spengler, Tönnies,
Roberto Michels, Vilfredo Pareto et Nicolas Berdiaev. La crise
s'explique, en langage spenglérien, par le passage au stade de
«civilisation» qui est le couronnement de l'esprit libéral. Les liens
sociaux sont détruits et les peuples tombent sous la coupe d'une
démocratie inorganique, gérée par les «hommes de moindre valeur». Tel
est le diagnostic. Pour sortir de cette impasse, il faut restaurer les
vertus religieuses. Abandonnant ses positions initiales, lesquelles
reposaient sur une philosophie des valeurs tirée du néo-kantisme, Jung
veut désormais ancrer son «axiome de l'immuabilité de la pulsion
métaphysique» dans un discours théologisé. Deux philosophes de la
religion contribuent à le faire passer du néo-kantisme au
néo-théologisme: Nicolas Berdiaev et Leopold Ziegler (qui deviendra son
ami personnel). Jung embraye sur l'idée de Berdiaev qui évoque le fin
imminente de l'époque moderne qui a vu le triomphe de l'irreligion. Pour
Jung comme pour Berdiaev ou Ziegler, l'époque qui succèdera au
libéralisme moderne sera un «nouveau Moyen Age» pétri de religion,
réchristianisé. Eliminant les catastrophes de l'individualisme, ce
nouveau «Moyen Age» restaure une holicité (Ganzheit),
un universalisme dans le sens où l'entendait Othmar Spann, un
«organicisme» historique et non biologique. Cette dernière position
distingue Jung des nationalistes de toutes catégories. En effet, il
rejette le concept de «nation» comme «occidental», c'est-à-dire
«français» et révolutionnaire, libéral et atomiste. Dans ce concept de
«nation», domine le rationalisme raisonneur de l'idéologie des Lumières.
Les «nations», dans ce sens, sont les peuples malades ou morts. Les
peuples qui n'ont pas subi l'emprise de l'idéologie nationale, qui est
d'essence révolutionnaire et est donc perverse, sont vivants, conservent
au fond d'eux-mêmes des énergies intactes et demeurent les «porteurs de
l'histoire». Jung relativise ainsi au maximum la valeur attribuée à
l'Etat national, fermé sur lui-même. Les concepts-clé sont pour lui ceux
de peuple (Volk) et de Reich.
Cette dernière instance, supra-nationale et incarnation politique du
divin sur la Terre, est une idée d'ordre fédérative, tout à fait adaptée
à l'espace centre-européen. De là, elle devra être étendue à l'ensemble
du continent européen, de façon à instaurer un europäischer Staatenbund
(une fédération des Etats européens). Sur le plan spirituel, l'idée de
Reich est le seul barrage possible contre le processus de morcellement
rationaliste et nationaliste. Les Etats-Nations reposent sur un fait
figé rendu immuable par coercition, tandis que le Reich
est un mouvement perpétuel dynamique qui travaille sans interruption
les matières «peuples». Pour Jung, né protestant mais devenu catholique
de fait, l'idée nationale est une tradition protestante en Allemagne,
tandis que l'idée dynamique de Reich est une idée catholique. Sur le plan intérieur, ce Reich
fédératif est organisé corporativement. A la place du Parlement et du
suffrage universel, Jung suggère l'introduction d'une représentation
populaire corporative et d'un droit de vote échelonné et différencié.
L'organisation intérieure de son Reich
idéal, Jung la calque sur les idées du sociologue et philosophe
autrichien Othmar Spann. C'est le talon d'Achille de son idéologie:
cette organisation corporative ne peut s'appliquer dans un Etat moderne
et industriel. Son appel à l'ascèse et au sacrifice ne pouvait nullement
mobiliser les Allemands de son époque, durement frappés par
l'inflation, la crise de 29, la famine du blocus et les dettes de
Versailles.
(Robert Steuckers).
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Bibliographie: Die geistige Krise des jungen Deutschland, 1926
(discours, 20 p.); Die Herrschaft der Minderwertigen. Ihr Zerfall und
ihre Ablösung, 1927 (XIV + 341 pages); Die Herrschaft der
Minderwertigen. Ihr Zerfall und ihre Ablösung durch ein neues Reich,
1929 (2ième éd.), 1930 (3ième éd.) (692 pages); Föderalismus aus
Weltanschauung, 1931; Sinndeutung der deutschen Revolution, 1933; une
copie du mémoire rédigé par E.J. Jung à l'adresse de Papen en avril 1934
se trouve à l'Institut für Zeitgeschichte
de Munich, archives photocopiées 98, 2375/59 et chez Edmund Forschbach,
ami et biographe d'E.J. Jung (cf. infra); d'après Karlheinz Weißmann
(cf. infra), Jung serait l'auteur de la plupart des textes contenus dans
le recueil de discours de Franz von Papen intitulé Apell an das
deutsche Gewissen. Reden zur nationalen Revolution. Schriften an die
Nation, Bd. 32/33, Oldenburg i.O., 1933.
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Principaux articles de philosophie politique: 1) Dans la revue Deutsche
Rundschau: «Reichsreform» (nov. 1928); «Der Volksrechtsgedanke und die
Rechtsvorstellungen von Versailles» (oct. 1929); «Volkserhaltung» (mars
1930); «Aufstand der Rechten» (1931, pp.81-88); «Neubelebung von
Weimar?» (juin 1932); «Revolutionäre Staatsführung» (oct. 1932);
«Deutsche Unzulänglichkeit» (nov. 1932); «Verlustbilanz der Rechten»
(1/1933); «Die christiliche Revolution» (sept. 1933, pp. 142-147);
«Einsatz der Nation» (1933, pp. 155-160); 2) Dans les Schweizer
Monatshefte: 1930/31: Heft 1, p. 37, Heft 7, p. 321; 1932/33: Heft 5/6,
p. 275; 3) Dans la Rheinisch- Westfälische Zeitung,
où Jung utilisait le pseudonyme de Tyll, voir les dates suivantes:
1/1/1930; 5/3/1930; 5/4/1930; 24/4/1930; 2/5/1930; 31/5/1930;
12/10/1930; 8/11/1930; 30/12/1930; 28/1/1931; 7/2/1931; 4/3/1931;
1/4/1931; 10/4/1931; 1/8/1931; été 1931; 15/3/1932; 4) Dans les Münchner
Neueste Nachrichten, voir les dates suivantes: 20/3/1925; 28/1/1930; 23/11/1930; 3/1/1931; 25/7/1931; 4/7/1931; 5) Dans les Süddeutsche Monatshefte: «Die Tragik der Kriegsgeneration», mai 1930, pp. 511-534; 6) Dans Die Laterne: «Was ist liberal?», Folge 6, 6/5/1931.
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Participation à des ouvrages collectifs: «Deutschland und die
konservative Revolution», in E.J. Jung, Deutsche über Deutschland. Die
Stimme des unbekannten Politikers, Munich, 1932, pp. 369-383; on signale
également une contribution d'E.J. Jung («Die deutsche Staatskrise als
Ausdruck der abandländischen Kulturkrise») dans Karl Haushofer et Kurt
Trampler (éd.), Deutschlands Weg an der Zeitenwende, Munich, 1931; le
livre signé par Leopold Ziegler, Fünfundzwanzig Sätze vom Deutschen
Staat (Berlin, 1931) serait en fait dû à la plume de Jung.
-
Sur Edgar Julius Jung: Leopold Ziegler, Edgar Julius Jung. Denkmal und
Vermächtnis, Salzbourg, 1955; «Edgar Jung und der Widerstand» in Civis 59, Bonn, Nov. 1959; Friedrich Grass, «Edgar Julius Jung (1894-1934)», in Kurt Baumann (éd.), Pfälzer Lebensbilder, Bd. 1, Spire, 1964; Karl Martin Grass, Edgar Julius Jung, Papenkreis und Röhmkrise 1933-1934,
dissertation phil., Heidelberg, 1966; Bernhard Jenschke, Zur Kritik der
konservativ-revolutionäre Ideologie in der Weimarer Republik.
Weltanschauung und Politik bei Edgar Julius Jung,
Munich, 1971 (avec une bibliographie reprenant 79 articles importants
d'E.J. Jung); Karl-Martin Grass, «Edgar J. Jung», in Neue Deutsche
Biographie, 10. Bd., Berlin, 1974; Joachim Kaiser, Konservative
Opposition gegen Hitler 1933/34. Edgar Julius Jung und Ewald von
Kleist-Schmenzin, Texte non publié d'un séminaire de l'Université
d'Aix-la-Chapelle, 1984; Edmund Forschbach, Edgar J. Jung, ein
konservativer Revolutionär 30. Juni 1934,
Pfullingen, 1984; Gilbert Merlio, «Edgar Julius Jung ou l'illusion de
la "Révolution Conservatrice"», in Revue d'Allemagne, tome XVI, n°3,
1984; Karlheinz Weißmann, «Edgar J. Jung» in Criticón, 104, 1987, pp.
245-249; Armin Mohler, Die Konservative Revolution in Deutschland
1918-1932. Ein Handbuch, 3ième éd., Darmstadt, 1989.
-
Pour comprendre le contexte historique: Klemens von Klemperer,
Konservative Bewegungen zwischen Kaiserreich und Nationalsozialismus,
Munich/Vienne, 1957; Erasmus Jonas, Die Volkskonservativen 1928-1933,
Düsseldorf, 1965; Theodor Eschenburg, «Hindenburg, Brüning, Groener,
Schleicher», in Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte, 9. Jg. 1961, 1;
Kurt Sontheimer, Antidemokratisches Denken in der Weimarer Republik,
Munich 1962; Franz von Papen, Vom Scheitern einer Demokratie 1930-1933,
Mayence, 1968; Klaus Breuning, Die Vision des Reiches. Deutscher
Katholizismus zwischen Demokratie und Diktatur, Munich, 1969; Volker
Mauersberger, Rudolf Pechel und die «Deutsche Rundschau» 1919-1933. Eine
Studie zur konservativ-revolutionären Publizistik in der Weimarer
Republik, Brème, 1971; Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires, Paris,
1972; Martin Greiffenhagen, Das Dilemma des Konservatismus in
Deutschland, Munich, 1977.