Le théoricien de la très grande Europe
Le théoricien de la très grande Europe
par Georges FELTIN-TRACOL
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Comme
lors de la chronique de février dernier, il ne sera pas aujourd’hui
question d’une figure européenne, mais d’une personnalité déjà évoquée à
l’occasion de la deuxième chronique en date du 31 janvier 2017, à
savoir Jean Thiriart (1922 – 1992).
La sortie en 2016 dans la collection « Qui suis-je ? » chez Pardès de Thiriart par Yannick Sauveur suscita un regain de curiosité autour de ses idées. Jusqu’alors, on ne disposait que d’Un Empire de quatre cents millions d’hommes, l’Europe. La naissance d’une nation, au départ d’un parti historique
chez Avatar sorti en 2007. Paru à l’origine en 1964, cet essai qui
présente quelques points toujours actuels par exemple « pas de liberté
politique individuelle sans indépendance économique personnelle (p. 108)
» n’en demeure pas moins daté.
Ne
disposer que de ce seul ouvrage aurait été préjudiciable pour
l’activisme grand-européen si les excellentes éditions nantaises Ars
Magna n’avaient pas produit un fantastique effort de publication sur et
autour de Jean Thiriart. Le prophète de la grande Europe, Jean Thiriart
(2018, 484 p., 32 €) contient des entretiens (dont un, célèbre, avec
Juan Peron en exil à Madrid), des articles de Thiriart ainsi que quatre
textes sur lui. L’empire qui viendra (2018, 168 p., 28 €)
comprend une préface de Claudio Mutti, un entretien méconnu de Thiriart
en 1987 et divers textes géopolitiques. L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin
(2018, 191 p., 28 €) se compose, en dehors de quelques entretiens,
d’articles du milieu des années 1980 et la version écrite d’une fameuse
discussion à Moscou en août 1992 avec Egor Ligatchev, responsable d’une
faction conservatrice au sein du Parti communiste russe. S’y trouvent
aussi des notes d’un essai inachevé consacré à un hypothétique ensemble
euro-soviétique. À la fin de l’année 2018 est cependant paru aux
Éditions de la plus grande Europe L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin, préfacé et annoté par Yannick Sauveur (2018, 337 p., 25 €), soit la version intégrale d’esquisses parfois bien avancées.
Il
est indéniable que Jean Thiriart soutenait des positions hétérodoxes au
sein de l’anticonformisme intellectuel. Athée résolu, ce faustien – il
préférait cependant le terme de « prométhéen » – affirme sans ambages
que « le politique, c’est la gestion intelligente de l’homme tel qu’il
est, pour ce qu’il est. C’est un effort qui doit tendre à une société
cohérente, solidaire, cohésive, efficace, en évolution constante
(version de Yannick Sauveur, p. 164) ».
Cet
infatigable militant qui connut l’aisance professionnelle et la
quiétude privée ne cessa d’agir en faveur d’une union géopolitique
continentale paneuropéenne réelle. Reconnaissant volontiers sa dette à
l’égard du penseur libéral Vilfredo Pareto, ce lecteur attentif de
Machiavel considérait que « l’Union soviétique a hérité du destin
historique de la principale puissance continentale (version d’Ars Magna,
p. 96) ». Dès 1979, il salue l’intervention de l’Armée Rouge en
Afghanistan. Dans « L’Union soviétique dans la pensée de Jean Thiriart
», José Cuadrado Costa le range parmi les nationaux-bolcheviks, ce qui
est quelque peu réducteur. Jean Thiriart savait dépasser les clivages, y
compris au sein des droites radicales.
Rares
sont en effet ceux qui effectuent à ces temps de relance de la Guerre
froide « une critique positive de l’URSS (version de Yannick Sauveur, p.
185) » et pensent que « l’agrandissement de l’URSS vers Dublin et Cadix
relève de la perspective historique (Idem, p. 188) ». Jean
Thiriart croît que « l’Empire euro-soviétique sera une construction
géopolitique parfaite comme le fut l’Empire romain, comme l’était la
première République pour Sieyès. Conception de géohistorien chez moi,
dénuée de toute passion (Id., p. 69) ». Il regrette en revanche que
l’Union soviétique n’ait pas annexé après 1945 la Pologne, la Roumanie,
la Yougoslavie, la Hongrie, l’Allemagne de l’Est, etc. La Bulgarie a
failli devenir en 1979 une 16e république soviétique… « La
forme grand-européenne exige plusieurs modifications des concepts ou
habitudes mentales communistes, écrit Jean Thiriart : la stupide et
dangereuse théorie des nationalités (multi-nationalités) doit faire
place à la supranationalité, l’Empire (version d’Ars Magna, p. 66). »
Il
parie enfin que « l’Empire euro-soviétique – une nécessité pour l’URSS –
ne sera pas possible en l’absence d’un nouveau concept, celui d’imperium euro-soviétique.
Il se charpente autour de deux règles : la garantie de l’«
omnicitoyenneté » et l’État-Nation extensif grâce à un “ nationalisme
politique ” (“ peuple politique ” opposé en tant que tel à peuple
racial, à peuple linguistique, à peuple religieux, à peuple culturel,
etc.) (version de Yannick Sauveur, p. 223) », ce qui implique à l’instar
du modèle républicain laïque assimilationniste français qu’il ne cesse
d’admirer une forme restreinte de cosmopolitisme, voire un mondialisme
relatif et partiel, dans le cadre d’un grand espace continental
représenté par cette République impériale euro-soviétique.
Remarquable
doctrinaire grand-européen, Jean Thiriart s’inspirait finalement de
l’exemple national et républicain turc. Son vœu le plus cher aurait-il
été de devenir le Mustapha Kemal Atatürk de la très grande Europe ?
Au revoir et dans quatre semaines pour une chronique consacrée à une nouvelle grande figure européenne.
Georges Feltin-Tracol
• Chronique diffusée le 23 avril 2019 à Radio Courtoisie dans le cadre du « Libre-Journal des Européens » de Thomas Ferrier.