« “Avant moi le néant, après moi le déluge” semble être devenu la devise préférée d’une nouvelle classe dirigeante dont le style de vie est marqué par le rejet des valeurs communautaires, le mépris des traditions populaires, la fascination pour le marché, la tyrannie de la mode, le nomadisme, l'insatisfaction assouvie dans la consommation de la marchandise, l'obsession de l'apparence physique, le culte du spectacle, du succès et de la renommée. Ortega disait que la désertion des minorités n'est que l'envers de la révolte des masses. »
Polémia livre à ses lecteurs une belle analyse critique d’Arnaud Imatz consacrée à Ortega y Gasset et à la « Révolte des masses ». Nos lecteurs trouveront ci dessous la critique de l’œuvre maitresse d’Ortega y Gasset et en PDF (voir en fin d’article) l’intégralité de l’article d’Arnaud Imatz.
La révolte des masses : une vision aristocratique de la société
Dans La rebelión de las masas
Ortega soutient que la société, organisation hiérarchique normale et
spontanée de la vie humaine, est fondée sur l'inégalité psycho-vitale
des membres qui la composent. La société est toujours aristocratique
parce que l'aristocratie n'est pas un État ou une classe mais un
principe spirituel, indestructible par nature, qui agit dans le monde
sous différente forme. « Une société sans aristocratie, sans minorité
éminente, n'est pas une société ». L'homme exemplaire n'est pas un homme
né avec des privilèges et des droits refusés aux autres, c'est
simplement l'homme capable d'une plus grande vision et d'un plus grand
effort que le reste du genre humain. C'est celui qui rejette les
croyances et usages insatisfaisants, qui se rebelle pour construire et
non pas pour détruire.
Avec une pléiade d'auteurs
traditionalistes, nationalistes, conservateurs-révolutionnaires,
anarcho-syndicalistes, libéraux et socialistes élitistes, Ortega partage
une même confiance en la vertu des minorité « éclairées », « éminentes »
ou « sélectives ». « Contrairement à ce que l'on croit habituellement,
écrit-il, c'est l'être d'élite et non la masse qui vit "essentiellement"
dans la servitude. Sa vie lui paraît sans but s'il ne la consacre au
service de quelques obligations supérieures. Aussi la nécessité de
servir ne lui apparaît-elle pas comme une oppression, mais au contraire,
lorsque cette nécessité lui fait défaut, il se sent inquiet et invente
de nouvelles règles plus difficiles, plus exigeantes qui l'oppriment ».
La liberté c’est au fond la possibilité de choisir ses chaînes.
Pour Ortega, le nivellement par le bas à
partir de l'élimination des meilleurs n'a rien à voir avec la
démocratie. Il ne reflète au contraire que hargne et ressentiment.
L'idée que l´égalité politique doit s'accompagner d'égalité dans tout le
reste de la vie sociale est erronée et dangereuse. Une société vraiment
démocratique doit tenir compte des différences individuelles pour ne
pas sombrer dans le règne de la vulgarité et de la médiocrité.
L’homme masse
Selon Ortega, l'Europe traverse la plus
grave crise que les nations, les peuples et les cultures puissent pâtir:
la révolte des masses. L'homme-masse est un type d'homme qui apparait
dans toutes les classes d'une société. Il représente à la fois le
triomphe et l'échec de l'ethos bourgeois. C'est l'individu qui refuse
toute forme de supériorité et se sent le droit inné d'exiger toutes
sortes de commodités ou d'avantages de la part d'un monde auquel il
n'estime ne rien devoir. Il ne se croit pas meilleur que les autres,
mais il nie que les autres soient meilleurs que lui. C'est l'« homme
moyen », qui « n'a que des appétits », « ne se suppose que des droits »
et « ne se croit pas d'obligations ». C'est « l'homme sans la noblesse
qui oblige ». C'est l'homme en qui « manque tout simplement la morale,
laquelle est toujours, par essence, un sentiment de soumission à quelque
chose, la conscience de servir et d'avoir des obligations ». A l'opposé
de l'homme masse, Ortega affirme que l'homme noble ou exemplaire vit au
service d'un idéal. Il est celui qui exige d'abord tout de lui même. «
L'homme d'élite, dit-il, n'est pas le prétentieux qui se croit
supérieur aux autres, mais bien celui qui est plus exigeant pour lui que
pour les autres, même lorsqu'il ne parvient pas à réaliser en lui ses
aspirations supérieures ».
Indiscipline des masses, démission des élites
Venons en enfin à son diagnostic de la
crise historique que l'altération de la hiérarchie des valeurs et le
désordre de la structure sociale manifestent. La raison en est double:
d'une part, l'indiscipline des masses, d'autre part, la démission des
élites. C'est parce que les minorités échouent dans leurs tâches
d'orientation, d'éducation, de découverte et de direction que les masses
se rebellent ou refusent toute responsabilité historique. Tôt ou tard
l’aristocratie engendre une philosophie de l'égalité et la philosophie
de l'égalité conduit au règne de nouveaux seigneurs.
Publié au début des années trente du siècle passé, La révolte des masses contient
une étonnante et « prophétique » défense de l’Europe unie, communauté
de destin dans laquelle les diverses nations peuvent fusionner sans
perdre leurs traditions et leurs cultures. Ortega voit dans l’union de
l’Europe la seule possibilité d’éviter la décadence, car le vieux
continent a perdu son hégémonie historique au bénéfice des États-Unis et
de l’URSS. Homogénéité et diversité sont, selon lui, les deux faces de
la société européenne. L’Europe est à l’évidence une société plurielle,
elle est une pluralité de peuples et de nations, non pas du fait
d’inévitables flux migratoires, comme on le dit aujourd’hui, mais en
raison de racines historico-culturelles. Pour Ortega, les racines
européennes sont avant tout gréco-latines, chrétiennes et germaniques.
De la révolte des masses à la révolte des élites
Plus de soixante ans après la première publication de La révolte des masses,
l'historien et politologue américain Christopher Lasch a complété et
renouvelé la thèse d'Ortega y Gasset. Dans un ouvrage fondamental, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (La révolte des élites et la trahison de la démocratie)
(1994), Lasch a montré que les attitudes mentales de l'homme masse sont
désormais plus caractéristiques des classes supérieures que des classes
moyennes et basses.(*) « Avant moi le néant, après moi le déluge »
semble être devenu la devise préférée d’une nouvelle classe dirigeante
dont le style de vie est marqué par le rejet des valeurs communautaires,
le mépris des traditions populaires, la fascination pour le marché, la
tyrannie de la mode, le nomadisme, l'insatisfaction assouvie dans la
consommation de la marchandise, l'obsession de l'apparence physique, le
culte du spectacle, du succès et de la renommée. Ortega disait que la
désertion des minorités n'est que l'envers de la révolte des masses.
Arnaud Imatz
12/03/2011
(*) Le livre de Christopher Lasch a été traduit et publié en France en 1996 (voir : La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Avant-propos de Jean-Claude Michéa, Castelnau-le-Lez, Climats, 1996).