Martin Heidegger
Essais et conférences
LA QUESTION DE LA TECHNIQUE
[1953] (Éd.
Gallimard, trad. André Préau, 1958, p. 9-48)
Dans ce qui
suit nous questionnons au sujet de la
technique. Questionner, c’est travailler à un chemin, le construire. C’est
pourquoi il est opportun de penser avant tout au chemin et de ne pas s’attacher
à des propositions ou appellations particulières. Le chemin est un chemin de la
pensée. Tous les chemins de la pensée conduisent, d’une façon plus ou moins
perceptible et par des passages inhabituels, à travers le langage. Nous
questionnons au sujet de la technique
et voudrions ainsi préparer un libre rapport à elle. Le rapport est libre,
quand il ouvre notre être (Dasein) à
l’essence (Wesen) de la technique. Si
nous répondons à cette essence, alors nous pouvons prendre conscience de la
technicité dans sa limitation.
La technique n’est
pas la même chose que l’essence de la technique. Quand nous recherchons l’essence
de l’arbre, nous devons comprendre que ce qui régit tout arbre en tant qu’arbre
n’est pas lui-même un arbre qu’on puisse rencontrer parmi les autres arbres.
De même l’essence
de la technique n’est absolument rien de technique. Aussi ne percevrons-nous
jamais notre rapport à l’essence de la technique, aussi longtemps que nous nous
bornerons à nous représenter la technique et à la pratiquer, à nous en
accommoder ou à la fuir. Nous demeurons partout enchaînés à la technique et
privés de liberté, que nous l’affirmions avec passion ou que nous la niions
pareillement. Quand cependant nous considérons la technique comme quelque chose
de neutre, c’est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car
cette conception, qui jouit aujourd’hui d’une faveur toute particulière, nous
rend complètement aveugles en face de l’essence de la technique.
On a longtemps
enseigné que l’essence d’une chose est ce
que cette chose est. Nous
questionnons au sujet de la technique, quand nous demandons ce qu’elle est. Un
chacun connaît les deux réponses qui sont faites à cette question. D’après l’une,
la technique est le moyen de certaines fins. Suivant l’autre, elle est une
activité de l’homme. Ces deux manières de caractériser la technique sont
solidaires l’une de l’autre. Car poser des fins, constituer et utiliser des
moyens, sont des actes de l’homme. La fabrication et l’utilisation d’outils, d’instruments
et de machines font partie de ce qu’est la technique. En font partie ces choses
mêmes qui sont fabriquées et utilisées, et aussi les besoins et les fins
auxquels elles servent. L’ensemble de ces dispositifs est la technique. Elle
est elle-même un dispositif (Einrichtung),
en latin un instrumentum.
La
représentation courante de la technique, suivant laquelle elle est un moyen et
une activité humaine, peut donc être appelée la conception instrumentale et
anthropologique de la technique.
Qui voudrait
nier qu’elle soit exacte ? Elle se conforme visiblement à ce que l’on a
sous les yeux lorsqu’on parle de technique. La conception instrumentale de la
technique est même exacte d’une façon si peu rassurante qu’elle est aussi
applicable à la technique moderne, dont on affirme d’ailleurs, avec un certain
droit, que par rapport à la technique artisanale antérieure elle est quelque
chose de tout à fait autre, donc de nouveau. Une centrale électrique, elle
aussi, avec ses turbines et ses dynamos, est un moyen construit par l’homme
pour une fin posée par l’homme. L’avion à réaction, la machine à haute
fréquence, sont des moyens pour des fins. Naturellement une station de radar
est moins simple qu’une girouette. Naturellement, la construction d’une machine
à haute fréquence exige le jeu combiné de différents procédés de la technique
industrielle. Naturellement, une scierie travaillant dans une vallée perdue de
la Forêt-Noire est un moyen primitif, comparée à la centrale électrique du
Rhin.
Il demeure
exact que la technique moderne soit, elle aussi, un moyen pour des fins. C’est
pourquoi la conception instrumentale de la technique dirige tout effort pour
placer l’homme dans un rapport juste à la technique. Le point essentiel est de
manier de la bonne façon la technique entendue comme moyen. On veut, comme on
dit, « prendre en main » la technique et l’orienter vers des fins
« spirituelles ». On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le
maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper
au contrôle de l’homme.
Mais supposons
maintenant que la technique ne soit pas un simple moyen : quelles chances
restent alors à la volonté de s’en rendre maître ? Nous disions pourtant
que la conception instrumentale de la technique était exacte ; et elle l’est
bien aussi. La vue exacte observe toujours, dans ce qui est devant nous,
quelque chose de juste. Mais, pour être exacte, l’observation n’a aucun besoin
de dévoiler l’essence de ce qui est devant nous. C’est là seulement où pareil
dévoilement a lieu que le vrai se produit. C’est pourquoi ce qui est simplement
exact n’est pas encore le vrai. Ce dernier seul nous établit dans un rapport
libre à ce qui s’adresse à nous à partir de sa propre essence. La conception
instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle donc pas encore
son essence. Afin de parvenir jusqu’à celle-ci ou du moins de nous en
approcher, il nous faut chercher le vrai à travers l’exact. Il nous faut
demander : qu’est-ce que le caractère instrumental lui-même ? De quoi
relèvent des choses telles qu’un moyen et une fin ? Un moyen est ce par
quoi quelque chose est opéré et ainsi obtenu. Ce qui a un effet comme
conséquence, on l’appelle cause. Mais ce par le moyen de quoi une autre chose
est opérée n’est pas seul à être une cause. La fin, selon laquelle la nature
des moyens est déterminée, est aussi regardée comme cause. La où des fins sont
recherchées et des moyens utilisés, où l’instrumentalité est souveraine, là
domine la causalité.
Depuis des
siècles, la philosophie enseigne qu’il y a quatre causes : 1e la causa materialis, la
matière avec laquelle, par exemple, on fabrique une coupe d’argent ; 2e la
causa formalis, la forme, dans laquelle entre la matière ; 3e la causa finalis, la fin, par exemple le sacrifice, par lequel sont
déterminées la forme et la matière de la coupe dont on a besoin ; 4e la causa efficiens, celle qui produit l’effet, la coupe réelle
achevée : l’orfèvre. Ce qu’est la technique, représentée comme moyen, se
dévoilera lorsque nous aurons ramené l’instrumentalité à la quadruple
causalité.
Mais si la causalité, de son
côté, cachait dans l’obscurité ce qu’elle est ! À vrai dire, depuis des
siècles, on fait comme si la doctrine des quatre causes était une vérité tombée
du ciel et qu’elle fût claire comme le jour. Le moment, toutefois, pourrait
être venu de demander : pourquoi y a-t-il précisément quatre causes ?
quand on parle d’elles, que veut dire à proprement parler le mot
« cause » ? À partir de quoi le caractère causal des quatre causes se détermine-t-il d’une façon si
une qu’elles soient solidaires les unes des autres ?
Aussi longtemps que nous n’attaquons
pas ces questions, la causalité, et avec elle l’instrumentalité, et avec
celle-ci la conception courante de la technique, demeurent obscures et
flottantes.
La coutume, depuis
longtemps, est de représenter la cause comme ce qui opère. Opérer veut dire
alors : obtenir des résultats, des effets. La causa efficiens, l’une
des quatre causes, marque la causalité d’une façon déterminante. Cela va si
loin que l’on ne compte plus du tout la causa
finalis, la finalité, comme rentrant
dans la causalité. Causa, casus se rattachent au verbe cadere, tomber, et signifient ce qui
fait en sorte que quelque chose dans le résultat « échoie » de telle
ou telle manière. La doctrine des quatre causes remonte à Aristote. Cependant
tout ce que les époques ultérieures cherchent chez les Grecs sous la
représentation et l’appellation de « causalité » n’a, dans le domaine
de la pensée grecque et pour elle, rien de commun avec l’opérer et l’effectuer.
Ce que nous nommons cause (Ursache),
ce que les Romains appelaient causa,
se disait chez les Grecs aition : ce qui répond d’une autre chose. Les
quatre causes sont les modes, solidaires entre eux, de l’« acte dont on
répond » (Verschulden). Un
exemple peut éclairer ceci.
L’argent est ce de quoi la
coupe d’argent est faite. En tant que cette matière (ulh), il est
co-responsable de la coupe. Celle-ci doit à l’argent ce de quoi elle est faite,
elle l’a grâce à lui. Mais elle ne reste pas seulement redevable envers l’argent.
En tant que coupe, ce qui est redevable envers l’argent apparaît sous l’aspect
extérieur d’une coupe, et non sous celui d’une agrafe ou d’un anneau. Il est
donc en même temps redevable à l’aspect (eidoV) de sa forme de coupe. L’argent,
dans lequel est entré l’aspect d’une coupe, l’aspect, sous lequel apparaît la
chose d’argent, sont tous deux, à leur manière, co-responsables de la coupe
sacrificielle.
Un troisième facteur,
cependant, demeure avant tout responsable de la coupe. C’est ce qui l’inclut au
préalable dans le domaine de la consécration et de l’offrande. Elle est ainsi
définie comme chose sacrificielle. Ce qui dé-finit termine la chose. La chose
ne cesse pas avec cette « fin », mais commence à partir d’elle comme
ce qu’elle sera après la fabrication. Ce qui en ce sens termine et achève se
dit en grec teloV, mot qu’on traduit trop fréquemment par « but » et
« fin » et qu’ainsi on interprète mal. Le teloV est responsable de ce
qui comme matière et de ce qui comme aspect est co-responsable de la coupe
sacrificielle.
Un quatrième facteur enfin
répond aussi de la présence et de la disponibilité de la coupe sacrificielle
achevée : c’est l’orfèvre ; mais nullement en ceci que par son
opération il produit la coupe sacrificielle achevée comme effet d’une
fabrication : nullement en tant que causa
efficiens.
La doctrine d’Aristote ne
connaît pas la cause que ce nom désigne, pas plus qu’elle n’emploie un terme
grec correspondant.
L’orfèvre considère et il
rassemble les trois modes mentionnés de l’« acte dont on répond » (Verschulden). Considérer (überlegen) se dit en grec legein, logoV
et repose dans l’apofainesqai, dans le faire-apparaître. L’orfèvre est
co-responsable comme ce à partir de quoi la pro-duction et le reposer-sur-soi
de la coupe sacrificielle trouvent et conservent leur première émergence. Les
trois modes précités de l’« acte dont on répond » doivent à la
réflexion de l’orfèvre d’apparaître et d’entrer en jeu dans la production de la
coupe ; ils lui doivent aussi la manière dont ils le font.
La coupe sacrificielle,
présente et à notre disposition, est ainsi régie par les quatre modes de l’« acte
dont on répond ». Ils diffèrent entre eux et sont pourtant solidaires les
uns des autres. Qu’est-ce qui les unit au préalable ? Dans quel milieu
joue le jeu concerté des quatre modes de l’« acte dont on
répond » ? D’où provient l’unité des quatre causes ? Que veut
dire, pensé à la grecque, cet « acte dont on répond » ?
Nous autres, hommes d’aujourd’hui,
inclinons trop facilement à comprendre l’« acte dont on répond » en
mode moral, comme un manquement ou encore à l’interpréter comme une sorte d’opération.
Dans les deux cas, nous nous fermons le chemin conduisant vers le sens premier
de ce qu’on a appelé plus tard « causalité ». Aussi longtemps que ce
chemin ne s’ouvre pas à nous, nous n’apercevons pas non plus ce qu’est
proprement cette instrumentalité qui repose dans la causalité.
Pour nous prémunir contre
ces fausses interprétations de l’« acte dont on répond », nous
éclairerons ses quatre modes en partant de ce dont ils ont à répondre. Pour
reprendre notre exemple, ils répondent de ceci que la coupe d’argent est devant
nous et à notre disposition comme chose servant au sacrifice. Être devant et à
la disposition (upokeisqai) caractérisent la présence d’une chose présente (das Anwesen
eines Anwesenden). Les quatre modes de l’acte dont on répond conduisent
quelque chose vers son « apparaître ». Ils le laissent advenir dans l’« être-près-de »
(An-wesen). Ils le libèrent dans
cette direction et le laissent s’avancer (lassen…
an), à savoir dans sa venue parfaite.
L’acte dont on répond a le trait fondamental de ce laisser-s’avancer dans la
venue. Au sens d’un pareil laisser-s’avancer, l’acte dont on répond est le
« faire-venir » (Ver-an-lassen).
Considérant le sentiment qu’avaient les Grecs de l’« acte dont on
répond », de l’aitia, nous donnons maintenant au mot ver-an-lassen un sens plus large (que le sens habituel), de façon
que ce mot exprime l’essence de la causalité telle que les Grecs la pensaient.
Au contraire, la signification courante et plus étroite d’« occasionner »
n’évoque rien de plus qu’un choc initial et un déclenchement et désigne une
sorte de cause secondaire dans l’ensemble de la causalité.
Dans quel domaine,
cependant, joue le jeu concerté des quatre modes du
« faire-venir » ? Ce qui n’est pas encore présent, ils le
laissent arriver dans la présence. Ainsi sont-ils régis d’une façon une par un
conduire, qui conduit une chose présente dans l’« apparaître ». Dans
une phrase du Banquet (205b),
Platon nous dit ce qu’est cet acte de conduire :
h gar toi ek tou mh ontoV
eiV to on ionti otwoun aitia pasa esti poihsiV.
« Tout faire-venir (Veranlassung), pour ce — quel qu’il soit
— qui passe et s’avance du non-présent dans la présence, est poihsiV, est
pro-duction (Her-vor-bringen). »
Le point essentiel est que
nous prenions la pro-duction dans toute sa portée et en même temps au sens des
Grecs. Une pro-duction, poihsiV, n’est pas seulement la fabrication artisanale,
elle n’est pas seulement l’acte poétique et artistique qui fait apparaître et
informe en image. La fusiV par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est aussi
une pro-duction, est poihsiV. La fusiV est même poihsiV au sens le plus élevé.
Car ce qui est présent fusei a en soi (en eautw) (cette possibilité de) s’ouvrir
(qui est impliquée dans) la pro-duction, par exemple (la possibilité qu’a) la
fleur de s’ouvrir dans la floraison. Au contraire, ce qui est pro-duit par l’artisan
ou l’artiste, par exemple la coupe d’argent, n’a pas en soi (la possibilité de)
s’ouvrir (impliquée dans) la pro-duction, mais il l’a dans un autre (en allw),
dans l’artisan ou dans l’artiste.
Les modes du faire-venir,
les quatre causes, jouent donc à l’intérieur de la pro-duction. C’est par
celle-ci que, chaque fois, vient au jour aussi bien ce qui croît dans la nature
que ce qui est l’œuvre du métier ou des arts.
Mais comment a lieu la
pro-duction, soit dans la nature, soit dans le métier ou dans l’art ? Qu’est-ce
que le pro-duire, dans lequel joue le quadruple mode du faire-venir ? Le
faire-venir concerne la présence de tout ce qui apparaît au sein du pro-duire.
Le pro-duire fait passer de l’état caché à l’état non caché, il présente (bringt vor). Pro-duire (her-vor-bringen)
a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le
non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons
le dévoilement. Les Grecs ont pour ce dernier le nom d’alhqeia, que les Romains
ont traduit par veritas. Nous autres
Allemands disons Wahrheit (vérité) et
l’entendons habituellement comme l’exactitude de la représentation.
Où nous sommes-nous
égarés ? Nous demandions ce qu’est la technique et sommes maintenant
arrivés devant l’alhqeia, devant le dévoilement. En quoi l’essence de la
technique a-t-elle affaire avec le dévoilement ? Réponse : en tout.
Car tout « pro-duire » se fonde dans le dévoilement. Or, celui-ci rassemble
en lui les quatre modes du faire-venir — la causalité — et les régit. Dans son
domaine rentrent les fins et les moyens, et aussi l’instrumentalité. Celle-ci
passe pour être le trait fondamental de la technique. Si, précisant peu à peu
notre question, nous demandons ce qu’est proprement la technique entendue comme
moyen, alors nous arrivons au dévoilement. En lui réside la possibilité de
toute fabrication productrice.
Ainsi la technique n’est pas
seulement un moyen : elle est un mode du dévoilement. Si nous la
considérons ainsi, alors s’ouvre à nous, pour l’essence de la technique, un
domaine tout à fait différent. C’est le domaine du dévoilement, c’est-à-dire de
la véri-té ( Wahr-heit).
Cette perspective nous
étonne. Il faut aussi qu’elle nous étonne, le plus longtemps possible, et d’une
manière si pressante que nous prenions enfin au sérieux la simple
question : que dit donc le mot de « technique » ? Le mot
vient de grec : tecnikon désigne ce qui appartient à la tecnh. Quant au
sens de ce dernier mot, nous devons tenir compte de deux points. D’abord tecnh
ne désigne pas seulement le « faire » de l’artisan et son art, mais
aussi l’art au sens élevé du mot et les beaux-arts. La tecnh fait partie du
pro-duire, de la poihsiV ; elle est quelque chose de
« poiétique ».
L’autre point à considérer
au sujet du mot tecnh est encore plus important. Jusqu’à l’époque de Platon, le
mot tecnh est toujours associé au mot episthmh. Tous deux sont des noms de la
connaissance au sens le plus large. Ils désignent le fait de pouvoir se
retrouver en quelque chose, de s’y connaître. La connaissance donne des
ouvertures. En tant que telle, elle est un dévoilement. Dans une étude
particulière (Eth. Nic., VI, ch. 3 et 4), Aristote
distingue l’episthmh et la tecnh, et cela sous le rapport de ce qu’elles
dévoilent et de la façon dont elles le dévoilent. La tecnh est un mode de l’alhqeuein.
Elle dévoile ce qui ne se pro-duit pas soi-même et n’est pas encore devant
nous, ce qui peut donc prendre, tantôt telle apparence, telle tournure, et
tantôt telle autre. Qui construit une maison ou un bateau, qui façonne une
coupe sacrificielle dévoile la chose à pro-duire suivant les perspectives des
quatre modalités du « faire-venir ». Ce dévoilement rassemble au
préalable l’apparence extérieure et la matière du bateau ou de la maison, dans
la perspective de la chose achevée et complètement vue, et il arrête à partir
de là les modalités de la fabrication. Ainsi le point décisif, dans la tecnh,
ne réside aucunement dans l’action de faire et de manier, pas davantage dans l’utilisation
de moyens, mais dans le dévoilement dont nous parlons. C’est comme dévoilement,
non comme fabrication, que la tecnh est une pro-duction.
Il suffit ainsi de montrer
ce que dit le mot tecnh et comment les Grecs concevaient ce qu’il désigne pour
que nous soyons conduits vers la même connexion qui s’est révélée à nous,
lorsque nous recherchions ce qu’était en vérité l’instrumentalité en tant que
telle.
La technique est un mode du
dévoilement. La technique déploie son être (west)
dans la région où le dévoilement et la non-occultation, où alhqeia, où la
vérité a lieu.
À cette détermination de la
région où doit être cherchée l’essence de la technique, on peut objecter qu’elle
est certes valable pour la pensée grecque et qu’à mettre les choses au mieux
elle convient pour la technique artisanale, mais qu’elle n’est pas applicable à
la technique moderne, qui est motorisée. Or, c’est elle précisément (la
technique moderne) et elle seule l’élément inquiétant qui nous pousse à demander
ce qu’est « la » technique. On dit que la technique moderne est
différente de toutes celles d’autrefois, au point de ne pouvoir leur être
comparée, parce qu’elle est fondée sur la science moderne, exacte, de la
nature. Entre temps, on a vu clairement que l’inverse aussi était vrai :
la physique moderne, en tant qu’expérimentale, dépend d’un matériel technique
et est liée aux progrès de la construction des appareils. Cette relation
réciproque de la technique et de la physique est bien exacte ; mais la
constatation qui en est faite demeure une simple constatation
« historique » de faits et elle ne nous dit rien du fondement de
cette relation réciproque. La question décisive demeure pourtant : quelle
est donc l’essence de la technique moderne, pour que celle-ci puisse s’aviser d’utiliser
les sciences exactes de la nature ?
Qu’est-ce que la technique
moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C’est seulement lorsque nous
arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que ce qu’il y a de nouveau dans
la technique moderne se montre à nous.
Le dévoilement, cependant,
qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une pro-duction au sens de
la poihsiV. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Herausfordern) par laquelle la nature
est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée. Mais ne
peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes
tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le
moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est
pas pour l’accumuler.
Une région, au contraire,
est pro-voquée à l’extraction de charbon et de minerais. L’écorce terrestre se
dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais.
Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que
cultiver (bestellen) signifiait
encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne
pro-voque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence
aux forces de croissance et il veille à ce qu’elle prospère. Dans l’intervalle,
la culture des champs, elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d’un
mode de culture (Bestellen) d’un
autre genre, qui requiert (stellt) la nature. Il la requiert au
sens de la pro-vocation. L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation
motorisée. L’air est requis pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de
minerais, le minerai par exemple pour celle d’uranium, celui-ci pour celle d’énergie
atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une
utilisation pacifique.
Le « requérir »,
qui pro-voque les énergies naturelles, est un « avancement » (ein Fördern)
en un double sens. Il fait avancer, en tant qu’il ouvre et met au jour. Cet
avancement, toutefois, vise au préalable à faire avancer une autre chose, c’est-à-dire
à la pousser en avant vers son utilisation maximum et aux moindres frais. Le
charbon extrait (gefördert) dans le
bassin houiller n’est pas « mis là » pour qu’il soit simplement là et
qu’il soit là n’importe où. Il est stocké, c’est-à-dire qu’il est sur place
pour que la chaleur solaire emmagasinée en lui puisse être
« commise ». Celle-ci est provoquée à livrer une forte chaleur, laquelle
est commise (bestellt) à la livraison
de la vapeur, dont la pression actionne un mécanisme et par là maintient une
fabrique en activité.
La centrale électrique est
mise en place dans le Rhin. Elle le somme (stellt)
de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de
tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le
courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis
aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une
l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin
apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas
construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des
siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans
la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de
pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale. Afin de voir et
de mesurer, ne fût-ce que de loin, l’élément monstrueux qui domine ici,
arrêtons-nous un instant sur l’opposition qui apparaît entre les deux
intitulés : « Le Rhin », muré dans l’usine d’énergie, et « Le Rhin », titre
de cette œuvre d’art qu’est un hymne
de Hölderlin. Mais le Rhin, répondra-t-on, demeure de toute façon le fleuve du
paysage. Soit, mais comment le demeure-t-il ? Pas autrement que comme un
objet pour lequel on passe une commande (bestellbar),
l’objet d’une visite organisée par une agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt) là-bas une industrie des
vacances.
Le dévoilement qui régit
complètement la technique moderne a le caractère d’une interpellation (Stellen) au sens d’une pro-vocation.
Celle-ci a lieu lorsque l’énergie cachée dans la nature est libérée, que ce qui
est ainsi obtenu est transformé, que le transformé est accumulé, l’accumulé à
son tour réparti et le réparti à nouveau commué. Obtenir, transformer,
accumuler, répartir, commuer sont des modes du dévoilement. Mais celui-ci ne se
déroule pas purement et simplement. Il ne se perd pas non plus dans l’indéterminé.
Le dévoilement se dévoile à lui-même ses propres voies, enchevêtrées de façons
multiples, et il se les dévoile en tant qu’il les dirige. La direction
elle-même, de son côté, est partout assurée. Direction et assurance (de
direction) sont même les traits principaux du dévoilement qui provoque.
Maintenant quelle sorte de
dévoilement convient à ce qui se réalise par l’interpellation
pro-voquante ? Ce qui se réalise ainsi est partout commis à être
sur-le-champ au lieu voulu, et à s’y trouver de telle façon qu’il puisse être
commis à une commission ultérieure. Ce qui est ainsi commis a sa propre
position-et-stabilité (Stand). Cette
position stable nous l’appelons le « fonds » (Bestand). Le mot dit ici
plus que stock et des choses plus essentielles. Le mot « fonds » est
maintenant promu à la dignité d’un titre.
Il ne caractérise rien de moins que la manière dont est présent tout ce qui est
atteint par le dévoilement qui pro-voque. Ce qui est là (steht) au sens du fonds (Bestand)
n’est plus en face de nous comme objet (Gegenstand).
Mais un avion commercial,
posé sur sa piste de départ, est pourtant un objet ! Certainement. Nous
pouvons nous représenter ainsi cet engin. Mais alors il cache ce qu’il est et
la façon dont il est. Sur la piste où il se tient, il ne se dévoile comme fonds
que pour autant qu’il est commis à assurer la possibilité d’un transport. Pour
cela il faut qu’il soit commissible, c’est-à-dire prêt à s’envoler, et qu’il le
soit dans toute sa construction, dans chacune de ses parties. (Ce serait ici le
lieu d’examiner la définition que Hegel donne de la machine, à savoir un
instrument indépendant. Du point de vue de l’instrument artisanal, cette
caractérisation est exacte. Mais ainsi justement la machine n’est pas pensée à
partir de l’essence de la technique, dont pourtant elle relève. Du point de vue
du fonds, la machine est absolument dépendante ; car elle tient son être
uniquement d’une commission donnée à du commissible.)
Si en ce moment, où nous
tentons de montrer la technique moderne comme le dévoilement qui provoque, les
expressions « interpeller », « commettre »,
« fonds » s’imposent à nous et s’accumulent d’une manière sèche,
uniforme, donc ennuyeuse, ce fait a sa raison d’être dans le sujet qui est en
question.
Qui accomplit l’interpellation
pro-voquante, par laquelle ce qu’on appelle le réel est dévoilé comme
fonds ? L’homme, manifestement. Dans quelle mesure peut il opérer un
pareil dévoilement ? L’homme peut sans doute, de telle ou telle façon, se
représenter ou façonner ceci ou cela, ou s’y adonner ; mais il ne dispose
point de la non-occultation dans laquelle chaque fois le réel se montre ou se
dérobe. Si depuis Platon le réel se montre dans la lumière d’idées, ce n’est
pas Platon qui en est cause. Le penseur a seulement répondu à ce qui se
déclarait à lui.
C’est seulement pour autant
que, de son côté, l’homme est déjà pro-voqué à libérer les énergies naturelles
que ce dévoilement qui commet peut avoir lieu. Lorsque l’homme y est pro-voqué,
y est commis, alors l’homme ne fait-il pas aussi partie du fonds, et d’une
manière encore plus originelle que la nature ? La façon dont on parle
couramment de matériel humain, de l’effectif des malades d’une clinique, le
laisserait penser. Le garde forestier qui mesure le bois abattu et qui en
apparence suit les mêmes chemins et de la même manière que le faisait son
grand-père est aujourd’hui, qu’il le sache ou non, commis par l’industrie du
bois. Il est commis à faire que la cellulose puisse être commise et celle-ci de
son côté est provoquée par les demandes de papier pour les journaux et les
magazines illustrés. Ceux-ci, à leur tour, interpellent l’opinion publique,
pour qu’elle absorbe les choses imprimées, afin qu’elle-même puisse être
commise à une formation d’opinion dont on a reçu la commande. Mais justement
parce que l’homme est pro-voqué d’une façon plus originelle que les énergies
naturelles, à savoir au « commettre », il ne devient jamais pur
fonds. En s’adonnant à la technique, il prend part au commettre comme à un mode
du dévoilement. Or, la non-occultation elle-même, à l’intérieur de laquelle le
commettre se déploie, n’est jamais le fait de l’homme, aussi peu que l’est le
domaine que déjà l’homme traverse, chaque fois que comme sujet il se rapporte à
un objet.
Où et comment a lieu le
dévoilement, s’il n’est pas le simple fait de l’homme ? Nous n’avons pas à
aller chercher bien loin. Il est seulement nécessaire de percevoir sans
prévention ce qui a toujours réclamé l’homme dans une parole à lui adressée, et
cela d’une façon si décidée qu’il ne peut jamais être homme, si ce n’est comme
celui auquel une telle parole s’adresse. Partout où l’homme ouvre son œil et
son oreille, déverrouille son cœur, se donne à la pensée et considération d’un
but, partout où il forme et œuvre, demande et rend grâces, il se trouve déjà
conduit dans le non-caché. La non-occultation de ce dernier s’est déjà
produite, aussi souvent qu’elle é-voque l’homme dans les modes du dévoilement
qui lui sont mesurés et assignés. Quand l’homme à l’intérieur de la
non-occultation dévoile à sa manière ce qui est présent, il ne fait que
répondre à l’appel de la non-occultation, là même où il le contredit. Ainsi
quand l’homme cherchant et considérant suit à la trace la nature comme un
district de sa représentation, alors il est déjà réclamé par un mode du
dévoilement, qui le pro-voque à aborder la nature comme un objet de recherche,
jusqu’à ce que l’objet, lui aussi, disparaisse dans le sans-objet du fonds.
Ainsi la technique moderne,
en tant que dévoilement qui commet, n’est-elle pas un acte purement humain. C’est
pourquoi il nous faut prendre telle qu’elle se montre cette pro-vocation qui
met l’homme en demeure de commettre le réel comme fonds. Cette pro-vocation
rassemble l’homme dans le commettre. Pareil « rassemblant » concentre
l’homme (sur la tâche) de commettre le réel comme fonds.
Ce qui originellement
déploie les monts (Berge) en lignes
et les traverse comme une réunion de plis, c’est le « rassemblant »
que nous appelons Gebirg (montagnes).
Ce qui rassemble d’une façon
originelle et à partir de quoi se déploient les modes de notre humeur nous l’appelons
le cœur (Gemüt).
Maintenant cet appel
pro-voquant qui rassemble l’homme (autour de la tâche) de commettre comme fonds
ce qui se dévoile, nous l’appelons — l’Arraisonnement.
Nous nous risquons à
employer ce mot (Gestell) dans un
sens qui jusqu’ici était parfaitement insolite.
Suivant sa signification
habituelle, le mot Gestell désigne un
objet d’utilité, par exemple une étagère pour livres. Un squelette s’appelle
aussi un Gestell. Et l’utilisation du
mot Gestell qu’on exige maintenant de
nous parait aussi affreuse que ce squelette, pour ne rien dire de l’arbitraire
avec lequel les mots d’une langue faite sont ainsi maltraités. Peut-on pousser
la bizarrerie encore plus loin ? Sûrement pas. Seulement cette bizarrerie
est un vieil usage de la pensée. Et les penseurs, à vrai dire, s’y conforment
justement lorsqu’il s’agit de penser ce qu’il y a de plus élevé. Nous autres,
tard-venus, ne pouvons plus mesurer la portée de l’acte par lequel Platon ose
employer le mot eidoV pour ce qui déploie son être en tout et en un chacun.
Car, dans la langue de tous les jours, eidoV signifie l’aspect qu’une chose
visible offre à notre œil corporel. Platon exige cependant de ce mot quelque
chose de très insolite : qu’il désigne ce qui précisément n’est pas, n’est
jamais perceptible par les yeux du corps. Mais même ainsi on n’en a pas encore
fini avec l’extraordinaire. Car idea ne désigne pas seulement l’aspect non
sensible de ce qui est sensiblement visible. Ce qui constitue l’essence dans ce
qu’on peut entendre, toucher, sentir, dans tout ce qui est de quelque manière
accessible : cela est appelé « aspect », idea, et est aussi tel.
Au regard de ce que Platon, ici et dans d’autres cas, exige de la langue et de
la pensée, l’usage que nous nous permettons de faire en ce moment du mot Gestell pour désigner l’essence de la
technique moderne, est presque inoffensif. Cet usage que nous demandons,
cependant, demeure une exigence et prête à malentendu.
Arraisonnement (Ge-stell) : ainsi appelons-nous le rassemblant de cette interpellation (Stellen) qui requiert l’homme, c’est-à-dire
qui le pro-voque à dévoiler le réel comme fonds dans le mode du
« commettre ». Ainsi appelons-nous le mode de dévoilement qui régit l’essence
de la technique moderne et n’est lui-même rien de technique. Fait en revanche
partie de ce qui est technique tout ce que nous connaissons en fait de tiges,
de pistons, d’échafaudages, tout ce qui est pièce constitutive de ce qu’on
appelle un montage. Le montage, cependant, avec les pièces constitutives
mentionnées, rentre dans le domaine du travail technique, qui répond toujours à
la pro-vocation de l’Arraisonnement, mais n’est jamais ce dernier ni, encore
moins, ne le produit.
Dans l’appellation Ge-stell (« Arraisonnement »),
le verbe stellen ne désigne pas
seulement la pro-vocation, il doit conserver en même temps les résonances d’un
autre stellen dont il dérive, à
savoir celles de cet her-stellen
(« placer debout devant » « fabriquer ») qui est uni à dar-stellen (« mettre sous les
yeux », « exposer ») et qui, au sens de la poihsiV, fait
apparaître la chose présente dans la non-occultation. Cette production qui fait
apparaître, par exemple, l’érection d’une statue dans l’enceinte du temple, et
d’autre part le commettre pro-voquant que nous considérons en ce moment sont
sans doute radicalement différents et demeurent pourtant apparentés dans leur
être. Tous deux sont des modes du dévoilement, de l’alhqeia. Dans l’Arraisonnement
se produit (ereignet sich) cette non-occultation,
conformément à laquelle le travail de la technique moderne dévoile le réel
comme fonds. Aussi n’est-elle ni un acte humain ni encore moins un simple moyen
inhérent à un pareil acte. La conception purement instrumentale, purement
anthropologique, de la technique devient caduque dans son principe ; on ne
saurait la compléter par une explication métaphysique ou religieuse qui lui serait
simplement annexée.
Il reste vrai toutefois que
l’homme de l’âge technique est pro-voqué au dévoilement d’une manière qui est
particulièrement frappante. Le dévoilement concerne d’abord la nature comme
étant le principal réservoir du fonds d’énergie. Le comportement
« commettant » de l’homme, d’une manière correspondante, se révèle d’abord
dans l’apparition de la science moderne, exacte, de la nature. Le mode de
représentation propre à cette science suit à la trace la nature considérée
comme un complexe calculable de forces. La physique moderne n’est pas une
physique expérimentale parce qu’elle applique à la nature des appareils pour l’interroger,
mais inversement : c’est parce que la physique — et déjà comme pure
théorie — met la nature en demeure (stellt)
de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces que l’expérimentation
est commise à l’interroger, afin qu’on sache si et comment la nature ainsi mise
en demeure répond à l’appel.
Mais la science mathématique
de la nature a vu le jour près de deux siècles avant la technique moderne.
Comment donc aurait-elle pu être alors déjà placée au service de cette
dernière ? Les faits témoignent du contraire. La technique moderne n’a-t-elle
pas fait ses premiers pas seulement lorsqu’elle a pu s’appuyer sur la science
exacte de la nature ? Du point de vue des calculs de l’« histoire »,
l’objection demeure correcte. Pensée au sens de l’histoire, elle passe à côté
du vrai.
La théorie de la nature
élaborée par la physique moderne a préparé les chemins, non pas à la technique
en premier lieu, mais à l’essence de la technique moderne. Car le rassemblement
qui pro-voque et conduit au dévoilement commettant règne déjà dans la physique.
Mais, en elle, il n’arrive pas encore à se manifester proprement lui-même. La
physique moderne est le précurseur de l’Arraisonnement, précurseur encore
inconnu dans son origine. L’essence de la technique moderne se cache encore
plus longtemps, là même où l’on invente déjà des moteurs, là même où l’électrotechnique
trouve sa voie, où la technique de l’atome est mise en train.
Tout ce qui est essentiel (alles Wesende), et non pas seulement l’essence de la technique moderne,
se tient partout en retrait le plus longtemps possible. Néanmoins, sous le
rapport de sa puissance rectrice, il demeure ce qui précède toute autre
chose : ce qui vient des tout premiers temps. Les penseurs grecs avaient
quelque connaissance de cet état de choses lorsqu’ils disaient :
« Plus tôt une chose s’ouvre et exerce sa puissance, et plus tard elle se
manifeste à nous autres hommes. » L’aube originelle ne se montre à l’homme
qu’en dernier lieu. Aussi s’efforcer, dans le domaine de la pensée, de pénétrer
d’une façon encore plus initiale ce qui a été pensé au commencement n’est pas l’effet
d’une volonté absurde de ranimer le passé, mais le fait d’une disposition
calme, où l’on est prêt à s’étonner de ce qui vient à nous de l’aube première.
Pour la chronologie de l’« histoire »,
la science moderne de la nature a commencé au XVIIe siècle. Au contraire, la
technique à base de moteurs ne s’est pas développée avant la seconde moitié du
XVIIIe siècle. Seulement ce qui est plus tardif pour la constatation
« historique », la technique moderne, est antérieur pour l’histoire,
du point de vue de l’essence qui est en lui et qui le régit.
Si, de plus en plus, la
physique moderne doit s’accommoder du fait que son domaine de représentation
échappe à toute intuition, ce renoncement ne lui est pas dicté par quelque
commission de savants. Il est pro-voqué par le pouvoir de l’Arraisonnement, qui
exige que la nature puisse être commise comme fonds. C’est pourquoi, quel que
soit le mouvement par lequel la physique s’éloigne du mode de représentation
exclusivement tourné vers les objets et qui encore récemment était le seul qui
comptât, il est une chose à laquelle elle ne peut jamais renoncer : à
savoir que la nature réponde à l’appel d’une manière d’ailleurs quelconque,
mais saisissable par le calcul et qu’elle puisse demeurer commise en tant que
système d’informations. Ce système se détermine alors à partir d’une conception
encore une fois modifiée de la causalité. Celle-ci ne présente plus maintenant,
ni le caractère du « faire-venir pro-ducteur » ni le mode de la causa efficiens, encore moins celui de la causa formalis. La
causalité paraît se rétracter et n’être plus qu’une notification pro-voquée de
fonds à mettre en sûreté tous à la fois ou les uns après les autres. À cette
rétraction de la causalité correspondrait le processus de la modération
croissante des prétentions, tel que Heisenberg, dans sa conférence, l’a exposé
d’une manière saisissante (W. Heisenberg, Das
Naturbild in der heutigen Physik (« L’image de la
nature dans la physique contemporaine »), dans Die Künste im technischen
Zeitalter (« Les arts à l’époque de la technique »), Munich, 1954, p. 43
et suiv.).
C’est parce que l’essence de
la technique moderne réside dans l’Arraisonnement que cette technique doit
utiliser la science exacte de la nature. Ainsi naît l’apparence trompeuse que
la technique moderne est de la science naturelle appliquée. Cette apparence
peut se soutenir aussi longtemps que nous ne questionnons pas suffisamment et
qu’ainsi nous ne découvrons ni l’origine essentielle de la science moderne ni
encore moins l’essence de la technique moderne.
Nous demandons ce qu’est la
technique, afin de mettre en lumière notre rapport à son essence. L’essence de
la technique moderne se montre dans ce que nous avons appelé l’Arraisonnement.
Seulement le faire observer ne répond aucunement à la question concernant la technique,
si répondre veut dire correspondre, à savoir à l’essence de ce qui est en
cause.
Où nous voyons-nous
maintenant conduits, si nous avançons d’un pas encore dans la méditation de ce
qu’est l’Arraisonnement lui-même comme tel ? Il n’est rien de technique,
il n’a rien d’une machine. Il est le mode suivant lequel le réel se dévoile
comme fonds. Nous demandons encore : ce dévoilement a-t-il lieu quelque
part au delà de tout acte humain ? Non. Mais il n’a pas lieu non plus dans l’homme seulement, ni par lui d’une façon déterminante.
L’Arraisonnement est ce qui
rassemble cette interpellation, qui met l’homme en demeure de dévoiler le réel
comme fonds dans le mode du « commettre ». En tant qu’il est ainsi
pro-voqué, l’homme se tient dans le domaine essentiel de l’Arraisonnement. Il
ne pourrait aucunement assumer après coup une relation avec lui. C’est pourquoi
la question de savoir comment nous pouvons entrer dans un rapport avec l’essence
de la technique, une pareille question sous cette forme arrive toujours trop
tard. Mais il est une question qui n’arrive jamais trop tard : c’est celle
qui demande si nous prenons expressément conscience de nous-mêmes comme de ceux
dont le faire et le non-faire sont partout, d’une manière ouverte ou cachée,
pro-voqués par l’Arraisonnement. La question surtout n’arrive jamais trop tard,
de savoir si et comment nous nous engageons proprement dans le domaine où l’Arraisonnement
lui-même a son être.
L’essence de la technique
moderne met l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière
plus ou moins perceptible, le réel partout devient fonds. Mettre sur un chemin —
se dit, dans notre langue, envoyer. Cet envoi (Schicken) qui rassemble et qui peut seul mettre l’homme sur un
chemin du dévoilement, nous le nommons destin
(Geschick). C’est à partir de lui que
la substance (Wesen) de toute
histoire se détermine. L’histoire n’est pas seulement l’objet de l’« histoire »,
pas plus qu’elle n’est seulement l’accomplissement de l’activité humaine.
Celle-ci ne devient historique que lorsqu’elle est en rapport avec une
dispensation du destin (Cf. Vom Wesen der Wahrheit, 1930, 1re
éd., 1943, p. 16 et suiv.). Et c’est seulement lorsque le destin nous
« envoie » dans le mode objectivant de représentation qu’il rend ce
qui relève de l’histoire accessible comme objet à l’« histoire », c’est-à-dire
à une science, et qu’il rend possible, à partir de là, l’assimilation courante
de l’historique à l’« historique ».
En tant qu’il est la
pro-vocation au commettre, l’Arraisonnement envoie dans un mode du dévoilement.
L’Arraisonnement, comme tout mode de dévoilement, est un envoi du destin. La
pro-duction la poihsiV, elle aussi, est destin au sens indiqué.
La non-occultation de ce qui
est suit toujours un chemin de dévoilement. L’homme dans tout son être est
toujours régi par le destin du dévoilement. Mais ce n’est jamais la fatalité d’une
contrainte. Car l’homme, justement, ne devient libre que pour autant qu’il est
inclus dans le domaine du destin et qu’ainsi il devient un homme qui écoute, non
un serf que l’on commande.
L’essence de la liberté n’est
pas ordonnée originellement à la
volonté, encore moins à la seule causalité du vouloir humain.
La liberté régit ce qui est
libre au sens de ce qui est éclairé, c’est-à-dire dévoilé. L’acte du dévoilement,
c’est-à-dire de la vérité, est ce à quoi la liberté est unie par la parenté la
plus proche et la plus intime. Tout dévoilement appartient à une mise à l’abri
et à une occultation. Mais ce qui libère, le secret, est caché et toujours en
train de se cacher. Tout dévoilement vient de ce qui est libre, va à ce qui est
libre et conduit vers ce qui est libre. La liberté de ce qui est libre ne
consiste, ni dans la licence de l’arbitraire, ni dans la soumission à de
simples lois. La liberté est ce qui cache en éclairant et dans la clarté duquel
flotte ce voile qui cache l’être profond (das
Wesende) de toute vérité et fait
apparaître le voile comme ce qui cache. La liberté est le domaine du destin qui
chaque fois met en chemin un dévoilement.
L’essence de la technique
moderne réside dans l’Arraisonnement et celui-ci fait partie du destin de
dévoilement : ces propositions disent autre chose que les affirmations,
souvent entendues, que la technique est la fatalité de notre époque, où
fatalité signifie : ce qu’il y a d’inévitable dans un processus qu’on ne
peut modifier.
Quand au contraire nous
considérons l’essence de la technique, alors l’Arraisonnement nous apparaît
comme un destin de dévoilement. Ainsi nous séjournons déjà dans l’élément libre
du destin, lequel ne nous enferme aucunement dans une morne contrainte, qui
nous forcerait à nous jeter tête baissée dans la technique ou, ce qui
reviendrait au même, à nous révolter inutilement contre elle et à la condamner
comme œuvre diabolique. Au contraire : quand nous nous ouvrons proprement
à l’essence de la technique, nous
nous trouvons pris, d’une façon inespérée, dans un appel libérateur.
L’essence de la technique
réside dans l’Arraisonnement. Sa puissance fait partie du destin. Parce que
celui-ci met chaque fois l’homme sur un chemin de dévoilement, l’homme ainsi
mis en chemin, avance sans cesse au bord d’une possibilité : qu’il
poursuive et fasse progresser seulement ce qui a été dévoilé dans le
« commettre » et qu’il prenne toutes mesures à partir de là. Ainsi se
ferme une autre possibilité : que l’homme se dirige plutôt, et davantage,
et d’une façon toujours plus originelle, vers l’être du non-caché et sa
non-occultation, pour percevoir comme sa propre essence son appartenance au
dévoilement : appartenance qui est tenue en main.
Placé entre ces deux
possibilités, l’homme est exposé à une menace partant du destin. Le destin du
dévoilement comme tel est dans chacun de ses modes, donc nécessairement, danger.
De quelque manière que le
destin du dévoilement exerce sa puissance, la non-occultation, dans laquelle se
montre chaque fois ce qui est, recèle le danger que l’homme se trompe au sujet
du non-caché et qu’il l’interprète mal. Ainsi, là où toute chose présente
apparaît dans la lumière de la connexion cause-effet, Dieu lui-même peut
perdre, dans la représentation (que nous nous faisons de lui), tout ce qu’il a
de saint et de sublime, tout ce que son éloignement a de mystérieux. Dieu, vu à
la lumière de la causalité, peut tomber au rang d’une cause, de la causa efficiens. Alors, et même à l’intérieur de la théologie, il devient
le Dieu des philosophes, à savoir de ceux qui déterminent le non-caché et le
caché suivant la causalité du « faire », sans jamais considérer l’origine
essentielle de cette causalité.
De même la non-occultation
suivant laquelle la nature se révèle comme un effet complexe et calculable de
forces peut sans doute autoriser des constatations exactes ; mais,
justement en raison de ces succès, elle peut demeurer le danger que le vrai se
dérobe au milieu de toute cette exactitude.
Le destin de dévoilement n’est
pas en lui-même un danger quelconque, il est le danger.
Mais, si le destin nous
régit dans le mode de l’Arraisonnement, alors il est le danger suprême. Le
danger se montre à nous de deux côtés différents. Aussitôt que le non-caché n’est
même plus un objet pour l’homme, mais qu’il le concerne exclusivement comme
fonds, et que l’homme, à l’intérieur du sans-objet, n’est plus que le
commettant du fonds, — alors l’homme suit son chemin à l’extrême bord du
précipice, il va vers le point où lui-même ne doit plus être pris que comme
fonds. Cependant c’est justement l’homme ainsi menacé qui se rengorge et qui
pose au seigneur de la terre. Ainsi s’étend l’apparence que tout ce que l’on
rencontre ne subsiste qu’en tant qu’il est le fait de l’homme. Cette apparence
nourrit à son tour une dernière illusion : il nous semble que partout l’homme
ne rencontre plus que lui-même. Heisenberg a eu pleinement raison de faire
remarquer qu’à l’homme d’aujourd’hui le réel ne peut se présenter autrement (loc. cit., p. 60 et suiv.). Pourtant
aujourd’hui l’homme précisément ne se
rencontre plus lui-même en vérité
nulle part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle
part son être (Wesen). L’homme se conforme d’une façon
si décidée à la pro-vocation de l’Arraisonnement qu’il ne perçoit pas celui-ci
comme un appel exigeant, qu’il ne se voit pas lui-même comme celui auquel cet
appel s’adresse et qu’ainsi lui échappent toutes les manières (dont il pourrait
comprendre) comment, en raison de son être, il ek-siste dans le domaine d’un
appel et pourquoi il ne peut donc jamais ne rencontrer que lui-même.
Mais l’Arraisonnement ne
menace pas seulement l’homme dans son rapport à lui-même et à tout ce qui est.
En tant que destin il renvoie à ce dévoilement qui est de la nature du
« commettre ». Là où celui-ci domine, il écarte toute autre
possibilité de dévoilement. L’Arraisonnement cache surtout cet autre
dévoilement, qui, au sens de la poihsiV, pro-duit et fait paraître la chose
présente. Comparée à cet autre dévoilement, la mise en demeure provoquante
pousse dans le rapport inverse à ce qui est. Là où domine l’Arraisonnement,
direction et mise en sûreté du fonds marquent tout dévoilement de leur
empreinte. Ils ne laissent même plus apparaître leur propre trait fondamental,
à savoir ce dévoilement comme tel.
Ainsi l’Arraisonnement
pro-voquant ne se borne-t-il pas à occulter un mode précédent de dévoilement,
le pro-duire, mais il occulte aussi le dévoilement comme tel et, avec lui, ce
en quoi la non-occultation, c’est-à-dire la vérité, se produit (sich ereignet).
L’Arraisonnement nous masque
l’éclat et la puissance de la vérité.
Le destin qui envoie dans le
commettre est ainsi l’extrême danger. La technique n’est pas ce qui est
dangereux. Il n’y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le
mystère de son essence. C’est l’essence de la technique, en tant qu’elle est un
destin de dévoilement, qui est le danger. Le sens modifié du mot Ge-stell (« l’Arraisonnement ») nous deviendra peut-être un peu
plus familier, si nous pensons Ge-stell
au sens de Geschick (destin) et de Gefahr (danger).
La menace qui pèse sur l’homme
ne provient pas en premier lieu des machines et appareils de la technique, dont
l’action peut éventuellement être mortelle. La menace véritable a déjà atteint
l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement nous menace de l’éventualité
qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre
ainsi l’appel d’une vérité plus initiale.
Aussi, là où domine l’Arraisonnement,
y a-t-il danger au sens le plus
élevé.
Mais, là
où il y a danger, là aussi
Croît ce
qui sauve.
Considérons avec soin la
parole de Hölderlin. Que veut dire « sauver » ? Nous sommes
habitués à penser que ce mot veut dire simplement : saisir encore à temps
ce qui est menacé de destruction pour le mettre en sûreté dans sa permanence
antérieure. Mais « sauver » veut dire davantage. « Sauver »
est : reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci, pour
la première fois, de la façon qui lui est propre. Si l’essence de la technique,
l’Arraisonnement, est le péril suprême et si en même temps Hölderlin dit vrai,
alors la domination de l’Arraisonnement ne peut se borner à rendre
méconnaissable toute clarté de tout dévoilement, tout rayonnement de la vérité.
Alors il faut au contraire que ce soit justement l’essence de la technique qui
abrite en elle la croissance de ce qui sauve. Mais alors un regard suffisamment
aigu, posé sur ce qu’est l’Arraisonnement en tant qu’un destin de dévoilement,
ne pourrait-il faire apparaître, dans sa naissance même, ce qui sauve ?
Comment « ce qui
sauve » croît-il aussi, là où il y a danger ? Là où une chose croît,
elle prend racine, c’est à partir de là qu’elle se développe. L’un et l’autre
processus échappe aux regards, il a lieu dans le silence et en son temps. Mais,
si nous nous fions à la parole du poète, nous ne devons justement pas nous
attendre à pouvoir, sans médiation ni préparation, saisir « ce qui
sauve » là où il y a danger. C’est pourquoi, il nous faut maintenant
considérer au préalable comment ce qui sauve s’enracine, et même à la plus
grande profondeur, dans ce qui est l’extrême danger : la domination de l’Arraisonnement,
et comment il se développe à partir de là. Pour considérer ces points, il est
nécessaire de faire un dernier pas sur notre chemin, afin de fixer sur le
danger un regard encore plus clair. Il nous faut donc demander à nouveau ce qu’est
la technique : car, d’après ce que nous avons dit, c’est dans son essence
que « ce qui sauve » prend racine et se développe.
Mais comment pourrions-nous,
dans l’essence de la technique, apercevoir « ce qui sauve », aussi
longtemps que nous n’examinons pas dans quelle acception du mot
« essence » l’Arraisonnement est proprement l’essence de la
technique ?
Jusqu’ici nous avons compris
le mot « essence » (Wesen)
dans sa signification courante. Dans le langage philosophique de l’École,
« essence » veut dire : ce
que quelque chose est, en latin quid. La quiddité répond à la question
concernant l’essence. Ce qui, par exemple, convient à toutes les espèces d’arbres,
au chêne, au hêtre, au bouleau, au sapin, est la même « arboréité ».
Dans celle-ci entendue comme genre commun, comme « universel »,
rentrent les arbres réels et possibles. Maintenant l’essence de la technique, l’Arraisonnement,
est-il le genre commun de tout ce qui est technique ? S’il en était ainsi
alors la turbine à vapeur, la station émettrice de T.S.F., le cyclotron, seraient
autant d’arraisonnements. Mais ici le mot Gestell
ne désigne pas un instrument ni aucune espèce d’appareil. Encore moins
désigne-t-il le concept général applicable à de pareils « fonds ».
Les machines et les appareils sont aussi peu des cas particuliers ou des
espèces de l’Arraisonnement que le sont l’homme au tableau de commande ou l’ingénieur
dans le bureau des constructions. Tout cela sans doute chaque chose à sa façon,
rentre dans l’Arraisonnement, soit comme partie intégrante d’un fonds, ou comme
fonds, ou comme commettant, mais l’Arraisonnement n’est jamais l’essence de la
technique au sens d’un genre. L’Arraisonnement est un mode
« destinal » du dévoilement, à savoir le mode provoquant. Le
dévoilement pro-ducteur, la poihsiV est aussi un pareil mode
« destinal ». Mais ces modes ne sont pas des espèces qui, ordonnées
entre elles, tomberaient sous le concept de dévoilement. Le dévoilement est ce
destin qui, chaque fois, subitement et d’une façon inexplicable pour toute
pensée se répartit en dévoilement pro-ducteur et en dévoilement pro-voquant et
se donne à l’homme en partage. Dans le dévoilement pro-ducteur, le dévoilement
pro-voquant a son origine qui est liée au destin. Mais en même temps, par l’effet
du destin, l’Arraisonnement rend méconnaissable la poihsiV.
Ainsi l’Arraisonnement, en
tant que destin de dévoilement, est sans doute l’essence de la technique, mais
il n’est jamais essence au sens du genre et de l’essentia. Si nous faisons attention à ce point nous sommes frappés
par un fait étonnant : c’est la technique qui exige de nous que nous
pensions dans une autre acception ce que l’on entend généralement par
« essence » (Wesen). Mais dans quelle acception ?
Déjà, quand nous disons Hauswesen (les affaires de la maison) ou
Staatswesen (les choses de l’état),
nous ne pensons pas à la généralité d’un genre, mais à la façon dont la maison
ou l’état exercent leur puissance, s’administrent, se développent et
dépérissent. C’est la façon dont ils déploient leur être (wie sie wesen). Dans un poème que Gœthe aimait
particulièrement et qui est intitulé Un
fantôme rue Kanderer, J. P. Hebel
emploie le vieux mot die Weserei : il signifie la mairie,
pour autant que la vie de la commune s’y rassemble et que l’existence
villageoise y demeure en mouvement, c’est-à-dire s’y déroule (west). C’est du verbe wesen que le nom dérive. Wesen comme verbe est la même chose que währen (durer) : non seulement sous
le rapport du sens, mais aussi en ce qui concerne sa constitution phonétique.
Socrate et Platon pensent déjà l’essence (Wesen)
de quelque chose comme ce qui est (als
das Wesende) au sens de ce qui dure. Pourtant, ils comprennent ce qui
dure au sens de ce qui perdure (aei on). Mais ce qui perdure, ils le trouvent
dans ce qui demeure et se maintient quoi qu’il advienne. Ce qui demeure à son
tour, ils le découvrent dans l’aspect (eidoV, idea), par exemple dans l’idée de
« maison ».
En celle-ci se montre ce qu’est
toute chose du genre « maison ». Au contraire, les maisons
particulières, réelles et possibles, sont des modifications changeantes et
périssables de l’« idée » et font donc partie de ce qui ne dure pas.
Mais on ne pourra jamais
établir que ce qui dure doive résider uniquement et exclusivement dans ce que
Platon conçoit comme idée, Aristote comme to ti hn einai (« ce que toute
chose était déjà ») et la métaphysique, avec les interprétations les plus
diverses, comme essentia.
Tout ce qui est au sens fort
(alles Wesende) dure. Mais ce qui dure n’est-il que ce qui perdure ?
L’essence de la technique dure-t-elle au sens de la permanence d’une idée
planant au-dessus de tout ce qui est technique ? Ainsi naîtrait l’apparence
que le nom de la « technique » désigne une abstraction mythique.
Comment la technique est-dans-son-être, c’est ce qu’on ne peut voir, si ce n’est
à partir de cette perpétuation, dans laquelle l’Arraisonnement se produit comme
destin de dévoilement. Au lieu de fortwähren
(continuer à durer, perdurer) Gœthe utilise une fois (Les Affinités électives, IIe partie, ch. X, nouvelle Les enfants
étranges du voisin) le mot
mystérieux fortgewären (continuer à
accorder) Son oreille entend ici währen
(durer) et gewähren (accorder,
octroyer) dans une harmonie inexprimée. Mais si maintenant nous réfléchissons
mieux que nous ne l’avons fait à ce qui proprement dure et peut-être est seul à
durer, alors nous pouvons dire : Seul
dure ce qui a été
accordé. Ce qui dure à
l’origine, à partir de l’aube
des temps, c’est cela même
qui accorde.
En tant qu’il forme l’essence
de la technique, l’Arraisonnement est « ce qui dure ». « Ce qui
dure » domine-t-il aussi au sens de ce qui accorde ? La seule
question semble être une méprise évidente. Car, d’après tout ce qui a été dit,
l’Arraisonnement est un destin qui rassemble en même temps qu’il envoie dans le
dévoilement pro-voquant. « Pro-voquer » peut tout dire, mais non pas
« accorder ».
Ainsi nous paraît-il, aussi
longtemps que nous négligeons d’observer que la pro-vocation qui engage dans l’acte
par lequel le réel est commis comme fonds, demeure toujours, elle aussi, un
envoi (du destin), qui conduit l’homme vers un des chemins du dévoilement. En
tant qu’elle est ce destin, l’essence de la technique engage l’homme dans ce qu’il
ne peut de lui-même, ni inventer, ni encore moins faire. Car — un homme qui ne
serait qu’homme, uniquement de et par lui-même : une telle chose n’existe
pas.
Seulement, si ce destin, l’Arraisonnement,
est l’extrême péril, non seulement pour l’être de l’homme, mais pour tout
dévoilement comme tel, alors cet acte qui envoie peut-il, lui aussi, être
appelé un acte qui accorde ? Certainement et complètement, si toutefois
« ce qui sauve » doit croître dans ce destin. Tout destin de
dévoilement se produit à partir de l’acte qui accorde et en tant que tel. Car c’est
seulement celui-ci qui apporte à l’homme cette part qu’il prend au dévoilement
et que l’avènement du dévoilement laisse-être-et-préserve. En tant que celui
qui est ainsi conduit à son être et préservé, l’homme, dans ce qu’il a en
propre, est assigné ; (vereignet)
à l’avènement (Ereignis) de la
vérité. Ce qui accorde et qui envoie de telle ou telle façon dans le
dévoilement, est comme tel ce qui sauve. Car celui-ci permet à l’homme de
contempler la plus haute dignité de son être et de s’y rétablir. Dignité qui
consiste à veiller sur la non-occultation et, avec elle et d’abord, sur l’occultation,
de tout être qui est sur cette terre. C’est justement dans l’Arraisonnement,
qui menace d’entraîner l’homme dans le commettre comme dans le mode
prétendument unique du dévoilement et qui ainsi pousse l’homme avec force vers
le danger qu’il abandonne son être libre, c’est précisément dans cet extrême
danger que se manifeste l’appartenance la plus intime, indestructible, de l’homme
à « ce qui accorde », à supposer que pour notre part nous nous
mettions à prendre en considération l’essence de la technique.
Ainsi — contrairement à
toute attente — l’être de la technique recèle en lui la possibilité que ce qui
sauve se lève à notre horizon.
C’est pourquoi le point dont
tout dépend est que nous considérions ce lever possible, et que, nous
souvenant, nous veillions sur lui. Comment le faire ? Avant tout en
apercevant ce qui dans la technique est essentiel, au lieu de nous laisser
fasciner par les choses techniques. Aussi longtemps que nous nous représentons
la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la
maîtriser. Nous passons à côté de l’essence de la technique.
Si cependant nous demandons
comment l’instrumentalité, entendue comme une espèce de causalité,
est-dans-son-être (west), alors nous
appréhendons cet être comme le destin d’un dévoilement.
Si nous considérons enfin
que l’esse de l’essence se produit (sich ereignet) dans « ce qui accorde » et qui, préservant l’homme,
le main-tient dans la part qu’il prend au dévoilement, alors il nous apparaît
que l’essence de la technique est ambiguë en un sens élevé. Une telle ambiguïté
nous dirige vers le secret de tout dévoilement, c’est-à-dire de la vérité.
D’un côté l’Arraisonnement
pro-voque à entrer dans le mouvement furieux du commettre, qui bouche toute vue
sur la production du dévoilement et met ainsi radicalement en péril notre
rapport à l’essence de la vérité.
D’un autre côté l’Arraisonnement
a lieu dans « ce qui accorde » et qui détermine l’homme à persister
(dans son rôle) : être — encore inexpérimenté, mais plus expert peut-être
à l’avenir — celui qui est main-tenu à veiller sur l’essence de la vérité.
Ainsi apparaît l’aube de ce qui sauve.
L’irrésistibilité du
commettre et la retenue de ce qui sauve passent l’une devant l’autre comme,
dans le cours des astres, la trajectoire de deux étoiles. Seulement leur
évitement réciproque est le côté secret de leur proximité.
Si nous regardons bien l’essence
ambiguë de la technique, alors nous apercevons la constellation, le mouvement
stellaire du secret.
La question de la technique
est la question de la constellation dans laquelle le dévoilement et l’occultation,
dans laquelle l’être même de la vérité se produisent.
Mais à quoi nous sert-il d’observer
la constellation de la vérité ? Nous regardons le danger et dans ce regard
nous percevons la croissance de ce qui sauve.
Ainsi nous ne sommes pas
encore sauvés. Mais quelque chose nous demande de rester en arrêt, surpris,
dans la lumière croissante de ce qui sauve. Comment est-ce possible ? C’est
possible ici, maintenant et dans la souplesse de ce qui est petit, de telle
façon que nous protégions ce qui sauve, pendant sa croissance. Ceci implique
que nous ne perdions jamais de vue l’extrême danger.
L’être de la technique
menace le dévoilement, il menace de la possibilité que tout dévoilement se
limite au commettre et que tout se présente seulement dans la non-occultation
du fonds. L’action humaine ne peut jamais remédier immédiatement à ce danger.
Les réalisations humaines ne peuvent jamais à elles seules, écarter le danger.
Néanmoins, la méditation humaine peut considérer que ce qui sauve doit toujours
être d’une essence supérieure, mais en même temps apparentée, à celle de l’être
menacé.
Peut-être alors un
dévoilement qui serait accordé de plus près des origines pourrait-il, pour la
première fois, faire apparaître ce qui sauve, au milieu de ce danger qui se
cache dans l’âge technique plutôt qu’il ne s’y montre ?
Autrefois la technique n’était
pas seule à porter le nom de tecnh. Autrefois tecnh désignait aussi ce
dévoilement qui pro-duit la vérité dans l’éclat de ce qui paraît.
Autrefois tecnh désignait
aussi la pro-duction du vrai dans le beau. La poihsiV des beaux-arts s’appelait
aussi tecnh.
Au début des destinées de l’Occident,
les arts montèrent en Grèce au niveau le plus élevé du dévoilement qui leur
était accordé. Ils firent resplendir la présence des dieux, le dialogue des
destinées divine et humaine. Et l’art ne s’appelait pas autrement que tecnh. Il
était un dévoilement unique et multiple. Il était pieux, c’est-à-dire « en
pointe », promoV : docile à la puissance et à la conservation de la
vérité.
Les arts ne tiraient point
leur origine du (sentiment) artistique. Les œuvres d’art n’étaient point l’objet
d’une jouissance esthétique. L’art n’était point un secteur de la production
culturelle.
Qu’était l’art ?
Peut-être seulement pour de courts moments, mais de hauts moments (de l’histoire) ?
Pourquoi portait-il l’humble nom de tecnh ? Parce qu’il était un
dévoilement pro-ducteur et qu’ainsi il faisait partie de la poihsiV. Le nom de
poihsiV fut finalement donné, comme son nom propre, à ce dévoilement qui
pénètre et régit tout l’art du beau : la poésie, la chose poétique.
Le même poète dont nous
avons entendu la parole :
Mais là
où est le danger, là aussi
Croît ce
qui sauve.
nous dit :
…l’homme habite en poète sur cette terre.
La poésie place le vrai dans
le rayonnement de ce que Platon dans le Phèdre
appelle to ekfanestaton, ce qui resplendit de la façon la plus pure. La poésie
pénètre tout art, tout acte par lequel l’être essentiel (das Wesende) est dévoilé
dans le Beau.
Les beaux-arts devraient-ils
être appelés (à prendre part) au dévoilement poétique ? Le dévoilement
devrait-il les réclamer d’une façon plus initiale, afin qu’ainsi pour leur part
ils protègent spécialement la croissance de ce qui sauve, qu’ils réveillent, qu’ils
fondent à nouveau le regard dirigé vers « ce qui accorde » et la
confiance en ce dernier ?
Cette haute possibilité de
son essence est-elle accordée à l’art au milieu de l’extrême danger ?
Personne ne peut le dire. Mais nous pouvons nous étonner. De quoi ? De l’autre
possibilité : que partout s’installe la frénésie de la technique, jusqu’au
jour où, à travers toutes les choses techniques, l’essence de la technique
déploiera son être dans l’avènement de la vérité.
L’essence de la technique n’est
rien de technique : c’est pourquoi la réflexion essentielle sur la
technique et l’explication décisive avec elle doivent avoir lieu dans un
domaine qui, d’une part, soit apparenté à l’essence de la technique et qui, d’autre
part, n’en soit pas moins foncièrement différent d’elle.
L’art est un tel domaine. À
vrai dire, il l’est seulement lorsque la méditation de l’artiste, de son côté,
ne se ferme pas à cette constellation de la vérité que nos questions visent.
Questionnant ainsi, nous
témoignons de la situation critique où, à force de technique, nous ne percevons
pas encore l’être essentiel de la technique, où à force d’esthétique nous ne
préservons plus l’être essentiel de l’art. Toutefois, plus nous questionnons en
considérant l’essence de la technique et plus l’essence de l’art devient
mystérieuse.
Plus nous nous approchons du
danger, et plus clairement les chemins menant vers « ce qui sauve »
commencent à s’éclairer. Plus aussi nous interrogeons. Car l’interrogation est
la piété de la pensée.