Analyse comparée des pensées de Julien Freund et Carl Schmitt
Penser
les relations de puissance à partir de la dialectique de l’ami / ennemi
requiert en préalable de se déprendre des chatoiements de l’idéologie,
des faux-reflets de tous ces mots en “isme” qui caractérisent
l’apparence scientifique donnée aux engagements politiques. Carl Schmitt
et Julien Freund l’avaient compris dès la fin de la Seconde Guerre
mondiale. Leur clairvoyance eut un prix : l’isolement et le reniement
des grands clercs d’une époque imprégnée par le marxisme. Si aujourd’hui
les 2 auteurs sont redécouverts dans certaines sphères de l’Université,
leurs œuvres sont encore mal cernées et leurs exégètes suspectés. En
effet, une lecture critique ou partisane de Schmitt et Freund implique
de penser “puissance”, “ennemi”, termes qui sont à ranger au registre
des interdits de notre société. Cette approche devrait pourtant
sous-tendre toute analyse réaliste des rapports entre acteurs des
relations internationales.
Mise au point :
Carl
Schmitt fut un élément du régime nazi durant la Seconde Guerre mondiale
quand Julien Freund, étudiant en philosophie, entrait en résistance
très tôt. Si leurs œuvres sont marquées par les vicissitudes d’une
époque particulière, elles les surpassent toutefois pleinement. L’angle
sous lequel ils en viennent à penser la relation ami/ennemi tire sa
force d’une double volonté d’extraction et d’abstraction de ce contexte.
Il est intéressant de remarquer que, par delà les oppositions de
l’Histoire, une certaine communauté de destin relie Freund et Schmitt :
exclus par les clercs de leur vivant, ils sont aujourd’hui
progressivement tirés des limbes où de mauvais desseins et d’éphémères
raisons les avaient placés.
La
première rencontre des 2 hommes se produit à Colmar, en 1959. Julien
Freund en revient marqué : « j’avais compris jusqu’alors que la
politique avait pour fondement une lutte opposant des adversaires. Je
découvris la notion d’ennemi avec toute sa pesanteur politique, ce qui
m’ouvrait des perspectives nouvelles sur les notions de guerre et de
paix » (1). L’analyse en termes d’ami/ennemi les met dans une situation
périlleuse vis-à-vis de leurs contemporains. Le sujet est sensible
puisqu’il donne une consistance à la guerre, ce à quoi se refusent les
pacifistes marqués par les utopies marxistes et libéralistes. Pour
ceux-ci la paix perpétuelle est l’aboutissement eschatologique logique
permis soit par la réalisation marxiste du sens de l’Histoire, soit par
l’expansion du commerce pacificateur des mœurs.
Différence d’approche :
Pour
Schmitt : « la distinction spécifique du politique […] c’est la
discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe
d’identification qui a valeur de critère et non une définition
exhaustive ou compréhensive » (2). À son sens, la dialectique ami/ennemi
s’appréhende comme un concept autonome dans la mesure où elle ne
s’amalgame pas avec des considérations morales (bien / mal) ni
esthétiques (beau / laid), mais constitue en elle-même une opposition de
nature.
Dans
la pensée freundienne de l’essence du politique, le présupposé
ami/ennemi commande la politique extérieure. Il est associé à la
relation commandement / obéissance (présupposé de base du politique) et
la relation privé/public (présupposé commandant la politique
intérieure). Chacun de ces présupposés forme une dialectique
indépassable : aucun des deux termes ne se fait jamais absorber par
l’autre. Julien Freund prend appui sur la dialectique ami/ennemi pour
prouver que les guerres sont inhérentes au politique et donc inévitables
à l’Homme. Invoquant la relation public / privé, Freund établit une
différence entre l’ennemi privé (intérieur, personnel) et l’ennemi
public ou politique. À mesure qu’une opposition évolue vers la
distinction ami / ennemi, elle devient plus politique car « il n’y a de
politique que là où il y a un ennemi réel ou virtuel » (3). L’État est
l’unité politique qui a réussi à rejeter l’ennemi intérieur vers
l’extérieur. Mais son immuabilité n’est pas acquise. Le présupposé de
l’ami / ennemi est donc celui qui conditionne la conservation des unités
politiques. La relation dialectique propre à ce couple est la lutte
dont un aspect essentiel réside dans la multiplicité de ses formes : il
ne s’agit pas uniquement, par exemple, de la lutte des classes à l’ombre
de laquelle K. Marx analyse l’histoire de toute société. La lutte
surgit dès que l’ennemi s’affirme.
Contrairement
à C. Schmitt, Freund ne fait pas de la distinction ami / ennemi un
critère ultime du politique, mais un présupposé parmi d’autres. Chez
Schmitt la notion de l’unicité du concept ami / ennemi dans l’essence du
politique peut contribuer à renverser la formule de Clausewitz et
admettre que la guerre ne serait plus le prolongement de la politique
mais sa nature même. Or, ce n’est pas ce que Freund envisage.
Ami / ennemi dans la logique de puissance :
Une
politique équilibrée de puissance doit identifier l’ennemi, figure
principale du couple dans la mesure où c’est avec lui que se scelle la
paix et non avec l’allié. Nier son existence comporte donc un risque, un
ennemi non-reconnu étant toujours plus dangereux qu’un ennemi reconnu.
« Ce qui nous paraît déterminant, c’est que la non reconnaissance de l’ennemi est un obstacle à la paix. Avec qui la faire, s’il n’y a plus d’ennemis ? Elle ne s’établit pas d’elle-même par l’adhésion des hommes à l’une ou l’autre doctrine pacifiste, surtout que leur nombre suscite une rivalité qui peut aller jusqu’à l’inimitié, sans compter que les moyens dits pacifiques ne sont pas toujours ni même nécessairement les meilleurs pour préserver une paix existante » (4).
Par
ailleurs il ne faut pas céder à la tentation de croire que la guerre
règle définitivement les problèmes politiques posés par l’ennemi : «
même la défaite totale de l’ennemi continuera à poser des problèmes au
vainqueur » (5). Le conflit israélo-arabe en est l’exemple type.
S’il
est nécessaire de ne jamais remettre en cause les acquis de la paix et
de toujours se battre pour elle, il faut pourtant se défaire des
illusions que véhicule un certain pacifisme des esprits. Une nation
insérée dans le jeu mondial doit, pour survivre, identifier ses ennemis.
Car elle ne peut pas ne pas en avoir. La difficulté réside dans le fait
que l’ennemi est aujourd’hui plus diffus, plus retors. Il se masque,
déguise ses intentions, mais n’est ni irréel ni désincarné. Sa forme
évolue sans cesse et ne se réduit plus à l’unique figure étatique. Dans
tout nouvel acteur (entreprise, ONG…) sommeille une inimitié possible. À
l’inverse, certains pays recherchent un ennemi de manière forcenée.
C’est le cas des États-Unis, en particulier avec l’Irak et de manière
générale dans toute leur politique extérieure depuis 1990.
Les
essences, ces activités naturelles de l’Homme, s’entrechoquent,
s’interpénètrent et dialoguent constamment. L’économique et le
politique, par ex., sont à la fois autonomes, inséparables et en
conflit. Or, force est de constater que la nature des rivalités pour la
puissance prend une teinte économique croissante, expliquant par là
l’invisibilité, la déterritorialisation et la dématérialisation de
l’ennemi. Ce changement n’est pourtant pas définitif puisque la
dialectique antithétique entre les essences de l’économique et du
politique prend la forme d’un conflit perpétuel et sans vainqueur.
L’enseignement
s’ensuit que le postulat ami / ennemi de l’analyse freundienne, inspiré
mais différencié de l’approche schmittienne, doit constituer le
fondement d’une étude actualisée du phénomène guerre et des enjeux de
puissance, de compétition entre nations.
► Jean-Baptiste Pitiot.
Bibliographie :
FREUND Julien :
- L'essence du politique, Paris, Sirey, [1965], 4e éd., Paris, Dalloz, 2004, 867 p.
- « Préface », [1971] in : SCHMITT Carl, La notion de politique – Théorie du partisan, Champs classiques, 2009, pp. 7-38
- Sociologie du conflit, Paris, PUF, coll. « La politique éclatée », 1983, 382 p.
SCHMITT Carl, La notion de politique – Théorie du partisan, Paris, Champs classiques, 2009, 323 pages
TAGUIEFF Pierre-André, Julien Freund, Au cœur du politique, La Table Ronde, 2008, 154 p.
TAGUIEFF Pierre-André, Julien Freund, Au cœur du politique, La Table Ronde, 2008, 154 p.
Notes :
- 1. TAGUIEFF Pierre-André, Julien Freund, Au cœur du politique, La Table Ronde, 2008, p.27
- 2. SCHMITT Carl, La notion de politique – Théorie du partisan, Champs classiques, 2009, p.64
- 3. FREUND Julien, L'essence du politique, Sirey, [1965], 4e éd., Dalloz, 2004, p. 448
- 4. Ibid. p.496
- 5. Ibid. p.592