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dimanche 22 octobre 2017

Le Politiquement correct et les extrêmes droites


Source : Les Danaïdes par John William Waterhouse, 1903.

Par Nicolas Lebourg

La difficulté est d’abord de définir le politiquement correct. En France, c’est une chose acquise que le phénomène est dû à l’influence censément débilitante des États-Unis. En 1996, Philippe de Villiers publiait un Dictionnaire du politiquement correct où il se voulait archéologue du langage, en exposant que le politiquement correct serait une «tyrannie de la minorité» au bénéfice de la globalisation, et aurait été imposé à la France par Bruxelles après être né outre-Atlantique. Mais, aux États-Unis, le politiquement correct a été dénoncé par la droite conservatrice comme une francisation des mœurs… Une dispute entre France et États-Unis où chacun vise à attribuer la paternité d’un phénomène à l’autre: comment mieux dire la difficile image du politiquement correct?

Reprenons. Durant la décennie 1970, la gauche américaine se concentre sur la question des «minorités». «Un homme ne peut être politiquement correct et phallocrate en même temps», écrit en 1970 Toni Cade Bambara. Dès lors, cela se complique… L’écriture d’un article demande que l’on définisse les personnages que l’on évoque. Si je rédige hors du politiquement correct, j’écrirais «l’écrivain Toni Cade Bambara». Mais si j’ai assimilé ses principes, il me faut noter «l’écrivaine afro-américaine». Car, après une décennie 1970 où les universités américaines vont se concentrer sur les études des minorités, les campus vont lancer dans les années 1980 cette grande entreprise de redéfinition du langage qu’est le politiquement correct.

L’anti-Amérique

Pour combattre les discriminations, le politiquement correct travaillait donc à une correction, c’est-à-dire une réorganisation, du langage qui fut amplement moquée, mais qui sut partiellement s’imposer. Ce succès amène à un tir de barrage des milieux conservateurs, qui estiment que cette invasion mine la cohésion nationale d’une société pluraliste, au risque de la «ghettoïsation» et du «multiculturalisme».

Au politiquement correct, les Français reprochent tout ce qui leur paraît déplaisant dans la société américaine. Ils omettent qu’eux-mêmes se sont posé des questionnements proches, comme le souligne la création d’une commission relative au vocabulaire concernant les activités des femmes en 1984. En 1991, un article de la très sérieuse et intellectuelle revue Esprit donne bien le ton. Pointant nombre de véritables dérives et ridicules, dénonçant une société prise d’un néo maccarthysme, il s’achève en s’horrifiant que six mille entreprises américaines n’acceptent plus les fumeurs. Dans la France de 2016, il est acquis que l’on ne fume plus dans les lieux de travail: alors, sommes-nous désormais soumis au politiquement correct, ou avions-nous amalgamé celui-ci avec d’autres questions? Peut-être un peu les deux.

Il est vrai que le débat s’invite à un moment de bouffée d’anti-américanisme. 1991, c’est aussi l’année de guerre occidentale contre l’Irak qui paraît ouvrir un monde unipolaire où l’Amérique régnerait en maître au nom de sa force et de sa conception de la morale. Contre l’impérialisme supposé des États-Unis une pétition pacifiste réunit des membres de la Nouvelle droite et des signatures de gauche. On retrouve le même mélange dans le «collectif contre l’Eurodisneyland». On a le même alliage dans le journal alors dirigé par Jean-Edern Hallier, L’Idiot international. Cela créera une polémique sur un phénomène fantasmé de «rouges-bruns». Mais cela signifie quelque chose.

L’extrême droite et le combat culturel

Instinctivement, chacun a à l’esprit les revendications de briser le politiquement correct portées par l’extrême droite. On cite sans fin l’usage du philosophe marxiste italien Antonio Gramsci par les intellectuels du courant dit de «la Nouvelle droite» à partir des années 1970: cet usage les aurait mené à privilégier les reformations lexicales pour mener le combat culturel devant permettre la victoire politique. Les choses s’avèrent en fait plus complexes.

Au début des années 1950 se formèrent des internationales européennes composées de ceux qui estimaient que l’erreur d’Adolf Hitler avait été de préférer l’impérialisme allemand à l’édification sincère d’une Europe unie. Constatant leur échec politique, certains décidèrent d’abandonner le combat partisan pour investir celui des représentations: ce fut le lancement de la revue allemande Nation Europa, toujours active, par l’ancien Waffen-SS Arthur Ehrhardt, ou les romans de science-fiction nazie de de l’ancien Waffen-SS autrichien Wilhelm Landig.

Dix ans après, l’idée s’est imposée chez tous ceux qui conservent une nostalgie du nazisme, ainsi la section française de la World Union of National-Socialists (WUNS) entame-t-elle une réflexion sur son vocabulaire, consciente, selon une formule d’une de ses notes internes, qu’il faudrait «désataniser» l’image du national-socialisme.

Du côté des militants français prédomine d’abord l’activisme pour maintenir l’Algérie française. Mais la guerre d’Algérie suit celle d’Indochine, et cette dernière a amené les milieux militaires puis factieux à se réapproprier les principes de «la guerre révolutionnaire» qui les avaient vaincus. La question de la refondation du vocabulaire s’impose avec le constat de l’échec de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS). Le colonel Trinquier, l’un des pères de la «guerre contre-subversive», insiste sur ce thème. Mais c’est aussi devenu un dada de Dominique Venner, et les notes internes de sa Fédération des Etudiants Nationalistes (FEN) ne cessent de revenir sur cette nécessité de réinventer le vocabulaire politique, d’imposer ses mots et de changer le sens de ceux des adversaires.

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