La France insoumise dans ce pays, Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, diverses formations rouges-vertes ailleurs en Europe… Le tableau est encore impressionniste mais on ne peut plus dire qu’il est incohérent. Ces forces, qui ont surgi en quelques années à peine, présentent un «air de famille». Pour le comprendre, il faut recourir à une analyse «historico-conflictuelle» de ces partis, les envisager comme les agents mobilisateurs et médiateurs de groupes sociaux dont ils défendent les intérêts et les valeurs au sein de nos régimes représentatifs.
Il y a quelques années, l’avenir de la gauche de transformation sociale semblait inexistant. En 2001, le sociologue Seymour M. Lipset avait diagnostiqué «l’américanisation» de la gauche européenne (1). Les Etats-Unis, où le socialisme partisan n’avait jamais percé, ne représentaient plus une anomalie dans les démocraties consolidées. On pouvait y voir l’avenir des systèmes de partis à l’européenne, appelés à une bipolarisation croissante entre deux blocs de centre droit et de centre gauche, dont l’idéologie et les politiques publiques se distingueraient toujours moins, sinon sur des enjeux culturels plutôt qu’économiques.
Les sociaux-démocrates s’étaient intégrés et même normalisés au sein des appareils gouvernementaux, tandis que les communistes avaient suivi des voies nationales, et/ou s’étaient effondrés parallèlement au délitement soviétique.
De fait, un cycle lié au mouvement ouvrier et à ses «internationales» s’est épuisé. Ce n’est pas un hasard si les gauches qui ont percé récemment se sont démarquées de cette histoire. D’autres facteurs de succès ont certes joué : la gravité de la récession et des (contre) réformes mises en œuvre, le dérèglement de l’ordre électoral en place et la facilité d’accès à la compétition politique… Mais même avec des conditions favorables, les partis dogmatiques (comme le PC grec) ou traditionnels (comme le PC français ou la Gauche unie espagnole) ont stagné (2).
Il fallait des organisations innovantes et flexibles pour se saisir de la fenêtre d’opportunité ouverte par la crise de 2008. En quelques années, la réduction des perspectives de bien-être, une austérité imperméable aux alternances, mais aussi la sensibilité aux dérèglements du système Terre abritant la vie humaine, ont coalisé des groupes sociaux et générationnels dont une fraction seulement a été encadrée au sein du mouvement ouvrier.
Ce qui est en jeu n’est plus la loyauté nationale de prolétaires en quête d’une pleine citoyenneté, mais celle de segments remettant en cause la légitimité d’une classe politique accusée d’avoir elle-même échappé à l’échange national entre représentants et représentés. Tournée vers les impératifs de la compétition économique globale, obéissant aux contraintes de structures de pouvoir supranationales impossibles à contester par les urnes, de plus en plus incapable de satisfaire les attentes sociales, cette classe politique se voit reprochée de gouverner «trop en rupture» avec le consentement de la population.
C’est du moins une telle contestation que tentent d’organiser et de canaliser les nouvelles formations de gauche radicale, en orientant diverses expériences vécues vers leur propre agenda, lequel comporte des nuances plus ou moins radicales de rouge (pour les luttes sociales), de vert (pour les combats écologistes) et de violet (pour les revendications féministes, LGBT et antiracistes). Dans ce cadre, l’intensité des débats sur le populisme se comprend mieux. Le contenu programmatique de ces forces s’inscrit à l’évidence dans l’histoire longue de la gauche et de l’«égaliberté». Pour rendre ce contenu crédible et attractif, il est néanmoins utile de tracer une frontière nette entre ceux qui le portent et la classe politique en place. Par contraste, l’appel au «peuple bafoué» doit être le plus inclusif possible, dans la mesure où il n’existe plus de sujet politique de masse déjà constitué et organisé – ce travail n’en étant qu’à ses débuts.
On reconnaît là des préoccupations très présentes au sein de Podemos et de La France insoumise. Cependant, les réflexions sur un nouveau cycle de la gauche trouvent leur source bien en amont, dans les milieux altermondialistes mais aussi dans le nord de l’Europe. Dès 1995, par exemple, des organisations finlandaises se sont refondées sur le concept de «troisième gauche», promouvant une démocratie radicale et antiproductiviste, susceptible de surmonter les impasses des gauches «libérale» et «prolétarienne» (3).
Cette famille politique émergente affronte tout juste les difficultés et contradictions liées à sa progression dans les urnes et les institutions. Pour simplifier, ses options idéologiques et stratégiques peuvent se distribuer entre deux pôles. D’une part un pôle «à la Lefort», du nom de ce philosophe qui voyait dans le peuple un «non-pouvoir», une puissance rappelant sans cesse aux gouvernants qu’il ne faut pas l’opprimer. Dans cette perspective, la gauche radicale se contenterait d’exercer une pression sur les élites traditionnelles, confirmant les interprétations du populisme comme «symptôme» d’un dysfonctionnement démocratique. D’autre part un pôle «à la Castoriadis», du nom de ce philosophe qui pariait sur le pouvoir instituant du peuple et sur ses capacités d’autogouvernement. La gauche radicale chercherait plutôt à transformer l’ordre sociopolitique, le populisme ouvrant alors la voie à un «protagonisme» des citoyens ordinaires.
Notes
(1) Seymour M. Lipset, «The Americanization of the European Left», Journal of Democracy, 2001.(2) Luke March et Dan Keith (dir.), Europe’s Radical Left. From Marginality to the Mainstream ? Rowman and Littlefield, 2016.
(3) Jan Otto Anderson, «Fundamental Values for a Third Left», New Left Review I/216, 1996.
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