Raphaël Enthoven vient d’affirmer que la traduction française de la prière du Notre-Père aurait été modifiée par l’Église pour éviter les connotations du terme « soumettre ». Selon ses propres termes « La première chose qu’on sait de l’islam, le seul truc que croient savoir les gens qui n’y connaissent absolument rien, c’est que islam, dit-on, cela signifie soumission. La suppression inutile du verbe soumettre est juste à mon sens une façon pour l’Église de se prémunir contre toute suspicion de gémellité entre les deux cultes. Et les paranoïaques de l’islamophobie qui passent leur temps à la traquer chez les Républicains exemplaires feraient bien de tendre l’oreille pour une fois dans la bonne direction, parce que ce qui se joue là sournoisement contre l’islam crève les tympans quand on tend l’oreille ».
Rappelons d’abord que, contrairement à une affirmation de plus en plus fréquente, islām ne signifie pas « paix » en arabe. Certes, le mot désignant la paix dans cette langue, salām, est construit sur la même racine salima (سَلِم) connotant le fait d’être sain et sauf, d’être intact (Biberstein Kazimirski 1860, I, 1129) et correspondant à la racine hébraïque ŠLM (שלמ) de même sens (« entier, sain, sauf »). Toutes deux remontent à la racine protosémitique *šVlVm- « être sauf / être sain », déjà attestée en akkadien — langue parlée dès le IIIe millénaire avant l’ère commune — où elle évoque les sens de « bon état / santé / entièreté / sécurité / intégrité / fiabilité » (Gelb 1957: 272, Brinkman, Civil, et al 1989: 256-260).
Le mot arabe islām est un nom verbal dérivé du verbe signifiant « il s’est résigné », « il s’est soumis », alors que le verbe de deuxième forme (intensive avec une fonction factitive) sallama (سَلَّم) veut dire « préserver [quelqu’un] » et que celui de quatrième forme (factitive) aslama (أسْلَم) veut dire « conserver quelqu’un intact, sain et sauf » [en parlant de Dieu] (Biberstein Kazimirski 1860: 1130).
Ces termes sont de la même famille que le prénom Solimān ou Slimān (سليمان), c’est-à-dire Soleyman ou Salomon. Le terme muslim (مُسْلِم), francisé en « musulman », en est le participe actif, souvent traduit comme « celui qui se soumet ». On précise habituellement qu’en la matière, il s’agit de se soumettre à la volonté divine, mais dans la langue actuelle, cela n’est pas implicite dans le verbe lui-même, ainsi qu’en témoigne l’injonction sallimū ʼind šurūṭ al-munāẓara! « soumettez-vous aux règles du débat scientifique! » (Dozy 1981, I: 677).
En arabe l’appellation islām n’a pas toujours été donnée à la doctrine professée par le prophète Muḥammad, et ce vocable a longtemps été en concurrence avec des expressions comme dīn al-tawḥīd (دين التوحيد) « religion de l’unicité [divine] » ou dīn al-ḥaqq (دين الحق) « religion de la vérité ». Ce n’est que dans de rares passages de la seconde période du Coran, dans sa partie dite « médinoise », qu’il a désigné une religion et non la soumission au sens large. Ainsi dans la cinquième sourate, peut-on lire: « j’ai parachevé pour vous votre religion, et accompli sur vous mon bienfait. Et j’agrée pour vous l’islām comme religion » (لكم دينكم وأتممت عليكم نعمتي ورضيت لكم الإسلام دين).
Par ailleurs, il importe de répéter que muslim est un participe actif, et que s’il est question de soumission, alors il s’agit d’une soumission active, volontaire. Le terme français trahit la valence religieuse de ce sens, et en arabe il en existe au moins deux autres pour désigner la soumission passive, ou par la contrainte: ḫuḍūʽ et istislām, ce dernier utilisant la même racine qu’islām, mais pour donner un sens différent.
En résumé, traduire islām par « paix » est donc une erreur, mais ne le rendre en français que par « soumission » serait pratiquer, comme le fait Raphaël Enthoven, un réductionnisme à la Houellebecq (Houellebecq 2015: 260). C’est effectivement l’une des significations de ce terme, mais ce n’est pas la première. C’est une acception dérivée, à propos de laquelle il faudrait préciser qu’elle est à prendre dans un sens mystique d’« abandon » à Dieu, exactement comme les catholiques parlent de « l’abandon à la divine providence », prôné par Thérèse de Lisieux ou Ignace de Loyola (Margerie 2000).
En guise d’équivalent français, Roland Laffitte, de la Société d’Études Lexicographiques et Étymologiques Françaises & Arabes, a proposé « salut » (Laffitte 2013). L’idée est excellente, car ce terme remonte à la racine indoeuropéenne *solo-, *sol(e)ṷo-* « entier », à l’origine du sanskrit sárvaḥ « entier / intact / tout », de l’avestique haurvō « entier », de l’adverbe tocharien-A salu « entièrement », du grec ὅλος, οὖλος et du latin ancien sollus « entier, intact ». Du grec ὅλος dérivent καθολικός « catholique » au sens de « universel / indivis » et toute la série des termes tels que hologramme, holocauste, holistique. Le latin salūs, -tis « entier / intact » et par extension « sauf / sain et sauf / en bon état » et « sauvegarde, conservation » est lui aussi de la même famille (tout comme salūber « salubre », salūtāris « salutaire », salvator « salvateur » et « sauveur », etc.).
Le latin salvus « entier / en bonne santé » a donné l’italien salvo, l’anglais safe et le français sauf, et c’est par le latin de l’Église que fut introduit le sens de « sauvé [du méchant, du mal, par le Sauveur] ». Parmi les dérivés, notons salūtō « donner le salut / sauver », d’où « salutation » (Walde 1910: 674, Buck 1988: 300, Köbler 2006: 333, Pokorny 2007, s.v., Nourai 2013: 434). Les anciens Romains avaient une déesse Salūs « celle qui assure le salut », personnifiant la conservation et donc la santé (Grimal 1990: 414). Alfred Ernout et Alfred Meillet concluent de leur analyse du mot salūs qu’il s’agit d’un « ancien terme religieux, passé ensuite dans la langue courante, puis repris par la langue de l’Église chrétienne qui lui a redonné un nouveau sens religieux » (Ernout, & Meillet 2001: 1043-1045).
Ainsi, tout comme les langues sémitiques, le latin est passé de la notion de « entier / intact » à celle de « conservation » et de « sauvegarde », avec usage lors des salutations: es-salāmū ‛aleikum en arabe, saluē ou salūtō en latin. Roland Laffitte souligne à juste raison qu’un tel parallélisme est extrêmement rare, et qu’il révèle « une vraie similarité dans l’imaginaire religieux de civilisations puisant en partie à des sources communes, mais différentes entre elles ». Il conviendrait donc d’en tenir compte si l’on veut traduire le mot islām.
En conclusion, on peut dire qu’au sens propre et pour les croyants, le muslim par excellence, c’est Dieu, « celui qui préserve [l’homme] intact », et que l’islām est l’action divine correspondante, qui consiste en cette préservation [de l’homme, intact], assurant son « salut ». C’est par suite d’une extension de sens que le pluriel muslimūn (musulmans) désignera les adeptes de cette façon de voir.
Mais, de tout cela, Raphaël Enthoven n’a cure.
Sources
Biberstein Kazimirski, Albert de, 1860, Dictionnaire arabe-français contenant toutes les racines de la langue arabe, leurs dérivés, tant dans l’idiome vulgaire que dans l’idiome littéral, ainsi que les dialectes d’Alger et de Maroc, 2 vol. (1), Paris: Maisonneuve et Cie, 1392 p.
Brinkman, John A., Miguel Civil, Ignace J. Gelb, A. Leo Oppenheim & Erica Reiner, 1989, The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago, 21 vol. (17 [shin], part. 1), Chicago: The Oriental Institute, xxviii-492 p.
Buck, Car Darling, 1988, Dictionary of selected synonyms in the principal Indo European Languages, Chicago / London: The University of Chicago Press, xix-1515 p.
Dozy, Reinhart Pieter Anne, 1981, Supplément aux dictionnaires arabes, 2 vol. Beyrouth: Librairie du Liban, xxxii-864 + 863 p.
Ernout, Alfred & Alfred Meillet, 2001, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris: Klincksieck, 1385 p.
Gelb, I.J., 1957, Glossary of old Akkadian, Chicago: The University of Chicago Press, (Materials for the Assyrian Dictionary, No. 3), xxiv-318 p.
Grimal, Pierre, 1990, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris: PUF, XXV-574 p.
Houellebecq, Michel, 2015, Soumission, Paris: Flammarion, 300 p.
Köbler, Gerhard, 2006, Indogermanische Wörterbuch: indogermanisch-neuhochdeutsch-neuenglisches Wörterbuch, neuhochdeutsch-indogermanisches Wörterbuch, neuenglisch-indogermanisches Wörterbuch, Göttingen: Arbeiten zur Rechts- und Sprachwissenschaft, 477 p.
Laffitte, Roland, 2013, «À propos du terme إسلام islām, recherche sur les sens liés à la racine Š/SLM dans les langues sémitiques.» Lettre de la Société d’Études Lexicographiques et Étymologiques Françaises & Arabes, 2: 1-7.
Margerie, Bertrand de, 2000, L’abandon à Dieu. Histoire doctrinale, Paris: Tequi, (Croire et savoir, No. 25), 299 p.
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Nourai, Ali, 2013, An Etymological Dictionary of Persian, English and other Indo-European Languages, XLIBRIS, 884 p.
Pokorny, Julius, 2007, Proto-Indo-European Etymological Dictionary, 2 vol. s.l.: Indo-European Language Revival Association, 3441 p.
Walde, Alois, 1910, Lateinisches etymologisches Wörterbuch, Heidelberg: Carl Winter’s Universitätsbuchhandlung, 1044 p.