par Aristide Leucate
Le Japon, archipel asiatiquement insubmersible et occidentalement
inatteignable est à la croisée des chemins. Le Premier ministre, Shinzo
Abe, qui a été réélu fin octobre, doit affronter le défi majeur du
XXIe siècle, le renouvellement de sa population vieillissante. Selon
François Clémenceau du Journal du Dimanche, sur « 127 millions
d’habitants, plus de 26 % sont âgés de plus de 65 ans et il y a
désormais plus de vieillards de plus de 75 ans que d’enfants de moins de
14 ans. Si la tendance s’accentue, le Japon pourrait perdre la moitié
de sa population au cours des cent prochaines années » (Europe 1, 17 novembre 2017).
Au-delà des mesures préconisées par le chef du gouvernement nippon (incitations fiscales, développement de la domo-robotique, relance de la natalité en améliorant le niveau de vie de la population, politique d’embauche de personnes spécialisées dans la gériatrie, etc.), le Japon se heurte, également, à ce que François Clémenceau appelle un tabou, l’immigration. Ainsi, ajoute-t-il que « tous les autres pays qui ont connu une dénatalité et un vieillissement de la société de grande ampleur, comme l’Allemagne, ont eu recours, sans crainte excessive, à l’immigration. Non pas celle uniquement du travail, mais également celle du « repeuplement ». Ici au Japon, isolé sur son archipel et enfermé dans son identité, on voit cela comme une menace existentielle. Il n’y a que 2 % d’immigrés au Japon et pour beaucoup c’est déjà trop ».
En d’autres termes, Shinzo Abe se retrouve à l’aube d’une nouvelle ère Meiji, cette lointaine époque remontant au dernier tiers du XIXe siècle où l’empereur Mutsu Hito, en 1868, en avait appelé au « Wakon yosaï » que l’on pourrait traduire par cet adage : « moralité japonaise, technologie occidentale [1] », ou comment ouvrir le Japon d’alors à la modernité sans perdre son âme civilisationnelle plurimillénaire.
Aujourd’hui, les termes se posent tout de même assez différemment dans la mesure où le Japon ne peut échapper au principal dérèglement écologique mondial, soit les transvasements ou transbordements démographiques, l’Europe et les États-Unis étant essentiellement concernés par les tsunamis migratoires. Le Japon, à son corps défendant, baigne littéralement dans cette atmosphère mondialisée que, justement, l’idéologie mondialiste, via l’ONU, cherche précisément à rendre respirable en usant des nouveaux masques à gaz universels que sont les droits de l’homme et l’antiracisme.
Or, le moins que l’on puisse dire est que l’archipel semble ne pas vouloir verser dans l’irénisme migratoire, sans pour autant apparaître aux yeux du monde comme un pays particulièrement hostile aux étrangers. De ce point de vue, le Japon ferait figure, mutatis mutandis, de Suisse extrême-orientale. Plutôt fier de son riche passé, malgré les vicissitudes de la période coloniale et les incessants procès en repentance dressés régulièrement par la Chine et les deux Corées, le Japon peut se féliciter, en outre, d’une homogénéité ethnoculturelle qui fait fondamentalement la force de ce pays.
Cette cohésion du peuple japonais explique que celui-ci, au contraire de notre Occident nihiliste et matérialiste, ne conçoit pas le vieillissement comme une insulte au jeunisme hédoniste cultivé par celui-ci et, d’autre part et corollairement le voit comme une ressource naturelle. Le film, La Ballade de Narayama, dans la version de Shōhei Imamura([2]) rend bien compte de la fonction primordiale des seniors dans l’ancien temps. Ceux-ci devaient assurer la transition intergénérationnelle, condition impérative pour affronter, ensuite, sereinement la mort.
On comprend, dès lors, pourquoi « la population japonaise, animée d’un sens identitaire élevé […] se hérisse » chaque fois que le gouvernement évoque la possibilité de recourir à une immigration de travail ressentie, dans les tréfonds de l’âme nippone, comme une invasion pure et simple. Mais, comme le soulignent Julien Damon et Pascal Gauchon, « paradoxalement, l’ampleur même de la dépopulation rend difficile l’appel à l’immigration : il faudrait des chiffres trop élevés pour que la situation se stabilise ».
Inverser le déterminisme malthusien tout en nageant à contre-courant des oukases immigrationnistes des élites mondialisées, tel est le subtil équilibrisme politique permettant au Japon de sauvegarder sa singularité. En un mot, sa liberté.
Notes
(1) Robert Calvet, Les Japonais, histoire d’un peuple, Armand Colin, 2013).
(2) Sorti en 1983, adapté de la nouvelle de Shichirō Fukazawa.
Au-delà des mesures préconisées par le chef du gouvernement nippon (incitations fiscales, développement de la domo-robotique, relance de la natalité en améliorant le niveau de vie de la population, politique d’embauche de personnes spécialisées dans la gériatrie, etc.), le Japon se heurte, également, à ce que François Clémenceau appelle un tabou, l’immigration. Ainsi, ajoute-t-il que « tous les autres pays qui ont connu une dénatalité et un vieillissement de la société de grande ampleur, comme l’Allemagne, ont eu recours, sans crainte excessive, à l’immigration. Non pas celle uniquement du travail, mais également celle du « repeuplement ». Ici au Japon, isolé sur son archipel et enfermé dans son identité, on voit cela comme une menace existentielle. Il n’y a que 2 % d’immigrés au Japon et pour beaucoup c’est déjà trop ».
En d’autres termes, Shinzo Abe se retrouve à l’aube d’une nouvelle ère Meiji, cette lointaine époque remontant au dernier tiers du XIXe siècle où l’empereur Mutsu Hito, en 1868, en avait appelé au « Wakon yosaï » que l’on pourrait traduire par cet adage : « moralité japonaise, technologie occidentale [1] », ou comment ouvrir le Japon d’alors à la modernité sans perdre son âme civilisationnelle plurimillénaire.
Aujourd’hui, les termes se posent tout de même assez différemment dans la mesure où le Japon ne peut échapper au principal dérèglement écologique mondial, soit les transvasements ou transbordements démographiques, l’Europe et les États-Unis étant essentiellement concernés par les tsunamis migratoires. Le Japon, à son corps défendant, baigne littéralement dans cette atmosphère mondialisée que, justement, l’idéologie mondialiste, via l’ONU, cherche précisément à rendre respirable en usant des nouveaux masques à gaz universels que sont les droits de l’homme et l’antiracisme.
Or, le moins que l’on puisse dire est que l’archipel semble ne pas vouloir verser dans l’irénisme migratoire, sans pour autant apparaître aux yeux du monde comme un pays particulièrement hostile aux étrangers. De ce point de vue, le Japon ferait figure, mutatis mutandis, de Suisse extrême-orientale. Plutôt fier de son riche passé, malgré les vicissitudes de la période coloniale et les incessants procès en repentance dressés régulièrement par la Chine et les deux Corées, le Japon peut se féliciter, en outre, d’une homogénéité ethnoculturelle qui fait fondamentalement la force de ce pays.
Cette cohésion du peuple japonais explique que celui-ci, au contraire de notre Occident nihiliste et matérialiste, ne conçoit pas le vieillissement comme une insulte au jeunisme hédoniste cultivé par celui-ci et, d’autre part et corollairement le voit comme une ressource naturelle. Le film, La Ballade de Narayama, dans la version de Shōhei Imamura([2]) rend bien compte de la fonction primordiale des seniors dans l’ancien temps. Ceux-ci devaient assurer la transition intergénérationnelle, condition impérative pour affronter, ensuite, sereinement la mort.
On comprend, dès lors, pourquoi « la population japonaise, animée d’un sens identitaire élevé […] se hérisse » chaque fois que le gouvernement évoque la possibilité de recourir à une immigration de travail ressentie, dans les tréfonds de l’âme nippone, comme une invasion pure et simple. Mais, comme le soulignent Julien Damon et Pascal Gauchon, « paradoxalement, l’ampleur même de la dépopulation rend difficile l’appel à l’immigration : il faudrait des chiffres trop élevés pour que la situation se stabilise ».
Inverser le déterminisme malthusien tout en nageant à contre-courant des oukases immigrationnistes des élites mondialisées, tel est le subtil équilibrisme politique permettant au Japon de sauvegarder sa singularité. En un mot, sa liberté.
Notes
(1) Robert Calvet, Les Japonais, histoire d’un peuple, Armand Colin, 2013).
(2) Sorti en 1983, adapté de la nouvelle de Shichirō Fukazawa.